Grignoter
vasa
Chloé était à vélo ce samedi matin quand elle a vu la première camionnette arriver. Elle allait chez Juliette, sa meilleure copine, lorsque l'utilitaire blanc a ralenti près d'elle. Un jeune homme mal rasé avec des lunettes de soleil sur le front se pencha par la fenêtre.
– Bonjour petite. Dis moi, tu sais où est la mairie ?
– Oui bien, sûr, répondit-elle. Vous tournez à droite et elle est juste là, à côté de la poste.
– Super ! Merci !
Elle n'eut pas le temps de vraiment regarder le véhicule mais l'énorme antenne sur le toit l'impressionna. Elle n'était pas tout à fait sure de ce que c'était, ce n'était pas tous les jours qu'un tel engin allait à la mairie de Saint-André-de-la-marche. Elle se demandait d'ailleurs ce qu'il pouvait bien y avoir à faire à 9h du matin, puisque ce n'était même pas ouvert. D'un haussement d'épaule et d'une moue fugace elle chassa ces questions et se remit en route. Alors qu'elle passait devant l'école elle reconnut le père de Juliette, qui marchait rapidement, dans son beau costume, et tenant son écharpe de maire à la main.
Elle n'eut pas besoin de sonner à la porte, la maman de son amie était encore devant leur maison, regardant dans la direction que son époux venait de prendre.
– Bonjour Madame.
– Bonjour Chloé. Tout va bien ?
– Oui oui. Je viens de voir une drôle de voiture qui cherchait la mairie.
– Ah ! Ils sont déjà là ? Bon. Allez, rentre donc, Juliette t'attend.
Les deux copines se voyaient souvent le samedi, pour faire leurs devoirs ensemble. Chloé préférait les mathématiques alors que Juliette adorait la géographie et le français. À elles deux, elles formaient l'élève parfaite, et elles caracolaient en tête de classe depuis plusieurs années déjà. Alors qu'elles s'apprêtaient à entrer au collège l'an prochain, elles avaient à coeur de garder cette réputation. C'était aussi, et surtout, une bonne occasion pour jouer ensemble, ailleurs que dans la cour de l'école. Mais aujourd'hui Juliette semblait fatiguée.
– Ça va ? demanda Chloé
– Oui ça va, mais papa s'est levé tôt ce matin, et il m'a réveillé en téléphonant toute la matinée.
– Ah oui ! Je l'ai vu partir quand j'arrivais. Comment ça se fait ?
– Je ne sais pas trop. Je crois que plein de gens vont venir.
– Plein de gens ? C'est bizarre. Comme cette camionnette que j'ai vue tout à l'heure.
– Une camionnette ? s'étonna Juliette.
– Oui, avec un homme qui cherchait la mairie. Et il y avait comme une énorme antenne sur le toit.
– Bizarre, conclut Juliette.
Ne se laissant pas démoraliser pour autant les deux amies se mirent au travail tout en papotant joyeusement. Tout à leur bavardage et à leurs exercices elles ne remarquèrent pas vraiment la nervosité de la maman de Juliette, ni le fait qu'elle regardait sans cesse par la fenêtre.
Vers 11 heures le téléphone sonna, faisant sursauter tout le monde. « Papa ne rentre pas manger ce midi, je vais lui apporter un sandwich. Soyez sages les filles », résuma la maîtresse de maison.
Titillées par leur curiosité naturelle, exacerbée par l'étrangeté de la situation, elles se jetèrent sur la fenêtre quelques secondes après que la porte fut fermée. Quelle ne fut pas leur surprise lorsqu'elles virent une longue file de voitures, certaines avec cette énorme antenne que Chloé avait vue ce matin, et toutes avec des logos colorés apposés sur les flancs. Elles connaissaient ces emblèmes, pour les avoir souvent vus à la télévision. Plusieurs chaînes différentes. En fait toutes les chaînes qu'elles connaissaient et beaucoup d'autres dont elles n'avaient jamais entendu parler. Fronts collés à la vitre, mains de part et d'autre du visage et les yeux écarquillés, elles regardaient bouche bée le défilé de voitures et de motos, le long de la rue, normalement déserte le samedi. Plusieurs riverains étaient sortis de chez eux, certains pour se rendre comme à l'accoutumée à la boulangerie et s'étaient alors retrouvés hypnotisés sur le trottoir, d'autres simplement pour observer ce spectacle inhabituel, depuis leur perron. Où allaient toutes ces voitures ? Et pourquoi venir à Saint-André-de-la-marche ?
Aucune des deux filles ne pouvaient se rappeler avoir vu autant de monde dans leur village natal.
En voyant sa mère revenir marchant d'un pas décidé tout en gardant la tête tournée vers la route, Juliette courut se remettre à la table de la salle à manger, talonnée par Chloé, qui n'avait pas démarré aussi vite. Elles étaient assises, certes, mais elles attendaient impatiemment de pouvoir poser toutes les questions qui leurs trottaient dans la tête. Enfin, après de longues minutes, la porte s'ouvrit. Elles se tournèrent d'un seul bloc vers celle qui devait tout savoir.
– Dis maman, qu'est-ce qu'il se passe ? C'est quoi toutes ces voitures ? attaqua Juliette.
– Ils vont où tous ces gens ? Pourquoi ils sont là ? surenchérit Chloé.
– Il va se passer quelque chose ? Ils vont voir papa ? acheva Juliette, concluant ainsi la première salve.
Pour toute réponse elles eurent droit à un profond soupir et à un regard qui semblait à la fois recevoir toutes ces interrogations et voir plus loin, à travers ces enfants. Pas un regard vague qui irait se perdre sur le mur du fond de la salle à manger, entre le vaisselier et les cadres photos, mais plutôt pénétrant, comme traduisant une compréhension profonde dépassant le simple cas de ces filles curieuses et légèrement inquiètes. Cette attitude surprenante eut pour effet de calmer instantanément le début d'excitation qui gagnait les deux amies. Elles regardaient, coites, cette grande dame aux longs cheveux châtains tombant en cascade sur son manteau rouge et qu'elles peinaient à reconnaître alors qu'elle leur était si familière.
« Nous allons manger et puis je vous conduirai à la mairie, on devrait en savoir plus à ce moment là ».
Intriguées, les deux amies restèrent silencieuses jusqu'à ce qu'elles soient seules, la maman de Juliette ayant rejoint la cuisine.
– Tu crois que c'est à cause de la rivière ? demanda Chloé.
– C'est vrai qu'elle a changé de couleur jeudi. Mais je ne crois pas que la télé voudrait voir la rivière. Mais Paul m'a dit que la présidente devait venir, ajouta Juliette.
– La présidente ? La présidente de quoi ?
– La présidente de la France, enfin ! Mais je ne sais pas comment il pourrait savoir ça.
Elles connaissaient toutes deux la Présidente, pour avoir vu sa photo sur des affiches deux ans auparavant, et puis, de temps en temps à la télévision mais elles avaient du mal à imaginer pourquoi elle viendrait jusqu'ici. Elles durent suspendre leurs réflexions pour aller manger. Sans doute le repas le plus rapide de leur petite vie. Personne n'osait ouvrir la bouche, d'une part ne sachant que dire et d'autre part ne voulant pas prendre de retard. La chose qui surprit le plus Juliette fut que sa maman ne débarrassa pas la table avant d'aller enfiler son manteau.
Elles n'étaient pas seules à sortir à ce moment précis. Beaucoup d'autres habitants étaient déjà dehors ou en train de sortir, et se dirigeaient, comme elles, vers la mairie. Chloé aperçut, à quelques mètres d'elle et remontant le courant, sa mère qui lui faisait de petits signes de la main. Lorsqu'elle les eut rejointes elle salua la maman de Juliette et se joint à leur petit groupe, non sans avoir saisit la main de sa fille. Et c'est ainsi que toutes les quatre, par paire, elles remontèrent vers la mairie. La foule était de plus en plus en dense à mesure qu'elles s'en approchaient. Et le nombre de voitures et de journalistes allait croissant. Ils déchargeaient de grandes caméras, déployaient de longues perches et testaient leurs micros. Ceux qui ne s'occupaient pas du matériel étaient au téléphone, parlant avec agitation :
– Elle est arrivée de Clermont-Ferrand il y a dix minutes...
– Impossible d'avoir une déclaration...
– J'ai déjà envoyé un cameraman sur place...
Arrivées devant la mairie, Chloé et Juliette comprirent rapidement qu'elles ne verraient pas grand chose à travers cette barrière de journalistes. Elles se détachèrent de leur mère respective pour se faufiler entre tous ces adultes, trop occupés à faire ce que les adultes font, pour leur prêter attention.
Quelques secondes après qu'elles aient émergé du troupeau, en première ligne, elle fit son apparition. C'était bien elle, la Présidente. Elle se tenait bien droite à côté du maire, le papa de Juliette qui, même s'il semblait un peu perdu, était néanmoins empreint d'une certaine solennité.
Soudain, le brouhaha cessa, laissant le silence retomber lourdement sur cette assemblée. Et, alors que la Présidente parlait, les filles comprirent ce qui se passait. Les phrases étaient un peu compliquées mais elles étaient claires. Elles n'échangèrent alors qu'un regard et s'éclipsèrent discrètement pour rejoindre à toutes jambes la maison de Juliette.
Là, elles se saisirent de leur vélo et pédalèrent de toutes leurs forces. Elles sortirent rapidement du village, filant vers l'ouest. Alors que leurs jambes faisaient de leur mieux des phrases-clefs leurs revenaient à l'esprit.
« Tôt ce matin, et malgré le travail acharné des agents dépêchés sur place, la digue de Vallet a cédé. »
« Les moyens nécessaires ont déjà été débloqués et tout sera mis en oeuvre, en coopération avec les élus locaux, pour protéger la population. »
« Nous vivons une situation difficile, conséquence d'un mode de vie et d'une prise de conscience trop tardive, mais nous devons aujourd'hui faire face de notre mieux. »
Essoufflées, elles mirent pied à terre à peine une quinzaine de minutes plus tard, face à un spectacle auquel ni elles ni personne n'aurait jamais cru assister. Derrière un barrage de fortune et narguant les militaires qui s'activaient tant bien que mal, il était là. L'océan. Il avait fini par gagner face à la grande digue et était arrivé jusqu'ici. Elles avaient bien appris en histoire-géo que les contours de la France avaient beaucoup changé en quelques dizaines d'années, mais elles assistaient ici directement à une de ces évolutions. Il allait falloir redessiner les cartes une fois de plus. Leur terre se faisait grignoter.