Hannibal, l'horreur sympathique
novembre
On entre à une série par différents prétextes : par paresse, par attrait pour un univers ou pour un acteur, par curiosité, par rupture amoureuse ou par manque sexuel (?) et la liste se poursuit interminablement. Souvent, on entre pour de multiples prétextes, il est alors plus convenant et confortable de se pardonner à soi-même cette invincible attraction ; car plus nombreuses sont les excuses. Il arrive enfin, fait assez rare, que l’on entre à une série par pure passion. Aussi alarmant que soit ce dernier degré d’addiction au genre cinématographique en pleine explosion qu’est la série, qui est entre virgules comparable à l’explosion des romans feuilletons à la fin du XIXème siècle, ce fut mon cas précisément pour la série Hannibal. Jusqu’à aujourd’hui, à mon grand étonnement au regard de son audace esthétique et en dehors de l’interview par Télérama de Mads Mikkelsen, peu d’encre française a coulé à propos de la nouvelle série de Bryan Fuller et que Canal + a judicieusement choisie comme fer de lance pour sa campagne de rentrée 2013.
Aussi faut-il d’emblée être franc : Hannibal est l’une des séries les plus esthétiques qu’il m’ait été donnée de voir. Contrairement à la majeure partie des productions sérielles où l’image est sacrifiée en vertu de l’histoire, les scénaristes privilégiés au réalisateur, comme si le format de la série n’était pas assez noble pour recevoir un traitement graphique de qualité et un regard auteuriste, la nouvelle série de Bryan Fuller s’inscrit pleinement dans la lignée restreinte des séries artistiques : Mad Men, les Revenants, Game of Thrones, … Chirurgicales, taillées au scalpel comme le visage de Mads Mikkelsen, répondant à une dynamique de l’économie et de la condensation, il n’y a pas une de ses séquences qui ne soit méthodiquement composées, pas un de ses plans qui ne soit étudiés dans une perspective architecturale : effets de symétrie, lignes droites ou anguleuses. Aussi faudrait-il presque parler de mise en scène ritualiste au regard corroborant des nombreux effets d’échos et de miroirs. Par ailleurs, sculpturales, épurées, les images prennent parfois des dimensions monumentales grâce à l’emploi privilégié du plan d’ensemble, de mises en perspectives somptueuse des scènes ; écrasantes, elles m’évoquent quelques fois des édifices tels que pouvait en architecturer Nicholas Hawksmoor.
Hannibal est également une série en profondeur où la lumière et l’air se font rares. La photographie est hivernale et crue, la lumière est toujours diaphane, spectrale, luminescente quand elle n’est pas carrément absente, l’essentiel des scènes de la série étant tournées dans des lieux clos, sans fenêtres, comparables à des caveaux ou à des cryptes. Les contre-jours foisonnent, les contrastes et les clairs-obscures aussi, rappelant à certains égards le Caravage. Aussi faut-il déposer tout espoir de couleurs vives, tant celles-ci sont vampirisées par l’omniprésence obsessionnelle du rouge dans toutes ses nuances : pourpre, carmin, fumée d’enfer, amarante, etc. Couleur pour le moins équivoque à la lumière de la série, symbolisant aussi bien le désir violent et la violence désirable.
Sans le moindre compromis, le monde étant vu sous le voile, le suaire du point de vue d’Hannibal, l’esthétique est effectivement, absolument morbide. La mort est sublimée, trahissant la nécrolatrie obscène du personnage ; toute mort est gastronomique, tout cadavre est spectaculaire et édifiant, tout massacre est un tableau encadré de silence et de recueillement. L’image renoue avec ses origines antiques : elle retrouve la connotation funèbre de l’imago, ce masque mortuaire moulé en cire et rangé dans des niches. Les lumières qui hantent les espaces confinés d’Hannibal sont négatives ; malades et contagieuses, cliniques, elles auréolent les objets d’une spectralité menaçante, d’uneobscurité naturelle, surlignant les auras mentalement malades des êtres. La série conjugue ainsi une conception classique de la beauté, construite sur la base de la symétrie et de la linéarité des formes, à une conception vraiment moderne, où la morsure de l’instant peut éclater cruellement et spontanément, déchirant de l’intérieur les figures (pour de plus amples développements à ce sujet je vous renvoie au Nadir de la Grâce)
Aussi subtile et originale que soit la nouvelle série de Bryan Fuller dans son traitement de l’image, d’un point de vue narratif elle ressemble quelque fois à un arlequin-ragoût cuisiné, si j’ose dire, à la sauce des séries médico-psychologiques à succès de ces dernières années : Docteur House, le Mentaliste, Esprits Criminels, … Mais en dépit de cette tentative malheureuse et mercantile de synthétiser les qualités des séries concurrentes pour élargir l’audimat, Hannibal parvient tout de même à se différencier sans doute grâce un casting de haute volée, mais surtout grâce à l’introspection dans les arcanes de la folie dont elle nous fait la promesse dès les premières minutes de l’épisode pilote. Pour être à la frontière des représentations les plus paranormales de l’esprit et des manifestations les plus violentes du corps, la folie fascine unanimement. Les scénaristes d’Hannibal en avaient conscience, car ils ont joué sur les deux plans, alternant scènes de crime et visions hypnagogiques ou cauchemardesques, puis les intriquant graduellement au point que leur distinction en devient impossible. De plus, la promesse est d’autant plus forte qu’elle se fonde sur une omniscience bicéphale : psychanalytique, incarné par Hannibal et translucide, incarné par Will Graham. Promesse d’omniscience toute humaine, s’il en est, désespérément nécessaire au téléspectateur moyen tant l’architecture des niveaux narratifs d’Hannibal repose sur une superposition de cryptages : la scène de crime (des énigmes), les relations humaines ambivalentes, la psychanalyse de Will et d’Hannibal et pour plafonner l’abîme de la crypte, les cauchemars de Will, niveau le plus inférieur de la pyramide inversée du cryptage. La prolifération pour le moins grotesque de lecteurs intelligents, de décrypteurs – psychiatres, psychologues – conduit à une mise en abîme vertigineuse de la dynamique de décryptage : le décrypteur principal (Will) est décrypté par deux autres décrypteurs (Hannibal, Alana), dont le cryptage de l’un (Hannibal) est décrypté par un dernier décrypteur (le psychiatre d’Hannibal) ; à ce titre, la série menace parfois dangereusement de tomber dans une caricature : celle d’un monde aliéné où n’habiteraient que des sociopathes, de potentiels sociopathes et de psychanalystes dénué de toute déontologie.
Il va sans dire que, de ce jeu de facettes à regards ou de regards à facettes, de ce palais des glaces en somme, le maître est Hannibal qui présente la particularité fascinante d’être simultanément le crypteur suprême, génie de l’énigme et le décrypteur sublime, psychanalyste divin. Par ailleurs, alors que la vision de Will lui donne le pouvoir de recomposer le passé dans une perspective de décryptage, la vision du cannibale lui donne celui d’architecturer le futur dans une perspective machiavélique. Le vrai scénariste, c’est lui. Outre que ce dispositif oculaire offre au téléspectateur l’illusion de l’omniscience, soulignée par la connaissance supérieure que ce dernier a sur les personnages, il présente surtout l’intérêt d’exciter la pulsion voyeuriste d’une manière hautement intrusive, car fondamentalement psychologique. Il faut d’ailleurs comprendre l’ouverture pour le moins récurrente des corps comme une métaphore même du décryptage, une effraction de l’intimité ; à ce titre, devant plusieurs millions de regards, le personnage de Will Graham est littéralement autopsié vivant par son entourage aussi bien adjuvant qu’opposant – Hannibal en chef d’orchestre.
Il me semble que cette dialectique régît également la relation qu’entretiennent les deux personnages principaux : Will et Hannibal. Le premier est doué d’une pure empathie, c’est à dire d’un pouvoir de projection de type existentielle qui lui donne la capacité de ressentir comme si elles étaient les siennes les émotions les plus intimes des individus dans lequel il se projette. La plupart des grands artistes ou des grands critiques sont doués de cette qualité. Cette pure empathie fait de Will un agent du dévoilement et de l’ordre, dans la mesure où le dévoilement est recherché dans une perspective de recomposition de la vérité. A l’inverse, Hannibal est un pur sociopathe, le monde n’étant à ses yeux qu’une vaste boucherie de luxe. Or, sa survie dans la société dépendant directement du degré de voilement, de cryptage de sa sociopathie, il est un agent du chaos.
A la faveur de toutes ces analyses, il est possible d’avancer qu’Hannibal est une épiphanie perverse de l’intelligence de son personnage éponyme. Le regard de fascination qui est porté sur le personnage d’Hannibal et l’histoire, qui est pensée à son service, contribuent insidieusement à développer chez le téléspectateur une admiration pour le magnifique sociopathe. Admiration à laquelle s’adjoint une connivence, sympathy for the devil que contribuent à entretenir les multiples clins d’œil à la saga cinématographique et qui entre en tension avec l’attachement envers le personnage de Will. Mais faut-il pour autant blâmer la série pour son parti pris malsain ? Après tout, le pacte est dans le titre. Et si la justice et l’ordre ne sont que des prétextes à la sublimation de l’ingéniosité du docteur Lecteur, des repoussoirs à sa mise en valeur démente, je crois surtout qu’il faut considérer la série sous l’angle de ce comique aristocratique qu’est l’humour noir.
Il faut dire qu’un soin tout à fait remarquable est porté au traitement de la parole, qui est un élément déterminant dans le succès d’une série. Deux aspects de la langue, en accord avec la thématique de la sociopathie, me semblent avoir été mis au cœur de l’élaboration de l’écriture : le pouvoir et le non-dit. Mise en scène du pouvoir des mots et des sentences en la personne d’Hannibal, tumeur cérébral symbolique qui, plutôt que de soigner l’esprit de Will Graham, le dérègle, le dévaste et le dévore de l’intérieur. Plus encore que la question de l’influence, c’est toute la question passionnante de la suggestion qui est posée, linguistiquement exprimé par l’acte perlocutoire du langage ; c’est aussi celle de ce que l’on appelle les actes illocutoires dérivés, soit tous les actes de langage accomplis à travers d’autres, ou en d’autres termes tous les réseaux souterrains de présupposés et de sous-entendus que décèlent en eux les discours. Aussi n’est-ce pas rare dans Hannibal d’assister à des joutes verbales où les enjeux se jouent littéralement sous nos yeux, dans les catacombes des discours, au contre-jour des voix.
Autre point qui mérite de s’y arrêter : THIS IS MY DESIR. En cette sentence que prononce Will lorsqu’il reconstitue le modus operandi des assassins réside la clef philosophique de la série. L’himeros hannibalien et des tueurs en série en général se confond avec un éros thannatique ; en d’autres mots, leur pulsion de vie se concrétise par une pulsion avide de mort ; ce paradoxe légitime à lui seul le choix d’une esthétique de morbide dans le traitement de l’image. Et, chose tout à fait fascinante, chez Hannibal, cette concrétisation de son himeros au travers de son thanatos trouve son paroxysme le plus jubilatoire dans les scènes de dîners où le repas, réponse à un besoin vitale de manger, est produit à partir de mort, réponse à un besoin morbide de tuer. En ce nouveau paradoxe réside en partie la fascination qu’exerce sur l’esprit l’idée de cannibalisme. C’est d’ailleurs au cours de ces scènes que le personnage d’Hannibal fait le plus état de son bon goût pour la vie, de son affamie, en comparaison du reste des scènes où il demeure souvent stoïque. Autant dire que la sublimation gastronomique de la nourriture jette un froid ironique à l’appétit qu’elle suscite !
Concluons par le meilleur : le dessert : Mads Mikkelsen dans le rôle d’Hannibal Lecter. Au moins, la série vaut-elle pour son interprétation, toute en subtilité, en raffinement, en retenue, l’acteur parvenant à se situer dans la lignée de ses illustres prédécesseurs en donnant toutefois un ton nouveau, plus inquiétant, disons une dimension plus compliqué, spéculaire à la psyché du cannibale. Ce n’est pas qu’Hugh Dancy échoue à nous intéresser, mais a l’instar de ces acteurs extraordinaires tels Leonardo Dicaprio, qui aurait je le crois incarné à la perfection la créature de Thomas Harris, l’acteur danois a ce talent inouï qui consiste à se faire oublier au profit de son personnage, sans l’aide de plusieurs heures de maquillage et d’un rôle farfelu, par un art savant de l’illusion dans son acceptation la plus scientifique. Pardonnez-moi le jeu de mot, mais plus encore que donner le change, l’acteur donne l’échange, projetant à la caméra la présence, l’aura et je dirais le spectre du personnage qu’il incarne. Au mépris de lui-même, il se fait l’enveloppe d’un monstre magnifique et prête son visage, digne d’un masque antique, à une force de défiguration inenvisageable : le mal pur.