H2G (Hand of God game)

Gérard Dargenson

Le jeu de la main de Dieu CHAP 3

RENCONTRE

A l'époque, je venais de prendre la direction du « Grand hôtel des Félibres » à Aix-en-Provence et j'habitais dans un petit appartement. Une chambre, une mini-salle de bain et un salon salle à manger avec une kitchenette dans un placard. C'était une tanière de célibataire, le genre d'endroit où un mâle esseulé se réfugie avec les quatre meubles qui lui restent après un divorce ; mais une terrasse donnait sur les toits de la vielle ville.

Aix-en-Provence était une des rares cités universitaires à taille humaine avant qu'on n'essaime des facultés un peu partout sur le territoire. Elle n'héberge d'ailleurs qu'une partie de la grande université Aix-Marseille, en l'occurrence les facs de droit, de lettres et Science-Pô. Cette situation singulière en fait une ville toujours très bourgeoise, mais occupée par les étudiants qui se répandent sur le magnifique Cours Mirabeau pour refaire le monde aux terrasses des cafés, à l'ombre des doubles allées d'arbres, selon une géographie connue uniquement des initiés. A la fac, les littéraires sont plutôt à gauche, les Fachos sont en général des juristes. On est de gauche si on fréquente Le Grillon, on est très bourgeois si on s'attable dans le décor suranné des « 2 G », les deux garçons, qu'il faut fréquenter assidument pour espérer avoir un jour une prise de commande un peu aimable de la part des serveurs.

Chaque année, les étudiants en droit auxquels se joignent ceux des autres facs font un grand monôme nocturne appelé les « Rachimbourgs ». Les Aixois les attendent à leurs fenêtres, pot de chambre en main. Les Rachimbourgs de 1967 avaient été particulièrement agités, les panneaux indicateurs tournés dans tous les sens, quelques terrasses ou vitrines vandalisées. Ça sentait déjà un peu mai 68 qui commença d'ailleurs quelques mois auparavant par la seule action éminemment révolutionnaire de cette révolution d'opérette : l'occupation de la cité U des filles. En ce temps-là en effet, ces demoiselles pouvaient venir voir les garçons dans leurs chambres, mais l'inverse n'était pas permis. Il avait donc fallu cet acte d'une folle témérité, occuper la cité des filles toute une nuit, pour obtenir la levée de cet interdit d'une autre époque, ainsi que me l'avaient raconté des d'anciens soixante-huitards qui y avaient participé. À croire que ces « évènements » comme on dit toujours, avaient d'abord été une grande fête. En tout cas quelques mois plus tard, sur le cours Mirabeau, des CRS casqués et matraque en mains faisaient face à des centaines d'étudiants éructant « CRS/SS ! » entre deux slogans révolutionnaires. Jamais sur ce cours tranquille, on avait vu des quidams courir aussi vite que lesdits étudiants poursuivis par les CRS quand on les lâchait.

Les temps avaient bien changé quand j'avais rencontré Annie. Elle était journaliste dans la presse professionnelle et on l'avait envoyée dans ma boutique pour un reportage au long cours, à soumettre à la revue « Tourisme et grands hôtels ». Un peu plus de deux mois à m'accompagner partout. La demoiselle, vingt-cinq ans à peine passés, du genre qui fait se retourner les hommes dans la rue, grande et élégante, la classe. Mais je n'étais pas tout à fait, libre j'avais une amie, avec laquelle ça se passait de moins en moins bien d'ailleurs. Pour sa part, elle venait de quitter son compagnon, Oreste un jeune homme représentant commercial dans l'Est de la France.

Son nez aquilin « a du caractère » bien qu'il lui confère le plus souvent une certaine dignité ; d'ailleurs il est très fin, très féminin donc. Ses globes oculaires observent le monde d'un regard un peu inquiétant, comme celui des femmes peintes par Delvaux qui errent à moitié nues dans des gares désertes avec leurs chevelures défaites et leurs orbites dévorées par de grandes pupilles sombres. Mais dans son regard étincelait encore cette lumière qui brille dans les yeux des jeunes femmes quand les déceptions de la vie ne l'ont pas encore éteinte et qu'elles sont encore en désir d'enfants. En plus elle a des lèvres sensuelles comme on dit dans les romans de gare et surtout, surtout, des joues de Briseis belles comme des fesses de bébé. C'est Briseis la véritable héroïne de l'Iliade, c'est pour elle que Achille en colère abandonne les Grecs au combat. C'était un beau brin de fille aux cheveux libres coupés à mi longueur, avec un regard bleu météorologique qui selon le temps, tourne au vert. Des mains fines, avec de longs doigts ornés d'ongles vernis, des jupes fendues sur des bottes noires. Elle s'habillait avec soin, elle semblait venir du monde merveilleux des mannequins ou des hôtesses, fonction qu'elle avait d'ailleurs exercée quand elle était encore dans les écoles. C'était Annie des merveilles.

Annie était affublée d'une copine particulièrement gratinée dans le genre « branchée ». Elle s'appelait Magdelon, mais comme elle trouvait cela commun, elle se faisait appeler « Ruby » parce que c'est une pierre précieuse, en accord avec une irrésistible tendance à causer franglais couramment. Sa grande ambition était d'ailleurs de devenir comme elle disait une « It girl ». Elle faisait partie de ces personnes absolument insupportables qui ne peuvent s'empêcher de parler tout le temps et à voix haute, incommodant leur entourage qui tente héroïquement de lire ou de somnoler. Souvent dans un train ou au restaurant, on doit supporter ce genre de spécimen qui dérange tout le monde avec leur logorrhée maladive. Lors d'un voyage effectué avec Ruby en voiture, j'avais bien tenté de mettre la radio, puis de monter le son, mais au plus la radio était forte, au plus elle montait la voix. Le cas était désespéré.

Ruby finissait sa scolarité dans une école de journalisme et avait décroché un stage dans « Elle ». « Elle » est une revue bien connue, spécialisée dans la mode et la futilité, ce qui en fait un support merveilleux plein de photos de jolies filles revêtues comme des princesses des temps modernes. Hélas, les rédacteurs et les rédactrices doivent s'exprimer dans un charabia prétentieux avec obligatoirement un mot sur trois au moins en anglais. Mais quel mauvais sort a fait de notre « Elle » national un magazine pour précieuses ridicules, ce n'est tout de même pas d'être inféodé à l'industrie du chiffon ? « Elle » et toutes les revues de cet acabit ayant sombré dans le même délire, même le Figaro madame, c'est dire si l'affaire est grave. Comme pour se faire pardonner, cette icône de la superficialité se mêle de considérations politiques bien-pensantes situées du côté de la gauche caviar. Rien de grave si ce n'est l'indécrottable penchant à donner des leçons éthico-moralisatrices à droite et à gauche, surtout à droite d'ailleurs. Un peu culottée tout de même de se poser en donneuse de leçon quand on publie à longueur de page des photos de mannequins aux cuisses tellement efflanquées que les pauvrettes semblent sortir directement d'un camp de concentration. Pire encore, ces « Buchenwald girls » aux visages d'ange mais au physique anorexique sont condamnées à l'anonymat, cette presse leur refusant toute identité. On indique le nom du couturier, du bijoutier, du coiffeur, de la maquilleuse, du photographe, de la rédactrice en chef et même du chaussurier, mais pas une seule fois, sauf célébrité déjà acquise, n'est cité le nom de la pauvre nana qui s'est tortillée comme on lui a demandé devant l'objectif.

Heureusement, pour se faire pardonner ELLE publie en dernière page une petite BD spirituelle signée d'un nom d'auteur – d'auteure – pardon, ensoleillé. A l'époque où Annie faisait son reportage, Ruby descendue de la capitale, avait passé une bonne partie de son temps à parler « chiffon chics » et à médire sur l'ex compagnon d'Annie :

— Tu as bien fait de le quitter ! À tes côtés je trouve, la compagnie d'Oreste n'était pas du tout chic, je crois même funeste. Il était radin, tu n'avais même plus un dress-code convenable alors que tu as un physique de top-model, tu pourrais pratiquer le red-carpet ma chériiiie et être une it-girl, un peu like moi, tu vois. Mon rêve d'ailleurs, c'est de participer à l'émission « Les reines du shopping ». T'as vu ? j'ai déniché ce top à tomber, couleurs pop-mix et matches fantasques, une tuerie, revival 80's et version up-cycling en coton bio, qui fait buzzer à mort et raccord avec mon nouveau sac, un must ! Figures-toi qu'il est home-made, je l'ai eu en kit… Mais ton ex, heureux que c'est ton ex !

— Saperlipopette ! m'écriais-je.


J'aimais l'ambiance du grand hôtel un peu suranné que je dirigeais depuis qu'une grande chaîne l'avait racheté pour le moderniser et le rendre concurrentiel. Quelques années auparavant, des chauffeurs se rendaient encore à la gare dans une grande limousine pour récupérer les clients. On se précipitait devant l'entrée pour conduire dans les garages, les voitures de ceux qui arrivaient en automobile. Une clientèle assez fortunée venait prendre les bains aux Thermes d' Aix. Les chasseurs en tenue chamarrée attendaient encore les clients dans le hall, remplacés au crépuscule par un portier de nuit. Des réceptionnistes guindées accueillaient les clients et répondaient au téléphone. Dans l'ascenseur un liftier habillé comme Spirou manipulait les boutons. De grands tapis un peu usés décoraient les pavages en marbre, les cuivres des poignées rutilaient ainsi que la rambarde dorée du grand escalier qui tournait en colimaçon dans les étages.

C'était une grande bâtisse construite au début des années 1900, de cinq étages sur un rez-de-chaussée haut de plafond, éclairé par une enfilade de grandes baies vitrées. Au-dessus de la grande terrasse de devant, des dizaines de fenêtres avec un balconnet toutes identiques décoraient les façades, surmontées au dernier étage d'une galerie chapeauté d'un toit pentu, soutenue par des colonnes dont les contreforts en courbes nervurées s'appuyaient sur l'étage inférieur. Chaque chambre avait sa personnalité, les plus belles donnaient sur la rotonde qui surmontait le hall d'entrée. Dans la buanderie du sous-sol d'énormes machines à laver nettoyaient tout le linge qu'on étendait ensuite dans le grenier, le grand hôtel vivait quasiment en autarcie.

Les choses avaient déjà bien changé à mon arrivée, mais il y avait encore de beaux restes. Le matin je prenais un café dans la tisanerie au milieu des odeurs de café et de croissants, tandis que les serveuses avec leurs grands plateaux chargés de viennoiseries confectionnées la nuit par les pâtissiers maison, et de beurre et confitures, de thé ou de café, courraient jusque dans les chambres. Le soir c'était le bar qui s'animait dès l'heure de l'apéritif ; les barmans secouaient leurs cocktails et un pianiste assurait l'ambiance musicale pour une clientèle de grands bourgeois en voie de disparition qui avait établi le Rotary club et le club de Bridge dans les salons du grand Hôtel. Une brigade encore conséquente s'activait devant les fourneaux au moment du coup de feu. Le ballet des serveurs qui poussaient des coups de gueule avec le chef, effectuait des arabesques du passe des cuisines à la grande salle du restaurant avec ses dizaines de tables aux nappes blanches ornées de bouquets de fleurs fraiches sous les grands lustres illuminés. Les maîtres d'hôtel accueillaient les clients, les sommeliers prenaient commande des vins, on avait une cave bien fournie. Le Grand hôtel était vraiment un grand hôtel.

Pour quelque temps, Annie me suivait dans la plupart de mes aventures. Quand je partais en déplacements, je me promenais avec cette jeune femme qui avait une dégaine pour défilé de mode. Je restais plutôt distant, elle était bien plus jeune que moi. Je me disais qu'elle n'était pas mon genre, je croyais préférer les êtres de petit format, les créatures guère plus grosses qu'une crevette qui concentrent dans un petit volume une densité supérieure de femme. J'imaginais que je n'étais pas fait pour elle non plus, n'étant pas exactement jeune, baraqué, beau et con à la fois. Mais la terre est peuplée de gens en couples qui croyaient innocemment ne pas être le genre l'un de l'autre.

Le temps du reportage arriva à sa fin, nous devions partir pour un colloque à Paris sur les « enjeux majeurs et stratégiques » de la nouvelle hôtellerie. Tout ce qui vient de la capitale est ainsi, c'est tout juste si dans les courriers on ne nous prie pas de bien vouloir agréer des « salutations les plus stratégiques ». Nous étions arrivé sur place la veille, j'avais amené Annie au Buddha-bar près de la Concorde où nous avions dîné et beaucoup parlé sous l'œil du Bouddha, au pied exactement de l'immense statue. Elle était rayonnante, visiblement heureuse d'être avec moi dans un endroit à la mode, avec un décor et une musique insolite. Le lendemain, colloque, puis voyage retour.

Dans le train, trop fatigués pour travailler comme de coutume, nous avions un peu somnolé et beaucoup parlé, penchés l'un vers l'autre. Annie m'avouait son regret de voir son reportage se terminer et cherchait des prétextes professionnels permettant de se revoir. Depuis des semaines elle m'accompagnait presque chaque jour dans mon travail. Elle avait pu m'observer dans des moments difficiles, dans des épisodes plus heureux ; nous avions affronté des adversités côte à côte. Je savais la commander et la faire rire. Elle voyait bien que tous ceux qui travaillaient à mes côtés étaient plutôt heureux. Un de mes anciens collaborateurs que nous avions croisé dans une réunion régionale des établissements de la chaine s'était exclamé en riant : ‘' Bienvenue au club, on en sort jamais !'' Elle me confia :

— J'ai une amie qui a gardé son nom de jeune fille alors qu'elle est mariée, elle dit qu'elle veut garder son nom, c'est le sien.

— C'est le nom de son père. Après tout, celui de sa mère pourrait aussi être son nom.

— Ce n'est pas pareil. D'ailleurs, elle veut même que ses futurs enfants portent son nom.

— Moi je ne le permettrais pas !

— Ah bon ?

— Si les enfants de votre copine portent le nom de son propre père, c'est comme si elle voulait des enfants de lui !

— Vous faites de la psychologie de bazar !

— Prendre le nom d'un homme c'est un désir, pas une décision réfléchie.

Je lui avais proposé de dîner ensemble arrivés à destination, car il serait déjà tard. Elle avait acquiescé avec une sorte de soulagement, elle n'avait vraiment pas envie que notre intimité acquise toute au long de ces semaines se termine sur un quai de gare. Il était déjà tard, nous avions dû nous contenter d'une brasserie quelconque à l'arrivée. Au dessert, je m'étais lancé :

— Évidemment il n'y a pas de Buddha-bar ici. Mais on peut improviser, j'ai un de leurs CD chez moi.

— Ah oui ? Mais il n'y aura pas le Bouddha géant.

— Presque, j'ai un petit Bouddha, c'est un bibelot qu'on m'a offert pour m'inviter à la sérénité !

Devant mon immeuble où nous avions garé nos voitures, je lui avais proposé de monter et elle m'avait suivi sans hésitation. J'avais toujours du mal à croire qu'elle attendait que la prenne dans mes bras. Quand, assis sur un divan j'avais porté ma main vers ses cheveux elle s'était d'abord dérobée, comme effrayée ; j'avais cru un instant m'être mépris sur ses intentions :

— Si je vous importune oubliez mon geste.

Mais finalement, Annie s'était penchée vers moi pour que je l'embrasse. Nous avions flirté un moment dans le salon. Quand j'avais glissé ma main sur la peau de son ventre, elle s'était détendue. Je m'apprêtais à descendre plus bas mais elle avait un beau ventre, large et plat, avec une peau douce qui couvrait une grande surface. Je m'étais attardé un long moment à cet endroit et c'est seulement après que j'avais effleuré son sexe, juste pour en recueillir fugitivement l'acquiescement. Peu après, Annie était nue dans mon lit. A vrai dire, je n'étais pas très en forme, j'étais fatigué et encore sous l'emprise du désir d'une autre femme avec laquelle nous étions en instance de séparation.

— C'est de ma faute, déclara Annie, je suis un peu frigide

— Ah bon ? Je n'ai pas cette impression. Tu n'avais pas d'orgasmes dans ta vie de couple ?

— Un peu, mais comment dire… J'ai l'impression que cela aurait pu être beaucoup mieux !

Je lui avais donné beaucoup de tendresse, elle semblait aux anges et elle en redemandait sans cesse. On s'était enfin installés face à face, à genoux sur les draps. De mes deux mains, j'avais caressé son ventre et en remontant, cueilli au passage ses petits seins, puis enserré son long cou à la peau douce. Elle rentrait son ventre et gonflait sa poitrine quand mes doigts l'effleuraient, heureuse d'être flattée pour sa beauté de femme. Elle s'étonna :

— Il paraît que les hommes n'aiment pas caresser ?

— C'est une légende et nous sommes quelques-uns à être des spécialistes !

Elle hésitait à rester pour dormir avec moi.

— Cela va trop vite !

Elles disent souvent ça au début et même « Où cela nous mène-t-il ? »

— je suppose que tu cherches quelque chose qu'on ne t'a pas donné.

— Oui, ce doit être cela.

Finalement, ce fut elle qui proposa qu'on s'installe pour la nuit et on s'était endormis tendrement, il était plus de deux heures. Mais quand l'aube fut venue, tout à coup réveillés, nous nous étions serrés l'un contre l'autre, Annie s'était allongée sur moi et elle m'avait presque violé. Nous avions fait l'amour à la hâte, comme des voleurs. Plus tard, nous avions recommencé. Je l'avais prise encore une fois, vite et sans gloire, je n'avais encore rien appris de cette femme. J'avais donc une amie mais nous étions en train de nous séparer et de toute façon je vivais seul, après un divorce.

Cette rencontre avec Annie, comme une offre et une demande, trop belle pour être le fruit du hasard me rappelait une histoire que j'avais vécue quelques temps auparavant. Au fond d'un bus qui roulait vers un aéroport, une jeune femme ne montrait qu'un bout de nez qui dépassait d'une cascade de cheveux blonds. Arrivée dans le hall des départs la jouvencelle m'avait abordé pour demander, l'air réellement interrogatif, où se trouvait la passerelle d'embarquement de sa destination. Instantanément, le loup des dessins animés de Tex Avery s'était réveillé en moi, avait poussé un long hurlement intérieur et j'avais proposé à la jolie minette de l'accompagner, puisque je me rendais au même endroit. Tenant la proie en laisse avec un lacis de phrases, je l'immobilisai à mes côtés pendant les formalités d'embarquement et je ne relâchai les mâchoires du piège que lorsqu'elle fut enfin réduite à l'état d'une captive, certes probablement consentante, mais bel et bien coincée entre un hublot et moi.

Quelques jours après, la jeune femme qui se nommait Pierline, coiffée, maquillée, parfumée, élégamment emballée et prête à consommer, dînait avec moi dans un restaurant. Tex, le loup d'Avery, se pourléchait déjà les babines. C'est alors qu'elle avait pris son air le plus innocent entre la poire et le fromage, pour annoncer qu'elle attendait un enfant. Le loup rengaina ses crocs, écarquilla des grands yeux qui sortirent un peu de leurs orbites et déglutit exactement comme dans les cartoons. Pierline et moi nous n'avions pas grand-chose en commun. Mais après un divorce, j'étais orphelin de famille depuis peu et la petite dame était orphelin d'un père pour son enfant, au moins le temps de le porter. Et sans s'en rendre vraiment compte, au prétexte de se séduire on fit affaire. J'acceptai d'être des mois durant, le chaste chaperon d'une future maman. Nous dormions dans le même lit, elle se réfugiait dos contre moi et je posais ma main sur son ventre rond. Elle reprit d'elle-même sa liberté au moment de l'accouchement et c'est seulement l'année suivante qu'on se retrouva pendant les vacances et commença alors la belle aventure d'un été.

Le « syndrome de Pierline », première phase de la parade nuptiale humaine qui est aussi codifiée que celle des bêtes, accorde exactement les âmes esseulées.

Le lendemain, Annie se tenait assise en face de moi dans un restaurant. C'était le début du printemps, elle portait un corsage à fines rayures colorées. Le tissu était légèrement transparent et on distinguait juste dessous, les volutes blanches d'un soutien-gorge à guipures. Elle était souriante, un peu halée et quelque chose de nouveau irradiait d'elle. Nous sommes restés encore une heure ou deux ensemble, puis elle est partie en week-end en famille et moi de mon côté. Annie voulait un enfant, mais elle n'était pas encore parvenue à accéder au désir d'en avoir un, en tout cas pas avec son ex compagnon.

Le temps ne s'écoule que rythmé par l'attente de la rencontre amoureuse. La vie n'est que le séquençage des intervalles de temps qui s'écoulent entre les moments où fugitivement, les corps s'unissent enfin. Pour ceux qui vivent sans amour, le temps s'écoule différemment, sans rythme ni coupures comme un long fleuve sombre et froid. Seuls les amants savent suspendre l'écoulement du temps.

Les amants et les jeux vidéo.

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