Guernika

Mathilde Pradier

Longtemps après sa vente, nous étions incapables, ma sœur, mon frère et moi, d’emprunter la rue de notre maison d’enfance.

C’était une décision tacite que nous n’avions pas prise de concert mais qui s’était imposée comme une évidence à chacun de nous trois. Nous préférions trotter sur des kilomètres pour contourner son quartier plutôt que de sentir notre cœur se serrer aux abords de notre rue. Nous nous sommes avoués cette communauté de pensée bien des années plus tard, il y a quelques mois de cela.

Tout a changé – en tout cas pour moi – lorsqu’une nuit, j’ai fait un rêve étrange qui continue de m’habiter presque chaque jour. Je remontais l’allée Dominique Morin, à pied, comme je l’ai fait pendant des années au retour du lycée. En face se dressait la maison de style basque, blanche immaculée, ornée de ses volets verts, et au fur et à mesure que j’avançais, la maison grandissait jusqu’à me dominer de façon écrasante. Soudain, comme si mon cerveau avait trouvé le moyen de me sortir de cette situation délicate, je m’envolai le long de la façade pour découvrir un chantier grouillant derrière elle. Partout et tous sens s’agitait une foule de gens. Une armada de plombiers, maçons et soudeurs faisaient jaillir des étincelles ou déplaçaient des poutres d’acier. Ma maison d’enfance n’était qu’une fourmilière géante de travailleurs qui œuvraient à bâtir une réalisation inconnue.

Je me réveillai presque un sourire aux lèvres jugeant qu’une telle description eut fait le régal du premier psychanalyste venu. Mais comme je n’en consultais pas à l’époque, je m’en ouvris à la fois à mon frère et à ma sœur, séparément. L’un comme l’autre eurent la même réaction. Le temps était venu de repasser devant la maison. Nous sommes convenus d’imaginer un cérémonial qui nous permettrait de franchir le pas et de passer par dessus l’interdiction que nous nous étions imposée de la revoir.

Elle s’appelait Guernika. Elle trônait face au jardin public de Biarritz, au 23 de la rue Jean Jaurès. Guernika. Rue Jean Jaurès, deux références puissantes. « Le doigt de Dieu s’était posé sur cette maison ». C’est du moins ce que mon père tentait d’expliquer à ma mère lors de leur première visite. J’avais deux ans. Naturellement, je ne me souviens de rien. Mais j’ai tellement imaginé cette scène ou on me l’a tant racontée par la suite, je ne sais plus si elle a existé ou si je l’ai inventée.

Ma mère marchait dans l’enfilade des pièces bercées par la lumière de printemps. Ses talons aiguilles des années soixante claquaient sur le parquet blond tandis que mon père la précédait, volubile, bien meilleur vendeur que le pâle agent immobilier qui les accompagnait. Mon père avait vu le geste divin au dessus de la bâtisse. Il tentait de convaincre ma mère que là, précisément, à Guernika, rue Jean Jaurès s’ouvrait l’avenir immense. Ma mère l’écoutait, amusée par la verve théâtrale de son mari, prête à se laisser emporter par son enthousiasme.

Ils ne se sont pas trompés. Guernika est devenu le port d’attache, le lieu de tous les passages et de tous les accueils, où l’on ne prévenait jamais pour s’inviter à dîner.

Alors, pour affronter la peine de n’avoir pu la garder à la disparition de nos parents, pour exorciser le sortilège qui nous empêchait d’emprunter sa rue, nous décidâmes de faire une manifestation de revendication du souvenir joyeux. La consigne était la suivante : nous devions nous regrouper en haut de la rue Jean Jaurès et chacun de nous trois, avec nos enfants, nos cousins, nos oncles et tantes, les amis de la famille, nous devions nous rendre au rendez-vous munis de pancartes ou de banderoles qu’aucun syndicat n’aurait renié.

Mes neveux et nièces, mes enfants, tous ensemble nous ne parvenions pas à contenir notre excitation si bien qu’une corne de brume fut indispensable pour ramener tout le monde à la raison, mettre le cortège en branle et progresser vers l’objectif Guernika. Ce bruit assourdissant fut administré par notre oncle Bernard. Fringuant vieillard, ancien jésuite, défroqué, caution à la fois militaire et délirante, il prit la tête des opérations, entonnant des chants que personne ne connaissait et ne pouvait véritablement reprendre.

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