H2G (hand of God game)

Gérard Dargenson

Le jeu de la main de Dieu - CHAP. 1

GEEK ZOMBIES

Après dissipation des brumes matinales, mon cerveau se réveille. Évidemment, il se met à penser. Enfin, plus exactement il se remémore les évènements de la veille, peut-on appeler ça penser ? Surtout que lesdits évènements se sont résumés au spectacle affligeant que je trouve tous les soirs en rentrant dans ce qu'on appelle encore curieusement à notre époque un « foyer ». Donc, trois zombies, c'est-à-dire mes trois enfants rivés devant leurs écrans, complètement hypnotisés par des milliards de milliards de pixels comme autant de flocons de neige dansant dans la nuit.

Majh, l'ainé, un casque-micro sur la tête, totalement immergé dans Minecraft mène des combats épiques contre des créatures legotypées, tout en hurlant dans skype des borborygmes guerriers avec son copain d'école Haxe et avec Shift, un copain de vacances qui habite à l'autre bout de la France. Maintenant les gamins renouent leurs liens à travers internet. Ses doigts cliquent sur la souris et voltigent sur le clavier à une vitesse supersonique, au moins il fait un peu de sport. Min, le petit dernier planté devant la Wii, fait aussi du sport. Complètement hypnotisé, il lutte vaillamment contre Bowser et autres monstres du même acabit avec son Mario sautillant. Un petit plombier italien moustachu-ventru en salopette est le héros moderne des garçons. Que sont devenus les chevaliers en armure, les cow-boys sous leur stetson, les cosmonautes caparaçonnés ? Mais était-ce vraiment mieux autrefois ? On a bien eu entre autres les Pieds-nikelés (Croquignol, Ribouldingue et Filochard, quand même !) Dingo et le fameux Gaston Lagaffe.

Enfin Ital, la sœur cadette, le nez dans son portable tapote frénétiquement des SMS à la vitesse d'une dactylo de compétition des années cinquante. En fait, elle entraine sa capacité de communication intra-filles à un degré tel que les hommes seront encore plus largués qu'autrefois par le système d'espionnage et de contre-espionnage hyper sophistiqué que la gent féminine a monté en quelques millénaires contre l'infidélité congénitale masculine. Dans la lutte ancestrale que se mènent les sexes, elles sont en train de gagner, avec la complicité de quelques Bisounours mâles. Les témoignages de voyageurs sous l'ancien Régime, entre autres celui d'Arthur Young, un Anglais de passage en France, rapportent que les femmes avaient le pouvoir sous les rois, mais que la révolution leur a confisqué. Il semble qu'elles sont en train de prendre leur revanche, camarades la contre-révolution est en marche ! Tiens, en parlant de la gent féminine d'ailleurs, où est leur mère, pas encore rentrée du boulot à cette heure-ci ?

— B'jour pa, a fini par marmonner Majh. J'ai méchamment ôté son casque pour le catapulter brutalement dans le monde des vivants. Dans deux ou trois ans si je m'amuse à faire ça, je prendrai son poing dans la figure j'imagine.

— Maman n'est pas rentrée ? Je demande.

— Ben non. S'tplait, on fait une video, faut te taire ! a protesté mon zombie ainé. Il a récupéré son casque pour se replonger dans le Web pas encore profond, mais de plus en plus vertigineux. Tout juste passé dix ans il avait déjà balancé un nombre non négligeable de vidéos sur YouTube et même commencé à créer son propre site, « Xjordan point com ». On n'arrête pas le progrès, sauf que ça dit à peine bonjour aux parents qui rentrent d'une dure journée de labeur pour nourrir cette tribu d'ingrats, parce que les parents, manifestement ça dérange. Certains jours, on se dit quand même qu'on a tout abdiqué. Bon, en même temps il faut bien vivre avec son temps, moi quand j'étais gosse on m'embêtait parce que je lisais des BD, des « illustrés » comme disaient les vieux, au lieu de potasser mes livres d'école. Pourtant j'ai plus appris sur le vrai monde dans les dits illustrés que dans les manuels scolaires. Quant aux filles, elles étaient addict aux romans photos bourrées d'amourettes à la guimauve, à chacun ses fantasmes, finalement les supports ont juste changé. Et puis c'est peut-être mieux qu'être accroc au pastis ou à la drogue. En prime c'est un régal de voir la tronche scandalisée des membres des ligues de vertus comme il y en a tant, amis, voisins, prof, puritains de droite et curés de gauche, et la liste n'est pas exhaustive loin s'en faut, la vertu c'est comme les cagoules, ça s'enfile dès qu'il fait un peu frisquet et il y a bien du monde frileux par les temps qui courent.

Mais quand même, à les regarder mitrailler à tout va dans leurs écrans, il y a des jours où je me demande ce que ça donnerait si, à l'autre bout du serveur un véritable être humain était en train de se faire trucider. Là, ça serait quand même le jeu suprême, le fin du fin du Web, le retournement dialectique magistral, du virtuel au réel. L'heure du repas venue, j'ai improvisé puisque leur chère maman n'était pas rentrée.

— A table les enfants ! Evidemment, j'ai eu droit aux inévitables « attend », « je finis ma partie », « je finis mon niveau ») avec en prime « ya quoi à manger ? ».

Dire que ce matin on va recommencer le cirque, lever en état critique de la marmaille ensommeillée, déjeuners comateux devant la télé, course en bagnole vers les écoles. Heureusement Ital se débrouille pour aller seule au collège maintenant et même à l'occasion elle récupère le petit dernier au passage, mais il fût un temps où il fallait déposer les paquets dans une crèche et deux écoles, dans des quartiers différents mais à la même heure évidemment, avant de partir pour son graal quotidien de bureaucrate ordinaire. Impensable de faire ça avec les transports en commun, dire qu'ils veulent nous coller une écotaxe qui va donc sanctionner d'abord les familles. Les bobo-écolo parisiens sans enfants qui ont le bonheur de pouvoir se rendre en pédalant au grand air à leur travail, fourmillent de fausses bonnes idées pour compliquer un peu plus la vie des braves gens et les punir d'avoir des enfants. D'ailleurs, faire des enfants, est-on bien sûr que c'est une écolo-attitude ?

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