H2G - Le jeu de la main de Dieu

Gérard Dargenson

Chapitre 10 - Cinq heures du soir


Cinq heure du soir


Le printemps approche, les jours grandissent, il fait beau et l'atmosphère est transparente. Les lilas d'Espagne, le thym rose et les genêts en fleurs décorent le paysage ; Quelques kilomètres après Narbonne, la route domine la mer et les étangs ; des corbeilles de flamands roses s'envolent dans le soir. Au loin les sommets encore enneigés des montagnes semblent tout proches tant l'air est limpide. C'est un spectacle que les estivants ne voient jamais. L'été, avec la chaleur une sorte de brume empanache le paysage. Mais au printemps la nature en fleur apparaît en pleine gloire. Le phénomène est encore plus net dans les golfes. Des milliards de gouttelettes dans l'air font une loupe, les rivages opposés se rapprochent.

Nous devisons dans la voiture. J'apprends à connaître un peu mieux cet officier de renseignements. Il se définit lui-même comme un homme du passé et considère les temps présents comme une époque calamiteuse. Dans chaque restaurant il rouspète d'importance quand on lui sert un plat manifestement apprêté ailleurs que dans les cuisines de l'établissement et peste contre la mode des vins des cépages : 

— Il a fallu deux mille ans pour assortir un ou plusieurs cépages à un terroir et mettre en œuvre une technique de vinification spécifique, chance que n'ont pas eue les pays neufs, et voilà qu'on fait comme eux des vins sans terre, bien fait à l'occasion, mais sans typicité. Pour un profit à court terme, nos vignerons scient la branche sur laquelle ils sont assis. Vous servez aussi de la cuisine industrielle dans votre restaurant ?

— C'est ce que voulaient les commerciaux de la chaîne dont je dépends. J'ai réussi à y échapper en inaugurant une sorte de « bar à vin », où on sert de la charcuterie et du fromage. On prépare aussi un peu de poisson frais. Mais vous savez, les salaires sont trop élevés en France, avec les charges sociales pour s'offrir une brigade de cuisiniers.

— La Sécu a tué la grande cuisine en quelque sorte !

— C'est un raccourci un peu simpliste, mais ce n'est pas entièrement faux.

 

 Depuis l'affaire du H2G, les collaborateurs d'Hubert Hardy le mettent en boîte en l'appelant « double H ». Mais c'est un homme charmant, du genre haut fonctionnaire honnête et consciencieux.

On fait une pause dans la conversation, je branche la radio sur une station dite « jeune » pour sa musique sympa, mais assorti de l'animateur hystérique de service. Un morceau s'achève, on passe à cet exercice particulièrement lâche et méchant qu'est le canular téléphonique. L'animateur appelle un numéro, on entend une voix de petite fille :

— Voui, c'est qui ?

— Tu peux me passer ta maman ?

La maman prend l'appareil. Une femme à la voix vulgaire remplace l'animateur :

— Allo ? Je suis une pute, ton mari me doit de l'argent qu'il ne veut pas me filer. Il va falloir que tu payes.

— P-pardon ? C'est quoi cette histoire ? s'étonne la maman, un peu interloquée.

On entend la voix de la petite fille :

— C'est qui maman ? Qu'est-ce qu'il a fait papa ?

La femme à la voix vulgaire reprend :

— T'as pas compris ? Je suis une pute, ton mari me doit du fric, faut que tu me payes, c'est clair ?

Je change de station. Comme par hasard, on tombe sur un débat animé qui porte sur « la question » comme disent maintenant tous ceux qui veulent donner de l'importance à leurs considérations, la question de la prostitution. Je m'étonne :

— Allons bon, on ne parle plus que de ça ?

— Pas étonnant, commente Hubert, nos chers parlementaires veulent punir les clients des prostituées, c'est en débat en ce moment.

— Vous êtes contre ?

— On veut dépénaliser les drogues et pénaliser les clients des prostituées. Pourtant, dans les deux cas il s'agit de personnes dépendantes d'une addiction.

— Vous estimez que les clients des prostituées sont des drogués du sexe ?

— Non, c'est une double addiction, c'est plus compliqué que cela. Mais écoutez donc ces bavards en train de réciter leur leçon, toujours la même bien apprise et répétée jusqu'à notre écœurement.

Le débat vient de commencer. Une des représentantes d'un collectif féministe s'exprime avec passion :

— On ne peut accepter que l'État et la société tolère une activité qui implique rien de moins que la marchandisation du corps féminin, considéré comme un bien comme un autre.

Une député d'un parti conservateur s'exclame sur un ton péremptoire :

— Ce n'est jamais accepté sans y être forcée ! ! »

Un éminent sociologue, par ailleurs gratte papier dans une de ces revue féminines entièrement rédigées en franglais et remplies de photos de mannequins anonymes et anorexiques, prend à son tour la parole :

— Bourdieu a dit : “Ceci est un champ”. (Un silence)  Ceci est un champ… Au-dessus est, dirai-je, ici et maintenant, un plafond de verre. “

— Je crois aussi, s'exclame le Psy de service, si des filles pensent aujourd'hui que se prostituer n'est pas un si grand pas et que des hommes les fréquentent sans remords, que c'est une dérive de la société libérale.

En désespoir de cause, on fait appel à un philosophe :

— Ce qui se joue dans ce questionnement à autrui nous interpelle et nous situe. La cause originelle est à l'évidence notre société individualiste qui impose des normes de performances sources de stress, seul critère de reconnaissance dans une compétition économique impitoyable. On se réfugie dans un univers hédoniste qui permet d'oublier, je pense aux nuits d'Ibiza, à notre jeunesse qui veut tout, tout de suite, à la crise qui aggrave les conditions des populations les plus fragiles.

L'animateur qui ne fait pas encore partie de ces sommités langagières, reprend la parole, comme l'exige la mode du consensus, sur un ton empli des patenôtres d'un curé :

— C'est un moment de dialogue, nous sommes au temps de l'échange et du partage avec autrui…

 

Visiblement exaspéré, Hubert coupe la radio. Le silence s'installe à nouveau, les corbeilles de flamants roses s'envolent des étangs. Au bout d'un moment, il annonce :

— Arrivé à Girona, on ira prendre un verre dans un bar à filles.

— C'est quoi cette histoire ?

— Une spécialité locale, vous pourrez vous contenter de prendre un verre, mais vous verrez ce qu'il en est dans la vraie vie.

 

Arrivés à Girona, après avoir trouvé un hôtel, nous allons souper. Puis Hubert nous entraine dans une petite ville voisine, une ville ou une sorte de parc d'attraction : « Labyrinthland ». Je m'étonne :

— Drôle de nom pour une ville.

— C'est-à-dire qu'on peut s'y perdre.

La perspective de la promenade arborée donne sur les bâtiments baroques du casino et de l'opéra. L'ambiance est celle d'une ville d'eau ou de la Principauté de Monaco, telle une cité féérique suspendue dans le temps.  Un peu plus loin se dresse la tour du beffroi. Quelque chose m'étonne. Justement, un homme interroge à ce sujet l'homme à casquette et uniforme chamarré qui monte la garde devant le Bunker palace hôtel :

— C'est curieux, l'horloge du beffroi indique toujours la même heure.

— Évidemment, vous savez bien que le temps est suspendu ici.

— Au prétexte que la seule activité de la principauté serait d'y faire l'amour.

— La plupart des gens croient s'être unis charnellement pendant des heures mais quand ils regardent la pendule, ils voient bien que quelques minutes seulement se sont écoulées. C'est bien la preuve non ?

— Bien sûr, bien sûr. Mais alors qu'en est-il pour ceux qui s'aiment une nuit entière ?

— C'est un cas particulier. Le temps est alors idéalement suspendu, on dit que la nuit est blanche. Elle ne peut donc être comptée, car la nuit est obscure comme vous le savez. Vous cherchez quoi ici monsieur ?

— Je cherche une femme qui prononcera mon prénom aussi tendrement que ma propre mère.

— Ne seriez-vous pas en train de courir après un fantasme, celui de la maman et la putain ?

— Maman et putain ce sont des situations. Moi je ne vois que des êtres humains, des jeunes femmes. Mais pourquoi les pendules sont-elles arrêtées à cinq heures précises ?

— C'est l'heure à laquelle tous les établissements ouvrent leurs portes à la nuit qui s'avance. Terribles cinq heures du soir !”

— C'est un poème de Frederico Garcia Lorca non ? Aïe, quelles terribles cinq heures du soir ! Il était cinq heures à toutes les horloges ! Il était cinq heures à l'ombre du soir ! ”

— “¡ Ay qué terribles cinco de la tarde ! ¡ Eran las cinco en todos los relojes ! ¡ Eran las cinco en sombra de la tarde ! ”

— Vous êtes donc philosophe mais aussi poète, monsieur, monsieur ?

— Gérard. Je m'appelle Gérard.

— Ce qui signifie ?

— Celles qui me possèdent ont quelqu'un de rare ! « J'ai rare ». Et vous, comment vous nommez-vous ?

— Comme vous, mais dans le désordre : Edgar.

— Aide, et gare ! Quel programme ! Avez-vous trouvé ce que vous cherchez, une femme qui prononce votre nom avec autant de douceur que votre propre mère ?

— Je crois bien que oui. Je ne me lasserai plus de l'entendre.

— Félicitations. Il ne vous reste plus qu'à trouver celle qui pourrait être votre épouse. Mais saurez-vous la voir ?

 

Nous quittons ces étranges personnages. Hubert réfléchit à voix haute :

— Vous croyez qu'on choisit un être aimé pour son prénom ?

— C'est une curieuse théorie. Il est vrai que les noms nous tendent des pièges. À la fin de la recherche du temps perdu, figurez-vous que le narrateur, Marcel, a pu confondre à la réception d'un télégramme les prénoms de Gilberte et d'Albertine (pourtant morte), des prénoms qui, il est vrai, sont presque des anagrammes, ceux de Berthe et de Berthine. De plus Saint loup, un des personnages du roman, a aimé deux êtres aux prénoms inversés, une femme et un homme, Rachel et Charles.

— N'aimerions-nous que des noms ?

Un silence.

— Annie, c'est « ne pas être nié » ?

 

Nous roulons sur une petite route, jusqu'à une sorte de grande villa sur laquelle des lettres de néons colorés déchirent la nuit : « Lechuza blanca club ».

— La Lechusa blanca, explique Hubert, signifie « la chouette blanche ».

Il ouvre la porte et nous passons de l'autre côté du miroir.

 

Dans le couloir, une chouette effraie naturalisée guette ceux qui entrent de son inquiétant regard nyctalope. On croise une statue de la déesse Athéna tenant son bouclier et sa pique, le casque Corinthien relevé sur ses cheveux selon l'usage, pour entrer dans l'établissement.

En fait il y a deux établissements, puisqu'on se retrouve d'abord dans une sorte de Casino. Il n'y a pas foule, seuls quelques habitués fréquentent les tables, répétant tous les soirs leurs rites de joueurs superstitieux. On parle un mélange de français, d'Espagnol et d'Anglais. À chaque visite, on est sûr de trouver les mêmes clients installés aux mêmes places, comme s'ils n'avaient pas bougé. Cette nuit-là, un homme en compagnie d'une femme dont le décolleté s'orne d'un collier de perles, joue aux dés en attendant quelque ingénus endimanchés à plumer. Et l'homme sort régulièrement un triple six. Un peu plus loin devant une roulette, une jolie blonde aux cheveux sagement attachés en catogan dont le regard est insaisissable car elle ne pense qu'au jeu, reste penchée sans trêve sur le tapis vert. Quand elle gagne, elle baisse ses yeux avec un drôle de sourire au moment où le croupier pousse la pile de jetons vers elle. Elle a du charme et elle s'habille avec une élégance sobre, d'un polo blanc et d'une jupe vert sombre légèrement fendue, mais ce monde enchanté lui vole son âme. Au bar, on entend Amélie Morin chanter d'une voix acidulée de petite fille perverse “J'étais juste venue vous dire bonjour”.

On mise beaucoup d'argent. Des drôles de types mettent des piles de jetons sur le tapis. Ils parlent avec un fort accent russe et ont pour certains des physiques de gorille. La demoiselle aux yeux émeraude comme la couleur de sa jupe sombre, se laisse entraîner à miser bien plus qu'elle ne possède et d'emprunts en arrangements, elle se trouve fort dépourvue la nuit venue. Des piles impressionnantes de jetons décorent pourtant le tapis vert. Elle regarde fixement tout cela, les mains vides, sans un seul jeton devant elle et nul ne veut plus rien lui avancer. Un silence impressionnant règne autour de la table, les croupiers observent sans bouger, tous les regards se concentrent sur la joueuse qui déclare soudain :

— J'ai encore quelque chose à miser.

— C'est-à-dire ? demande le croupier en chef.

— Je me mets en jeu.

— Comment cela ?

— Je me joue sur le numéro 5, c'est le numéro de mon parfum. Mais on fait tapis, si je gagne j'emporte tout.

— On n'est pas au poker, observe le croupier ; la somme des nombres du tapis ne fait que six cent soixante-six.

— Moi je veux bien, déclare un des hommes avec un accent russe prononcé. Si le numéro 5 sort, elle emporte tout ce qu'il y a sur le tapis. Mais si elle perd, celui qui gagne l'emporte.

Tous les hommes présents semblent d'accord ; en tout cas, personne n'ose protester. Mais on est fort embarrassé. Peut-on faire tapis de sa propre personne ? On s'adresse au chef de table, qui appelle la direction au téléphone, qui accorde fébrilement tout ce qu'on veut pourvu que les étrangers présents en soient d'accord.

— Chacun mise ce qu'il veut, fait observer le chef de table. Mais si mademoiselle se met en jeu, elle doit se mettre sur table.

— Je n'occupe certes pas un grand volume, mais je vais tout de même avoir du mal à m'installer seulement sur la case du numéro 5 ! fait observer la joueuse.

— Installez-vous sur le tapis comme vous pouvez, par convention nous dirons que vous avez misé le 5, sur lequel vous mettrez le doigt.

— Je risque de bousculer un peu les piles de jetons de ces messieurs !

— Les croupiers ont tout en mémoire, vous le savez bien.

À court d'arguments, la jeune femme regarde autour d'elle. Elle n'est entourée que d'hommes en tenue de soirée silencieux, parmi lesquels les étrangers à l'accent russe qui la regardent sans commentaires. Celui qui semble être leur chef a misé trois fois sur le six. Il faut donc monter sur la table sans risquer le ridicule. Elle se tourne, pose les fesses sur le bord de la table et d'un seul mouvement gracieux se hisse du côté des croupiers, tout près de la roulette. Elle prend la pose de la petite sirène, sa jupe se pose en corolle autour d'elle. En passant elle bouscule quelques piles de jetons qui s'écroulent comme dans un film au ralenti. Quand elle est installée, elle pose un doigt élégant sur la case du numéro cinq.

La joueuse s'est statufiée, le silence est total, les hommes immobiles la regardent sans mot dire. Le croupier déglutit, puis lance la boule qui commence à courir avec un bruit de roulement. Au bout d'un moment il déclare le “Rien ne va plus !” obligatoire, mais il y a un long moment déjà que plus personne ne mise. Tout le monde se hausse un peu sur la pointe des pieds, Hubert et moi tendons le cou pour essayer de voir la roulette par-dessus la belle. La boule finit par s'immobiliser. Dans un silence religieux, le croupier annonce :

— Le six ! 

Alors de son râteau il montre l'homme qui a misé trois fois sur le six et esquisse le geste de pousser la fille vers lui. Tandis qu'elle se déplace avec toute la dignité possible en ces circonstances vers son gagnant, le croupier ramasse les autres jetons que la banque empoche. La perdante se remet à la table de jeu aux côtés de son gagnant, avec des jetons pleins les bras que ce dernier lui remet. Son regard fixe à nouveau le tapis intensément, elle soupire d'aise et recommence à jouer, jetant ses mises sur la table d'un geste plein de grâce.


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