H2G - Hand of God game
Gérard Dargenson
ŒUVRES IMPIES
Majh est figé devant son écran quand je rentre dans sa chambre et ce qu'il y a sur son écran m'est vaguement familier. Qu'est-ce qu'il trafique encore ? Je m'approche :
— Ah quoi tu joues là ?
— Euh… à “Age of the Kings”.
— Mais c'est le jeu auquel je jouais avec ton grand frère, avant que sa mère et moi on ne divorce. Il est ressorti des limbes ?
— C'est une nouvelle version HD en vente sur serveur.
— Tu l'as achetée ?
— Ben non, j'ai pas de CB, moi ! Mais là, c'est gratuit, comme tout ce qui vient de H2G. Enfin c'est une version un peu spéciale qui s'appelle « l'âge des croisades » qu'on a récupéré sur Tor, Haxe m'a passé le lien qu'on lui a indiqué.
— Je ne t'avais pas dit d'oublier tout ça ?
— Voui Pa', mais « Age of the Kings », ce n'est pas un jeu pervers, c'est toi qui m'as appris à y jouer sur ton ancienne version.
— Évidemment. Mais pourquoi tu restes planté devant l'écran ? Tu t'apprêtes à attaquer le château adverse ?
— Oui ; c'était difficile cette partie, j'ai fait comme tu m'as appris, sauf que là le système m'a automatiquement attribué la nation des « Sarrazins » et mon ennemi, c'est les Espagnols. J'ai bourré mon château et mes tours d'archers, ils sont pas arrivés à m'avoir. Maintenant je vais attaquer.
— Eh bien vas-y, attaque alors.
— Bon, ok, go ! Le château ennemi est en vue, Majh immobilise sa cavalerie hors de portée des archers. Il installe les trébuchets qui lancent leurs projectiles sur les murailles. Cela fait d'abord le bruit d'un arc géant qui se détend, puis on entend un sifflement. Au loin, les murailles commencent à s'écrouler, un incendie s'embrase. Les conquistadors sortent du château et attaquent en force. Majh retient comme je lui ai montré sa cavalerie en défense autour des trébuchets, les bêtes piétinant d'impatience. On envoie des Mamelouks et des combattants à dromadaires pour contrer l'attaque, c'est solide un dromadaire, plus qu'un cheval. Enfin le roi adverse s'enfuit du château qui tombe en ruine. C'est un petit bonhomme rouge, un peu ridicule et rondouillard, qui marche très vite. Majh envoie toute sa cavalerie lourde sur lui au grand galop. Le bonhomme se retrouve cerné, c'est le moment décisif. S'il s'échappe, il pourra se réfugier dans un autre château et la guerre reprendra, pour un temps indéfini. Et la partie dure déjà depuis des heures. Majh clique deux fois sur le bouton de la souris pour sélectionner tous ses Mamelouks, il leur désigne le roi et c'est la curée. Un bref sentiment de toute-puissance et le roi meurt dans un cri.
— T'as gagné ! je —
On attend le grand bruit habituel que fait l'ordinateur avant que l'écran affiche un message admiratif “Vous êtes victorieux !” et que tous les soldats de pixel s'immobilisent d'un seul coup, injectant une dose d'adrénaline pour doper le joueur. Curieusement, rien de tel n'arrive.
— C'est bizarre, s'étonne Majh, rien ne se passe. Ah si, attend il y a un message : « Rendez-vous à votre mosquée. »
— Il y a des mosquées dans cette version ?
— Ben oui, on est chez les Sarrazins, c'est plus perfectionné que l'ancien jeu. Bon, je retourne dans mon camp pour voir.
Majh revient près de la mosquée dans son propre camp où effectivement un prêtre, enfin un imam l'attend. La porte s'ouvre, le personnage entre, l'écran passe à une autre séquence. On est dans une grande salle ornée de centaines de colonnes en marbre, toutes coiffées d'un chapiteau différent qui soutiennent des arcades en brique et en pierre blanche comme dans la sublime mosquée de Cordoue, dans laquelle un imbécile d'évêque a cru bon d'incruster une église, au grand dam de Charles Quint lui-même. Devant le Mihrab un personnage barbu attend et délivre un nouveau message : « Félicitation, tu as gagné la partie ! Tu passes au niveau quatre. Voici quelle est ta nouvelle mission : détruire des œuvres impies dans les musées des infidèles. » Apparaît alors sur l'écran l'image d'un tableau de Goya, la Maya habillée. « Tu dois trouver le musée où se trouve le tableau à détruire, tu peux effectuer des recherches sur internet et te faire aider par des adultes. Quand tu sauras, tu cliqueras sur le lien indiqué ci-dessous pour annoncer l'heure et la date de l'action, que tu suivras sur une vidéo. Nous attendons ton ordre ». Puis l'écran revient dans le jeu et affiche enfin le message traditionnel : « Vous êtes vainqueur ! » et tous les soldats de pixel s'immobilisent. Mais pour l'adrénaline, on repassera.
— Dis pa', pourquoi elle est impie cette image ? Et ça veut dire quoi « impie » ?
— Qui offense les dieux ou quelque chose dans le genre. Il faut dire qu'il y a une deuxième version de ce tableau sur lequel la dame est toute nue. Bon, tu laisses tomber ce jeu pour l'instant, va sur Minekraft, c'est plus cool.
— Oui papa, Minekraft Minekraft Minekraft ! Elle est bizarre cette version de « Age of kings » hein ?
J'appelle Hubert Hardy immédiatement et je lui raconte l'histoire.
— Très bien, ça commence à mordre. Un délai est donné pour accomplir cette « mission » ?
— Non. Si je comprends bien, il doit découvrir où se trouve le tableau impie, même en se faisant aider par des adultes.
— Ils ont trouvé le moyen d'impliquer indirectement les parents. Bien sûr, le gamin qui va faire exploser le tableau n'a pas besoin d'être sur place. Il a juste à donner l'ordre.
— Parce que le but, c'est de faire exploser la Maya nue ?
— Exactement. Avec plein de touristes devant si possible.
— Mais vous ne pouvez pas demander à un de vos informaticiens de prendre la main sur l'ordinateur de mon fils ?
— On pourrait peut-être cloner son adresse IP, je ne sais pas exactement, je ne suis pas technicien, mais je préfère ne pas courir le moindre risque d'éveiller les soupçons de nos hackers. S'ils vont chercher d'autres gamins pour expérimenter leurs facéties, tout sera à recommencer. Bon, on vient de me dire que ce tableau est exposé au musée du Prado à Madrid. Il faut y aller, vous allez me conduire.
— Mais vous ne pouvez pas vous y rendre seul en avion ?
— Je n'aime pas trop l'avion. Et je vous veux avec moi pour le contact avec votre fils. Je viens à Aix en TGV et demain on part pour Madrid en voiture. Vous connaissez ?
— Je ne connais pas, mais c'est loin Madrid non ? — Guère plus que Paris finalement. Je réserve un hôtel et je débarque ce soir. Vous pouvez me récupérer à la gare ? Demain, on fera étape en route, à Girona probablement. Vous louez une voiture, mon administration paiera.
— Bon, ce soir vous dînez à la maison, on a déjà une amie à table.
— Entendu. Il faut que j'en parle à Annie. Mais quand je reviens de la gare, elle n'est pas encore rentrée. Je me retrouve devant un apéritif en compagnie de Hubert et de Ruby qui est descendue nous voir. Ruby n'a guère changé. Elle gratte toujours des papiers dans un franglais impeccable pour des revues féminines et suit consciencieusement une multitude de régimes amaigrissants. Comme elle vient de se séparer de l'homme avec lequel avait Pacsé, elle a quitté le déguisement « femme casée trentenaire qui Bovaryse quelque peu » au profit d'une apparence sexy ravageuse, montrant clairement qu'elle se remet sur le marché de la séduction. En prime elle se pique de féminisme et d'écologie puisque c'est la mode. Pour le premier engagement elle a été encouragée par des bisounours mâles metteurs en scène ou écrivains qui ont présenté systématiquement dans leurs œuvres pendant quelques décennies les hommes comme des pervers narcissiques notoirement lâches et égoïstes et les femmes comme des héroïnes généreuses, loyales et dévouées. Or il y a gros à parier que autant de femmes que d'hommes sont admirables et autant d'hommes que de femmes sont méprisables. Pour ce qui concerne l'écologie, Ruby ne manque pas de sermonner son monde :
— Tu te rends compte que la planète se réchauffe et que tous les profiteurs d'un libéralisme économique débridé s'en fichent ? Hubert Hardy ne peut évidemment pas s'empêcher de réagir :
— La planète se réchauffe peut-être, mais ce n'est pas la première fois qu'on verrait des forêts dans le Groenland.
— Vous êtes anti-écolo monsieur Hardy ?
— Moi ? Je suis écolo depuis longtemps, depuis le temps où Hara-Kiri hebdo, qui n'était pas encore Charlie, publiait les diatribes d'un dénommé Fournier qui pestait contre les pub d'EDF. Mais je suis anti-intégriste, surtout avec l'engeance des écolos Français qui sont des gauchistes déguisés.
Je viens au secours de Ruby :
— Malgré tout cette engeance comme vous dites est nécessaire. S'il n'y avait pas eu d'écologistes, l'industrie n'aurait sans doute pas spontanément accompli les efforts nécessaires pour s'améliorer. Leur action a été bien utile pour obliger les grands lobbies à faire un peu plus attention, car ces derniers sont capables de tout, il n'y a qu'à voir l'action des marchands de tabac et des labo pharmaceutiques, qui sont prêts à tout pour enrichir leurs actionnaires.
— Peut-être, mais si les verts prenaient le pouvoir, on pourrait craindre le pire, c'est à dire une nouvelle religion. C'est une question de rapport de pouvoir.
— C'est une question d'équilibre et un équilibre, c'est fragile.
— Au bout du compte en tout cas, je crois que l'inventivité technique est plus efficace pour la planète que tous les slogans.
Ruby tente une diversion :
— J'ai lu dans « Elle » l'interview d'une actrice très connue, une star quoi, qui soutient Greenpeace. Elle a fait un geste important pour la planète.
— Ah bon ? Elle a fait quoi ? demande Hubert.
— Elle a fait preuve de volonté, pourtant c'était difficile, j'en parle en connaissance de cause, je sais ce que c'est, elle a arrêté le Nutella !
— Effectivement, c'est absolument héroïque !
Mais à ce moment, Min entre dans la pièce en demandant :
— Ze peut aller jouer ? z'ai mis l'ordi en mode déchaufe.
— En quoi ? je m'enquiert.
— Ben en mode déchaufe quoi ! Min exaspéré par mon incompréhension crise un bref instant puis s'en va jouer.
De nos jours, les enfants n'ont aucune patience avec les parents. Ital qui passe par là à ce moment se charge de la traduction :
— Il l'a mis à l'envers pour qu'il refroidisse. Franchement tu pourrais lui offrir un ordi un peu moins destroy, puisqu'il croit encore au père noël !
— Toi, tu ferais mieux de ranger ta chambre au lieu de faire l'intéressante. C'est vrai foutoir, une chatte n'y retrouverait pas ses petits ! Ital se met en mode « nana vexée » et file dans son repaire c'est-à-dire dans sa chambre. Encore quelques années et elle sera capable de charger assez de chevrotines de mépris dans ses yeux pour mettre sous terre en trois secondes, n'importe quel mâle imbécile qui lui aura mal parlé. Voilà que Ruby la ramène :
— Justement, en parlant de chatte et de petits, indépendamment de l'élégance du propos…
— C'est-à-dire ? je ricane
— Quand j'avais son âge aussi ma chambre était en désordre. Et même quand elle était rangée, je ne pouvais pas m'empêcher de planquer un petit tas de n'importe quoi dans un coin, c'est étrange non ? Hubert Hardy s'en mêle à son tour :
— C'est l'instinct de nidification. Les filles font souvent ça.
— Ah ben oui, ça doit être cela ! s'écrie Ruby. D'ailleurs elle est bien maquillé ta fille. C'est plus une gamine, elle est en âge de faire son nid !
— J'ai remarqué. L'autre jour, elle m'a même posé la question d'importance. Elle avait l'air très angoissée. — C'est-à-dire ?
— « Et s'il me dit non ? »
Et tu as répondu quoi ?
— Je lui ai dit « un garçon dit rarement non à une fille pour peu qu'elle soit un peu jolie. La seule chose qui importe est qu'il dise oui à toi seulement ».
— Pour un homme t'es pas toujours, toujours bête comme un homme.
On entend des bruits sourds et des borborygmes étouffés dans la chambre de Min. Il joue le rôle de ses héros virtuels dans sa chambre. Évidemment, Mario ou un Skylander, ça court, ça crie, ça saute et ça prend des poses bruyantes, genre arts martiaux. Annie arrive enfin, on passe à table ; au menu, chiffons, recettes de cuisine et débats autour de la fracture sociale car la France comme notre tablée est coupée en deux : les pro Bordeaux d'un côté et les pro Bourgogne de l'autre, deux partis irréconciliables.
Quand on se retrouve enfin seul après le repas, Annie au courant des projets de Hubert Hardy avec Majh, n'est pas contente contente :
— Si j'ai bien compris, cette sorte de flic que tu as invité à notre table se sert de notre fils comme appât, avec ta complicité ?
— On n'a guère le choix il me semble, de toute façon qu'il est déjà ciblé dans ce jeu, mieux vaut le suivre que le laisser seul.
— S'il lui arrive quelque chose, je ne te le pardonnerai jamais !
— Je ne me le pardonnerai jamais non plus.
Car cet enfant, nous l'avions conçu dans des circonstances un peu extraordinaires.