H2G - The hand of God game
Gérard Dargenson
LE BOURREAU TOURMENTE
Alice s'élança à nouveau sur la marelle ; le palet était tombé sur la ligne qui sépare le ciel de l'enfer. À la croisée des chemins, le tapis vert ne laissait guère le choix. Elle sauta les cases sur un pied, écarta les jambes sur la croix et parvenue au bout de la marelle, sauta à pied joint dans le miroir et se retrouva en Avalon, papillonnant de l'autre côté de l'écran.
Min est rivé devant son jeu vidéo. Sur l'écran de télévision, s'agitaient deux créatures fabuleuses dans un combat mortel. On entend des cris, des bruits métalliques d'armes entrechoquées, des rafales d'armes à feu. Il me demande :
« Tu veux jouer ? Prends cette manette, tu dois me tuer. »
Je prends en main l'instrument. Il commande ainsi une sorte de robot hérissé de pointes de toute part, qui semble particulièrement effrayant. Le personnage manipulé par Min semble un peu plus pacifique dans le genre. Mais je ne suis pas expérimenté et dès le début, je subis des attaques qui me dominent, psychologiquement et cathodiquement. Mon adversaire s'approche de lui, un énorme trident en sort tout à coup, traverse le corps du personnage que je suis censé commander qui poussa un cri de douleur. Du sang gicle partout dans un gargouillis infâme, s'écrasant raffinement suprême, en gouttes dégoulinantes à l'intérieur de l'écran comme si une caméra voyeuse assistant au combat en était réellement éclaboussée. Le corps du vaincu se met à tressauter frénétiquement un court instant, puis émet encore quelques spasmes de moins en moins convaincus et enfin pendouille pitoyablement sur l'énorme trident qui l'a empalé. Min s'exclame, radieux :
« Tu as vu la prise ? Évidemment, tu ne connais pas encore les prises. Celle-là, c'est une prise fatale !
— Ah bon, parce qu'il y a des prises fatales ? »
Puis l'écran affiche un choix de héros, de héros du temps présent. Dans le lot, quelques héroïnes me sourient. L'une d'entre elles me plait, je décide de me faire femme. Min prit un monstre robot tout droit sorti d'un livre de science-fiction. Quand on se retrouve sur un des terrains de combat, entourés de fleuves de flammes et de scies circulaires géantes, je découvre mon héroïne pendant la phase de présentation des personnages. C'est une ravissante beauté virtuelle, brune aux cheveux mi- longs avec une frange sur le front, fort peu vêtue, armée de deux grandes épées et dotée d'une superbe paire d'ailes colorées de libellule, avec des contrepoids dentelés. La créature, nommée “Alice” par l'ordinateur, fait quelques pas de deux pour se présenter en faisant tournoyer les lames dans le vide et articule d'une voix ferme et douce quelques mots en anglais.
Cette jeune femme miniature est à vrai dire ravissante et son port élégant tranchait avec l'ambiance virile et vulgaire des autres personnages du jeu vidéo.
— Attends, je vais te montrer quelque chose ! s'exclame Min. Il manipule des boutons. Son personnage se retourne devant Alice, se baisse et lâche un pet sonore, agrémenté d'un nuage vert. L'effet est surprenant. Puis le gamin prend ma commande et fait de même avec la jeune femme virtuelle. Celle-ci s'approcha de son adversaire, se retourne gracieusement et tapotant sa fesse d'une épée, déclare : “Kiss my ass ! ” Min rit et recommence : “Kiss my ass ! ” Il recommence encore, réalisant le rêve de la femme androïde qui obéit idéalement à tous les ordres qu'on lui donne : “Kiss my ass ! Kiss my ass ! ”
Le combat commence. Le gamin montra des prises à l'adulte. C'est compliqué, il faut appuyer sur plusieurs boutons en même temps ou successivement mais dans un délai très bref et dans un ordre précis. Pendant que je m'acharne sans succès sur des commandes réticentes, Min massacre allègrement Alice, qui mouline en vain ses épées dans le vide. J'observe attentivement sur l'écran la jeune femme transpercée par une énorme hallebarde, poussant des cris de douleur. Pendant combien de milliers d'années a-t-il fallu le prétexte d'une sale guerre ou d'une méchante révolution, pour pouvoir jouer impunément au tortionnaire, mais avec des êtres humains bien réels ? Certes, la conscience des bourreaux fait des victimes des êtres non humains, barbares pour les uns ou mécréants pour les autres. Il faut bien cela pour pouvoir massacrer sans remords. Un humain virtuel constitue en quelque sorte une victime de progrès.
Car le bourreau, ainsi qu'on l'a vu dans toutes les sales guerres, ne peut jamais cesser de torturer, il est lui-même prisonnier de sa victime qui lui offre son fantasme incarné, le pouvoir d'obtenir d'un corps humain étranger les mêmes mouvements qu'on peut commander au sien. À ce jeu de polichinelle, on ne guérit pas, on enchaîne le bourreau à sa propre souffrance : celle de répéter sans fin le fantasme qui l'emprisonne.