H2G - Hand of God game

Gérard Dargenson

Le jeu de la main de Dieu - Chap. 7

LA MAIN DE DIEU SUR LE WEB


Les réceptionnistes de l'hôtel me font signe : on me demande au téléphone.

— Bonjour Monsieur, ici les RG, les renseignements généraux.

— Que me vaut l'honneur ?

— Vous êtes convoqué à Paris, au BSHT.

— Moi ? Mais c'est quoi ce BSHT ?

— Le Bureau de surveillance des hackers terroristes. Un certain Monsieur Hardy vous y attend, je vous donne l'adresse et le téléphone.

— Qu'est-ce que c'est que cette histoire ? Je n'ai rien à voir avec ces… comment vous dites ? Hacker terroristes ?

— C'est votre fils qui est concerné monsieur. Il s'aventure sur des sites qui ne sont pas de son âge.

— Ah je vois. Et cette affaire ne peut pas se traiter ici ?

— Non. Tout est centralisé à Paris, on vous attend demain fin de matinée. Je ne sais rien d'autre. Au-revoir monsieur.

 

Rentré chez moi, je retrouve Annie rentrée de son travail, mais je n'évoque pas le coup de fil des RG. Naturellement je n'en parle pas à mon fils, mais j'invente une réunion de dernière minute au siège à Paris, cela arrive souvent et n'étonne plus personne.

 

 

L'homme m'invite à m'assoir en face de lui, dans son bureau, aux côtés d'un autre homme :

— Bonjour. Je m'appelle Normand de Courte line. Et voici mon collaborateur, monsieur Hardy, Hubert Hardy.

— Enchanté. Enfin, presque vu les circonstances.

— Donc, en fait, vous êtes monsieur Pavone. Charles Pavone. Monsieur Hardy est officier au service de surveillance des Hackers terroristes, service que j'ai l'honneur de diriger.

— Un tel service existe donc ? On n'arrête pas le progrès ! Et on y fait quoi au juste ?

— Comme vous le savez, les terroristes et surtout l'Etat islamique, mènent aussi la guerre sur internet et il convient de remarquer qu'ils sont particulièrement compétents en termes de communication.

— Oui, les exécutions publiques c'est du grand spectacle, c'est sûr.

— Certes, mais il est loisible de penser que ce n'était que les préliminaires. En toute hypothèse  les hackers islamistes testent la bataille suivante, celle du terrorisme délégué sur internet.

— C'est quoi cette histoire ?

Le dénommé Hubert Hardy prend la parole à son tour :

— C'est l'opération « Hand of God web », « la main de Dieu sur le web », dont le bras armé est « Hand of God game », le jeu de la main de Dieu. Je crois que vous en avez vu un échantillon chez vous, avec votre fils.

— Ce n'était pas des images de synthèse ? Je m'en doutais un peu, la montre du bourreau affichait exactement l'heure du moment, décalage horaire inclus.

Courte Line se tasse un peu sur son siège et prend l'air important et vaguement satisfait decelui qui sait :

— En termes de mise en scène, c'étaient des images réelles en temps réel, un peu trafiquées pour avoir vaguement l'air d'être des images de synthèse. Les séquences de la traque qui précèdent sont un jeu de labyrinthe classique, avec des personnages virtuels. Mais nonobstant les apparences, la scène finale, c'est du réel, du vrai, de l'authentique, en fait, le petit Haxe a vraiment donné l'ordre de décapiter un homme.

— Ils font donner l'ordre à nos enfants d'égorger des prisonniers maintenant ? Mais pourquoi n'avez-vous pas convoqué les parents des copains de mon fils ?

C'est Hubert Hardy qui répond à la question :

— Shift est moins impliqué et Haxe un peu trop. Je préfère commencer avec vous. Vous allez me raconter tout ce que vous avez vu, tout ce que votre fils s'amuse à faire sur internet.

J'observe le crâne d'ibis éberlué agrémenté par quelques mèches grisonnantes de Normand de Courte Ligne. Quelques poils tentent une sortie par ses narines et ses oreilles. C'est un énarque bon teint parfaitement Science-Policé, qui parle couramment la novlangue administrative.  C'est ainsi qu'il affecte le tic très à la mode d'épicer ses propos en saupoudrant des en fait un peu partout. La multiplication contemporaine des en fait, aussi miraculeuse que celle des petits pains bibliques reste un mystère non élucidé. Cette curieuse insistance sur le fait devenue pathologique chez certains individus en état de grand émoi et coutumière chez les jeunes,  signe probablement l'abandon d'une époque de certitudes idéologiques. Normand a aussi cette coquetterie d'intonation qu'on entend le plus souvent chez les hommes de radio ou de télévision qui appuient exagérément sur la première syllabe des mots afin donner à l'éventuelle banalité du propos une importance que son contenu est bien en peine de lui conférer. Il ne se prive pas non plus de l'intense satisfaction que semble provoquer à bien du monde l'habitude de répéter trois fois la même affirmation sous quelques variantes, afin de donner à l'aide de cette synonymie ternaire le vernis professoral, voire universitaire, tant prisé de nos jours. Il use et abuse aussi des expressions « en terme de » et « au niveau de », employées pour introduire à tout propos et fort mal à propos ses sujets de conversation. Normand poursuit ses exposés, mais un peu comme s'il se parlait à lui-même, en appuyant bien sur les premières syllabes, comme à la radio ou la télé :

— La France a peur. Nous sommes devenus des hommes sans dieux et sans projets, donc maintenant sujet à toutes les peurs et phobies. L'islamophobie en est une, surtout chez ceux qui détestent que certains croient encore en quelque chose, mais elle n'est pas la seule. La peur du terrorisme est aussi incroyablement exagérée Tout cela pose la question de notre culpabilité. Comment traitons-nous les immigrés ? Le terrorisme est le revers de la question de la colonisation, du rôle de l'Occident dans le partage des terres du Moyen-Orient, du libéralisme imposé à des sociétés coutumières. Il convient de réinvestir cette affaire avec une approche apaisée, sereine, tranquille, et de la revisiter dans ses aspects économiques, culturels, sociétaux. Car en fait, nous en avons une image lointaine, distanciée, étrangère pour tout dire.

Finalement il énonce une phrase destinée à conclure l'entretien que je dois poursuivre avec son collègue dans son propre bureau :

— Bien, Hardy je vous laisse mettre monsieur au courant de nos intentions. Mais tant que je vous tiens, restez une seconde, vous avez demandé une sanction pour un de vos collaborateurs il me semble ?

Je me retire dans le couloir. Mais comme la porte est entrouverte, j'entends la suite du dialogue. Hubert Hardy s'explique :

— Ce monsieur est incompétent, ce qui n'est pas le plus grave, car il harcèle ses collaborateurs, qu'il accuse d'ailleurs d'être la cause de ses propres errements. Dans son service on pleure, on est en maladie de longue durée. Il faudrait le virer.

— Certes, certes, mais vous savez que notre statut est très protecteur. En cas de licenciement, on risque de perdre devant les tribunaux.

— La belle affaire ! Mieux vaut lui payer quelques années d'indemnité pour licenciement sans cause réelle et sérieuse, que le rémunérer encore dix ou quinze ans pour ne rien faire et nuire aux autres !

— Hum, Hardy nous n'avons pas à faire à un terroriste dans ce cas, mais à un collaborateur. Il faut négocier plutôt que sanctionner. Je vois un accompagnement transverse non thématisé, en fait.

— C'est-à-dire lui proposer un autre poste, pour lequel il exigera une promotion que vous lui donnerez ?

— Dans ce genre d'affaires, il faut apprendre à sortir par le haut voyez-vous. En termes de gestion des ressources humaines, il faut savoir motiver et responsabiliser ses collaborateurs, toutes choses égales par ailleurs.

 

Hubert Hardy se retire en grommelant et vient m'accompagner dans son propre bureau où on s'installe autour d'une petite table de réunion. Il doit avoir la cinquantaine triomphante, des yeux bleu acier presque dissimulés dans une fente entre les paupières en haut et des poches dessous, un nez d'importance, des lèvres fines et des cheveux bruns un peu grisonnants avec quelques accroche-cœurs ici et là.

— Donc votre fils a téléchargé Tor évidement ?

— Exact. Que savez-vous de ce navigateur ?

— C'est un navigateur orné d'un oignon qui rend anonyme l'internaute qui s'en sert. C'est une création associative, un peu comme Firefox, mais dont le but est de protéger l'anonymat et donc la liberté des internautes qui ne peuvent plus être pistés.

— L'intention est louable.

— Certes, mais du coup on l'emprunte pour accéder au « deep web », le web profond, ou le web obscur, c'est selon.

— Le web  profond ?

— Dans le deep Web se terrent de milliers ou des millions de sites non indexés par les navigateurs classiques, c'est la partie immergée d'internet et comme pour les icebergs, c'est la plus importante.

— Mais c'est quoi ces sites ? Pourquoi se cachent-ils ?

— Ils se cachent pour le meilleur et pour le pire : les dissidents chinois ou les rebelles syriens échappent ainsi à tout contrôle gouvernemental. Sinon, on trouve des sites pédophiles, du porno, des ventes d'armes, des parano, des obsédés du complot, des tueurs sur commande, des hackers et des terroristes en tout genre.

— Mais que font nos enfants dans cet endroit ? Ils sont allés explorer le web profond vous croyez ?

— Non, ils sont un peu jeunes pour ce genre de curiosité, ce qui les intéresse c'est encore exclusivement les jeux. Ils ont juste récupéré le lien qu'on leur a indiqué. De toute façon, s'ils s'amusent à explorer le web profond vous le saurez vite.

— Mais comment, si vous dites qu'on ne laisse pas de traces ?

— Votre ordinateur serait très vite inutilisable, complètement pourri de virus et des spyware parce que évidement ils s'amuseraient à télécharger tout et n'importe quoi sans précaution. Les vrais amateurs se servent d'un ordinateur pas trop cher dédié à cet usage et s'embarquent avec un lot de firewall. En plus, ils reformatent régulièrement leur appareil.

— Mais comment vous les avez pistés puisque vous dites que sur ce navigateur on ne laisse pas de traces ?

— Secret professionnel ! Mais il n'y a pas que le navigateur, vos enfants dialoguent sur Skype et ils s'expriment beaucoup. Cela dit, ce que vous avez vu, c'est seulement la première étape…

— Comment ça la première étape ? Qu'est-ce qui peut être pire ?

— Réfléchissez. Dès que vous avez obtenu que des gamins croyant jouer dans du virtuel donnent l'ordre d'égorger des prisonniers, quels sont les horizons qui s'ouvrent à vous ? Quels ordres pouvez-vous donner, tranquillement assis devant votre écran, sans risque d'être arrêté ?

— Vous voulez dire… des attentats ? Faire exploser une bombe dans un lieu public ? C'est possible ça ?

— Comme vous dites, on n'arrête pas le progrès ! On met des « bombes dormantes » ici ou là, dans des endroits bien populeux, avec un système de déclenchement via le réseau ou plus simplement, on envoie des candidats aux attentats suicides. Et le fin du fin évidemment, c'est de charger nos gamins impies de déclencher l'apocalypse en croyant jouer sur le Net.

— Mais cela se saura, on interdira aux gosses de jouer à ces jeux !

— Le temps qu'on fasse le lien, qu'on traque les sites, qu'on informe tous les parents tous les enfants, il y aura des morts. Plein de morts, dans les centres commerciaux, les avions, les TGV, les discothèques et tous les lieux de perdition des infidèles, ça va en faire des feux d'artifice ! Mais utiliser nos enfants, c'est pour le fun, c'est une action de démoralisation, après ils passeront à autre chose.

— Mais que peut-on faire ?

— Pour l'instant, on surveille les navigations de Majh et ses copains. Pour le reste, le plus simple serait d'aller faire la guerre sur le terrain, on a encore les moyens de les vaincre. Oarce qu'on est en guerre.

— Vous ne poussez pas un peu là ?

— Mais c'est pourtant évident, regardez.

Hardy se lève avec une règle en main, pour commenter une carte affichée au mur :

— On est cerné. La ceinture noire commence en Afghanistan, elle descend sur le Pakistan et encore j'évite les Mahométans indonésiens ou les fous de dieu du sud de la Thaïlande. Elle passe par le Moyen-Orient, le Yémen, elle saute en Afrique à hauteur de la Somalie, continue vers le Soudan, rejoint Boko Haram, remonte vers la Lybie, l'Algérie, le Mali. Si ce n'est pas une guerre c'est quoi ? Les Russes ont cassé les reins des Talibans Tchétchènes, sinon le Djihad serait aux portes de Moscou. Les américains ont introduit la peste Talibane en Afghanistan par anti soviétisme primaire, puis le choléra Djihadiste en Syrie en chassant un dictateur certes, mais un dictateur laïque, c'était tout de même moins pire que les fous de Dieu. Quand ce malade de Bush, désintoxiqué de son alcoolisme mais drogué à la guerre a décidé d'envahir la Syrie après l'attentat du 11 septembre. Un des rares collaborateurs lucides de la Maison blanche a dit : « c'est comme si Roosevelt avait attaqué le Mexique après Pearl Harbour ! »  D'ailleurs la vraie raison n'était peut-être pas d'ordre démocratique mais pétrolifère, Saddam Hussein ayant commis l'erreur de vouloir s'emparer du gros réservoir du Koweït et ça, on ne l'a pas pardonné, ils ont inventé le mensonge des « armes de destruction massive ».

Hardy que j'apprends à connaître est comme ça : il passe le plus clair de son temps à rouspéter contre les balivernes qui nous tombent dessus ; et vu la quantité, il est fort occupé.


Signaler ce texte