Hanté

linadu90

HANTÉ

L'hiver avait été particulièrement rigoureux, cette année-là. Du côté de Noirmoutier, le port était pris dans la glace et la chaussée du Gois était impraticable depuis plusieurs jours. La marée était basse mais l'eau s'était figée en manteau de givre sur les pavés avec un air de ne pas vouloir s'en déloger avant quelques mois. Engourdi et quelque peu hostile en cette saison, l'endroit était presque désert. Seule une personne demeurait là, immobile, adossée à sa voiture. Mathias.

Le klaxon d'une voiture le ramena bientôt à la réalité. Frigorifié, il se tourna vers la conductrice qui n'était autre que Louise, une nouvelle collègue. Il ne s'était pas rendu compte du temps passé sur la berge, mais ses mains ankylosées lui donnèrent un petit indice. Elle ouvrit sa vitre, n'ayant pas le courage de braver le froid.

-          Je voulais profiter de ma pause pour voir le fameux passage du Gois.

-          Tu peux venir regarder mais pas traverser en voiture. Comme tu dois le savoir, c'est une route submersible et potentiellement dangereuse, surtout l'hiver. Pourtant c'est en cette saison qu'est révélée toute sa splendeur. J'apprécie aussi le calme qui règne. Lui répondit-il, le regard fuyant.

-          C'est pour ça que tu viens pendant l'heure de midi ?

-          Oui, j'aime assez la solitude tu sais.

Mathias aurait voulu la reprendre. Il n'y avait pas qu'à midi qu'il s'y arrêtait. Non, c’était bien plus. Beaucoup trop.

            Cela faisait un mois que Louise était arrivée de l'est de la France, un poste important d'ingénieur en aéronautique lui avait été proposé et elle avait tout quitté pour s'installer en Vendée. Les premiers jours furent difficiles, l'emménagement, la rencontre avec ses nouveaux collègues, une région inconnue. En dehors de son travail, elle n'avait pas vraiment réussi à se faire des amis. En revanche, une personne l'intriguait, Mathias. Comme elle, il avait cet instinct solitaire, ne s'attardant pas lors des bavardages des autres, fuyant du regard le monde qu'il croisait. Et s'en vraiment s'en rendre compte, elle s'était mise à l'observer, juste une curiosité mal placée au début, puis un réel attrait par la suite.

            Ce jour-là, c'est Tom son assistant qui lui avait révélé la manie de Mathias à traîner à proximité du passage du Gois. Pour Louise, c'était peut-être là une occasion de lui parler en dehors du cadre rigoureux du travail. Ses intentions n'avaient rien à voir avec une quelconque envie de séduction mais plutôt un obscur sentiment de vouloir s'immiscer dans la vie de cet homme. Pourtant, du fait de son métier, Louise était une personne très cartésienne, avec une doctrine bien encrée en elle "Je ne crois qu'en ce qui a été prouvé par la science." et elle ne laissait pas la place aux signes du destin, aux croyances ou autre foutaises. Malgré tout, là

voilà devant lui, sur cette route déserte, attirée comme un aimant.

-          Bon et bien je te dis peut-être à tout à l'heure au bureau ! Conclue Louise dépitée par le manque d'intérêt de son interlocuteur.

-          A tout à l'heure.

Mathias détourna son regard de nouveau en direction du Gois, sans un mot de plus.

-          Ok, regarde ta fichue route si elle est plus intéressante que moi. Maugréa-t-elle une fois la vitre fermée.

Les heures supplémentaires jalonnaient le quotidien de Mathias. S'il ne les faisait pas au travail, il les faisait chez lui dans son vaste appartement. Un coin bureau faisait la part belle au salon et effaçait toutes traces de convivialité à son intérieur. Seul Truc et Muche, ses deux poissons discus, égayaient l'endroit de leurs couleurs vives. Le choix quelque peu atypique des noms venait d'Olivia.

-          Vous vous souvenez des rires d'Oli quand elle vous appelait pour manger ? "Truc, Muche, à table" Non, je pense que non, vous vous fichez bien de nos vies d'humains et vous avez bien raison.

Comme chaque soir, Mathias était seul face à l'aquarium, à fixer ses poissons, comme s'il attendait que quelque chose se passe, ou comme si d'un instant à l'autre, il verrait Oli débarquer, jeter sa veste sur la chaise et s'affaler sur le canapé en soupirant comme chaque jour. Mais jamais rien ne se passait. Les poissons continuaient leurs rondes, léthargiques, rendant presque jaloux Mathias avec leurs vies si désuètes.

            Le bâtiment dans lequel travaillait Louise était moderne et jouissait d'une décoration à la pointe de la modernité. Quand elle traversait les couloirs, elle se pâmait presque devant les murs où s'entremêlaient couleurs ardentes et motifs très graphiques. Certes, les couleurs pouvaient être perçues comme agressives, mais pas pour Louise qui y ressentait là un formidable regain de détermination. Elle se rendait au service comptabilité quand son téléphone portable se mit à vibrer.

-          Alors Lou, quoi de neuf dans ta nouvelle région ?

-          Marion ! Ecoute, pour l'instant ça va. Les gens sont sympas, mon travail se passe à peu près bien. Mais par contre, je m'ennuie un peu. Répondit Louise.

-          Tu t'es fais des amis au moins ?

-          Pas vraiment, pour l'instant je n'ai accroché avec personne. Tu me manques Marion.

-          Et bien reviens idiote !

-          Arrête, il fallait que je bouge, tu me connais, je n'aime pas la stabilité.

-          Et donc tu fuis à l'autre bout du pays.

-          En quelque sorte.

Ces deux-là étaient amies depuis l'enfance et personne n'aurait parié un jour qu'elles se "sépareraient". Louise s'étonnait peu à peu du mal-être qui s'emparait d'elle en dehors de son travail. Bien entendu qu'elle se sentirait seule, qu'elle s'ennuierait sans sa "sœur", mais là c'était carrément physique. Etait-ce la raison de son intérêt envers cet homme ? Combler ce vide ? C'est ce qu'elle se demandait, collée à la baie vitrée, l'apercevant dans la cour une fois qu'elle avait raccroché. En approchant ses yeux de la vitre elle jurerait le voir parler tout seul. Mathias. Mystérieux Mathias... Murmura-t-elle. Elle détailla son physique carré assez flatteur, il émanait de lui cette beauté propre aux années écoulées, un embellissement. Louise lui donnait la quarantaine pas plus. En revanche, ses choix vestimentaires, notamment cette veste  kaki à carreaux peu flatteuse, laissaient à désirer. D'un coup, Mathias croisa son regard et, prise au dépourvu, elle détala dans le couloir.

            Pendant ses pauses, Mathias s'asseyait sur l'un des bancs du parc aménagé de l'entreprise. Le vent glacial ne le gênait pas, bien au contraire. Il avait pour seuls compagnons des oiseaux cherchant de quoi se nourrir et ça lui suffisait amplement. Depuis le drame, il y a deux ans, Mathias en avait marre de devoir répondre aux éternelles interrogations des gens, à leurs rengaines forcées, ou pas. Les animaux lui apportaient une quiétude que ses congénères ne lui apportaient plus. Quand il a remarqué Louise le dévorer des yeux, il ne put ressentir que de l'hostilité envers elle. Là où n'importe lequel de ses collègues masculins auraient été flattés, lui prenait son manège comme une intrusion. Il faut dire qu'elle n'était pas très discrète, ses regards en coin, sa file en voiture, Mathias les avait immédiatement remarqués. Qu'avait-il de si spécial pour qu'elle s'intéresse à lui ? Il ne souriait jamais. Son laisser-aller était plus que flagrant. Indifférent envers tout le monde, il avait fait fuir ses derniers amis dans la boîte. Quand les interrogations sur le monde lui pesaient trop, il n'avait plus qu'un seul réflexe. Aller au Gois.

-          Bonjour mon amour.

En guise de bonjour, Mathias sourit à Oli. Garé sur la berge, il fallait qu'il vienne rendre visite à sa femme. Ces rendez-vous quotidiens étaient comme une drogue.

-          Je te sens perdu Mathias ? Que se passe t-il ?

-          Tu me manques.

-          Tu sais que c'est mieux ainsi. On avait fini par se profondément se détester.

-          Oui. Jusqu'au point de non retour.

-          On en a déjà parlé tant de fois. Raconte-moi autre chose.

-          Il y a cette fille. Louise. Elle a l'air de s'intéresser à moi. Mais il n'est pas question que je te trahisse.

-          Tu ne peux pas trahir une femme avec qui tu n'es plus. Il faut que tu avances. Parle-lui. Comment est-elle ?

-          Brune, de longs cheveux fauves comme toi, grande, élancée, déterminée et souriante.

-          Ca va te changer de moi on dirait bien. Souriante, déterminée… Tout mon contraire.

Comme chaque soir où il pouvait parler à Oli, Mathias se sentait soulagé. Ses nuits n'étaient plus tourmentées par l'incompréhension et la culpabilité. Mais, le lendemain tout revenait brusquement, les doutes, les questions, une souffrance carrément physique certains jours.

            Son expresso brûlant en main, Louise n'écoutait pas le discours ennuyant de Thomas, son directeur. Elle détestait ses hommes qui de part leur statut se permettaient de croire que toutes les femmes ne pouvaient que défaillir devant eux. Et à aucun moment, il ne daigna s'intéresser à elle, trop égocentrique qu'il était. Dans la salle de réunion en face, elle pouvait apercevoir Mathias présenter un projet. Malgré la timidité évidente qui émanait de lui, à l'inverse, dans son travail, il avait presque l'air audacieux. Louise n'osait pas demander à ses collègues des renseignements le concernant, de peur qu'on lui imagine une quelconque attirance. De ce fait, elle ne connaissait pas grand-chose de lui et le peu d'éloquence de cet homme n'allait pas arranger les choses. Elle-même se détestait à faire de telles minauderies. "Merde quoi, tu es sortie major de ta promo, tu t'es battue pour t'imposer dans ce milieu d'hommes, c'est eux en temps normal qui t'abordent et te harcèlent même pour un rendez-vous ! Ce mec n'est pas normal et c'est tout, trace ton chemin".

 

            La plage de L'Epine était particulièrement déserte à cette époque de l'année, elle n'hésitait pas à chasser l'homme une bonne partie de l'année à coup de bourrasques de vent et de vagues puissantes. Mais Louise tenait bon, elle ne s'avouerait pas vaincu avant d'avoir couru sa demi-heure hebdomadaire. La sensation du sable sous ses baskets était difficile à supporter au début mais affronter la nature déchaînée lui plaisait. En retournant à sa voiture, elle eut l'idée de faire un tour au passage du Gois. Par curiosité. Pour voir s'il y était. Quelle étrange manie que de passer son temps aux abords d’une route lorsqu’on habite une île aux plages si captivantes. Arrivée à proximité, elle ne vit personne et finalement cela la rassura, il devait être chez lui, devant la télé, sous la douche ou travaillant sur des dossiers, comme une personne normale. Mais elle, qu'est ce qu'elle fichait là ? C'était elle la déséquilibrée dans l'histoire ! Elle en profita pour regarder les énormes panneaux lumineux qui indiquaient l'heure de basse mer. Dans un quart d'heure, Louise pouvait, si elle le souhaitait, traverser le Gois. Le dégel avait fait son ouvrage sur la route mais les mauvaises conditions climatiques la faisaient hésiter. Il était bien écrit sur le panneau qu'en cas de mauvais temps, il ne fallait pas traverser hors de l'heure indiquée. "Non mais quelle idée de faire des passages comme ça, il y a déjà dû y avoir des tas d'accidents. Les gens sont tellement inconscients quelques fois". Pensait-elle. Et l'énorme croix qu'elle apercevait ne rendait que plus glauque la situation.

            Au volant, elle avançait prudemment, fixant chaque panneau ou balise. Au beau milieu du trajet, une épaisse brume s'abattit brusquement et l'état de nervosité de Louise empira. La route faisait quand même quelques kilomètres de long. Elle mit le son de la radio à fond, la voix de l'animateur était la seule chose rassurante à bord de la voiture. En règle générale, Louise riait des films d'épouvante mais se retrouver dans un décor propice à ce genre de films était une toute autre chose.

-          Est-ce une forme de bizutage que tu m’imposes ? Dit-elle à haute voix.

« Oh non, ça y est je deviens folle, je parle à une route ! ». Le brouillard s’intensifiait et la vision de l’eau de chaque côté du véhicule fit presque défaillir Louise. Le poste de radio commençait à grésiller et elle essaya en vain de changer de station. A cause de son attention un peu trop portée sur la radio, elle lâcha légèrement la pédale d’accélérateur qui fit caler la voiture.

-          C’est pas vrai, mais quelle idiote !

Les yeux écarquillés, elle surprit sa main en train de trembler quand elle essayait de remettre le contact. Son acharnement la desservit car le voiture ne redémarrait plus.

-          Allez, reprends ton calme, il est hors de question de rester bloquer ici, et de laisser l’eau m’engloutir.

Et, finalement, un ronronnement soulageant résonna et c’est le pied lourd que Louise acheva la traversée. Elle se fit la promesse que le Gois n’aura plus le plaisir de la revoir sur ses pavés.

-          Je vous demande de travailler ensemble sur ce projet, je pense que vos compétences associées peuvent être un bon atout.

Cette phrase de son supérieur se faisait écho dans l’esprit de Mathias comme une bonne migraine dont on n’arrivait pas à se débarrasser. Il travaillait seul. Seul et efficacement. Il en venait à se demander si ce n’était pas elle qui avait manigancé tout ça. Mais que voulait-elle à la fin ? Ne lui avait-on pas raconté son histoire ? N’importe quelle femme sensée resterait loin de lui. Après le travail, il se rendit au snack du coin chercher à manger. Faire les courses et cuisiner, n’étaient plus des choses qu’il avait plaisir à faire depuis qu’il était seul. Le plus souvent, il faisait au plus simple, il ramenait des plats préparés ou des sandwichs.

-          Salut Mathias ! Qu’est ce que je sers à mon meilleur client aujourd’hui ?

-          Bonjour Arno, mets-moi un panini savoyard avec une salade caesar s’il te plaît.

-          C’est comme si c’était fait.

Mathias était très proche d’Arno, le serveur du snack. Il faut dire que Mathias en a passé des heures ici et Arno fut à son grand étonnement un très bon confident quand ça n’allait pas. A présent, il  devinait les moments où son client avait besoin de parler ou pas. Ils n’étaient pas amis, ils ne se voyaient pas en dehors comme l’aurait fait beaucoup de gens normaux. Non, Arno était juste un réconfort, le seul lien social que Mathias se permettait d’avoir. Et ça, le serveur l’avait très bien compris.

            Il était tard quand Louise rentra ce jour-là. Quand elle avait apprit qu’elle allait faire équipe avec Mathias dès la semaine prochaine, elle émit quelques réserves, persuadée qu’il allait penser qu’elle y était pour quelque chose. Or, ce n’était pas le cas. L’approcher lui faisait peur. Son écharpe bien serrée, elle traversa la rue pour aller au snack du coin. Ce soir, elle n’avait pas le courage de se faire à manger et choisit la solution de facilité. Mathias venait de sortir quand Louise le frôla sans qu’aucun des deux ne s’en aperçoivent.

-          Bonsoir Madame !

-          Mademoiselle. Le corrigea-t-elle en souriant.

-          Mademoiselle, pardon. Que souhaitez-vous ?

Louise parcourut le menu et se fit plaisir au mépris des kilos. En attendant sa commande, assise à une table, elle regarda les nombreuses photos accrochées au mur. Le serveur avait l’air d’être photographe à ses heures perdues. Elle comprit qu'elle avait devant elle la gamme complète des émotions humaines. La photo d’une bande de jeunes s’esclaffant, une vieille dame nostalgique, un père de famille protecteur envers l’innocence de sa fille, et…

-          J’y crois pas ! Ne put-elle s’empêcher de dire.

-          Un problème Mademoiselle ? Lui demanda le serveur en emballant son sandwich.

-          Oh pardon. Je regardais les photos au mur. C’est vous qui les avez faites ?

-          Oui. Elles vous plaisent ? Lui demanda t-il fièrement.

-          J’aime beaucoup ce qu’il en transparaît en effet. Surtout une.

Il s’approcha d’elle pour regarder ses clichés.

-          Laquelle ?

Louise pointa celle où elle avait reconnu Mathias.

-          Le ténébreux Mathias. Cette photo accroche toujours le regard des femmes.

-          Donc, vous le connaissez ?

-          Oui, c’est un très bon client. Nous nous connaissons depuis plusieurs années.

-          C’est l’un de mes collègues.

-          Ah oui ?

-          Oui, mais je me demande vraiment ce qui peut lui donner l’air aussi triste.

-          Vous ne savez pas ?

-          Non, je suis nouvelle dans le coin, je n’ai pas encore eu l’occasion de lui parler. Mais la semaine prochaine, je fais équipe avec lui et j’appréhende cette collaboration, vous comprenez ?

-          Je ne devrais pas mais…

-          Vous ne devriez pas quoi ?

-          Vous racontez par quoi il est passé.

Ce soir-là, des passants se demandèrent ce qu’avait cette femme pour ne pas regarder devant elle en marchant et se faire bousculer. Ce soir-là, Louise, bouleversée, comprit.

-          Sommes-nous tous d’accord pour accepter cette offre ?

A l’unanimité, tout le monde approuva ce qui mettait un point final à cette réunion plutôt mouvementée. C’était une chance pour l’entreprise que de s’associer avec ce géant de l’industrie. Seul Mathias, malgré un oui de sa part, semblait encore sceptique. C’est ce que décelait Louise en le regardant furtivement. Elle avait pris une peine énorme à ne pas le fixer, à rester professionnelle. De retour dans son bureau, elle se mit à entendre des éclats de voix dans le couloir. Par curiosité, elle regarda par la porte ce qui se passait. Dans le couloir, la réunion avait l’air d’avoir pris un tout autre tournant. Mathias haussait le ton en s’adressant à son supérieur, il était apparemment revenu sur sa décision et demandait à ce qu’on convienne d’une autre réunion. Bien entendu, Thomas refusait de prendre en compte ses arguments peu convaincants d'après lui. Dans une rage démesurée, Mathias retourna à son bureau et balança tout ce qu’il trouva. Personne n’osait intervenir pour le calmer, et il reparut dans le couloir tenant des objets personnels.

-          Je démissionne. Allez au diable.

Louise aurait voulu le retenir, mais elle aurait sûrement envenimé les choses, s’exposant même à une possible humiliation de la part de Mathias. Par la fenêtre de son bureau, elle vit Mathias marcher comme un fou furieux et disparaître derrière les murs d’enceinte. Elle resta là, interdite.

            Quand Louise quitta l’entreprise le soir même, elle ne rentra pas à son appartement. Une envie l’avait obsédée après le départ de Mathias. Et cette idée fixe la guida directement au Gois. La nuit ne tarderait pas à tomber et elle se pressa pour ne pas se faire remarquer par ses phares en arrivant. De loin, elle ne voyait aucune voiture. En s’approchant, elle lut sur le panneau lumineux que la traversée n’était plus possible malgré la chaussée non submergée. Elle savait bien que la marée arrivait à grande vitesse et qu’il fallait faire preuve de méfiance. Pourtant, c’était bien une silhouette qu’elle apercevait non loin, s’engageant sur le passage.

-          Mais il est fou celui-là ! S'écria-t-elle.

Elle sortit de sa voiture et cria à la personne de faire demi-tour. Elle attrapa son téléphone pour appeler les pompiers quand soudain elle reconnut Mathias à sa veste de mauvais goût.

-          Mathias ! Qu’est ce que vous faites ? S’égosilla-t-elle en vain.

Il était bien trop loin pour entendre quoi que soit, alors elle courut et s’engagea sur la route, faisant voler en éclat la promesse qu'elle s'était faite. De nombreuses flaques d'eau lui éclaboussaient les jambes, mais elle savait qu'il fallait faire vite car Le Gois ne donnait que quelques instants de sursis aux imprudents. Elle se voyait déjà faire face aux flots menaçants si elle tardait trop. Enfin, il se retourna vers elle, l’air hagard et désabusé.

-          Mathias, vous ne voyez pas que la marée arrive ? Il faut faire demi-tour. Cette route est dangereuse.

C’était la première fois qu’elle lui parlait et aurait préféré de meilleures circonstances.

-          Tu entends Oli, je te l’avais dit que c’était dangereux. Dit-il en regardant sur sa gauche.

-          Qu’avez-vous dit ?

-          Rien, pardonnez-moi. Je connais cette route par cœur. Je sais exactement à quel moment retourner.

-          Au vu de votre regard, vous aviez plutôt l’air perdu.

-          C’est vrai. Après la journée que j’ai passée, il y’a de quoi non ? Merci de vous être inquiétée pour moi mais tout va bien. Que faisiez-vous ici ?

Visiblement gênée, Louise fit demi-tour sans rien dire.

-          Vous vous enfuyez ?

-          Ca doit être la meilleure chose à faire quand on est sur une route qui n’en sera bientôt plus une en compagnie d’un fou.

Louise était vraiment bouleversée de s’être ridiculisée comme ça et d’avoir cru un moment le sauver d’une quelconque bêtise qu’il n’avait visiblement pas l’intention de faire. Pourtant, une chose lui était subitement revenue à l’esprit en redémarrant sa voiture et en le voyant de retour sur la berge. Ne s’était-il pas adressé à sa femme disparue à un moment ?

-          Tu vois Mathias, elle s’inquiète pour toi. Elle pensait peut-être que tu voulais me rejoindre. Est-ce le cas mon chéri ?

-          Peut-être.

Mathias regarda la voiture s’éloigner. Une minuscule parcelle d’envie de vivre avait ressuscité en lui. Et contre toute attente, grâce à Louise.

-          Je dois cesser de te parler Oli. Je veux vraiment passer à autre chose tu comprends ?

-          Mais ça ne dépend que de toi Mathias, et tu le sais bien.

-          Nous n’avons jamais su être un couple équilibré. Nous passions notre temps à nous déchirer, et mes mots sont faibles.

-          Tu exagères, nous avions de bons moments aussi.

-          Oui, mais les dérapages étaient plus fréquents. Dois-je te rappeler que tu as même été jusqu’à m’envoyer à l’hosto !?

-          Je n’ai pas fait attention à l’escalier, tu m’avais tellement énervée à me rabâcher que ma vie ne ressemblait plus à rien, que je me déconnectais de plus en plus du monde réel. Réel, irréel, qui sait vraiment ce qui peut exister ou pas ? Toi tu le sais ?

-          Non, je ne sais plus. On ne crée pas sa propre réalité, il ne peut en exister qu'une seule, aussi dure qu'elle peut être. Je veux te croire réelle pour échapper à la douleur de t’avoir perdue, à la culpabilité qui me ronge.

-          Quand je pense que tu as basculé dans l’escalier en essayant d’éviter mes assauts et qu’après tout ça, tu n’éprouves pas un soupçon de haine envers moi.

-          Je t’aimais.

-          Tu emploies le passé, c’est bon signe.

De retour chez lui, Mathias empila dans des cartons les affaires personnelles d’Oli. Il n’y avait pas touché depuis sa disparition, persuadé de son retour d’ici quelques jours. Jours qui se transformèrent en quelques mois puis des années maintenant. Il ferma les cartons y enfermant babioles et espoir, photos et souffrance. Il les déposera devant la porte du père d'Oli. Il ne toquera pas par peur de se retrouver face à une partie de ce trop lourd passé.

            Quelques mois avaient passé depuis son face à face étrange avec Mathias. Louise ne l'avait plus revu et préféra se concentrer sur son travail, le meilleur remède pour faire le vide. Assise sur le banc où elle avait aperçu Mathias un jour, elle profitait du retour du soleil qui s'était trop fait attendre au regard de sa peau pâle. Ses pensées voguaient vers ses amis et sa famille qui commençaient à lui manquer terriblement. Elle s'était donné une année avant de décider de son avenir et allait profiter des ses vacances prochaines pour visiter la région, les côtes l'attiraient et elle projetait de les longer jusqu'au sud. Elle fera sûrement ce périple seule, n'ayant pas réussi à se faire de vrais amis. Elle s'était faite à la solitude depuis son arrivée et la considérait comme une sorte de liberté. « C'est fou ! » se disait-elle « J'ai l'impression d'être à la place de Mathias, seule, sur ce banc... A parler dans le vide ». Décidément, il ne quittera jamais ses pensées, frustrée qu'elle était à ne pas avoir pu nouer quelque chose. Louise s'était même interdit de s'approcher du Gois pour ne plus avoir l'intention saugrenue de lui venir en aide si elle l'apercevait à nouveau. Pourtant, en fin d'après-midi, alors qu'elle regagnait son appartement en voiture, elle ne put s'empêcher de se dire que le coucher de soleil à cet endroit devait être magnifique. Louise n'avait put voir cette route qu'en temps hivernal et peut-être qu'une fois ces habits de printemps revêtus, Le Gois devenait plus accueillant. Mais pour le savoir, il fallait aller sur place, et voilà donc Louise transgressant son interdiction en se persuadant qu'elle n'y allait que pour le paysage et non pour ce satané Mathias.

            « Incroyable ! » souffla Louise. Mathias était toujours là, au même endroit. Elle espérait vraiment qu'il avait vaincu ses démons et le voir ainsi la peina véritablement. Elle décida de s'approcher tout doucement pour ne pas se faire remarquer. Quelque chose la frappa. Il parlait. Personne d'autre qu'elle et lui n'était présent, alors à qui parlait-il ? Louise en avait bien une vague idée, mais si elle s'avérait exacte, cela voulait dire que Mathias était devenu dément.

-        Tu peux t'approcher Louise.

-        Mais...

      Mathias ne s'était même pas retourner, et Louise, quelque peu effrayée, s'avança vers lui.

-        Je peux te présenter quelqu'un ?

-        A vrai dire, je ne vois personne, Mathias.

-         Tu vois ce paysage ?

-        Euh oui, mais où veut-tu en venir ?

-        C'est lui qui m'a pris Oli. Lui qui l'a englouti. Et j'espère qu'un jour il me la rendra. Je traverse souvent Le Gois à pied, espérant la trouver. Tu connais les circonstances du drame ?

-        Non, pas vraiment. Je sais juste que ta  femme a disparu il y a deux ans.

-        Oui, après une énième dispute, elle est venue ici, en pleine nuit. Elle m'a envoyé un message sur mon téléphone, c'est pour ça que je le sais. Le temps que j'arrive, il était trop tard, la marée était haute et les pompiers ne pouvaient rien faire en pleine nuit. Elle a laissé juste là son sac, son téléphone et ses vêtements. Ses vêtements tu te rends compte ? Elle a du avoir extrêmement froid et souffrir encore plus.

-        Elle s'est donc suicidée ?

-        Oui. Mais on ne l'a jamais retrouvé.

-        Tu oublies de dire à Louise que c'était de ta faute, que tu m'avais rejeté ce soir-là !

-        Oli laisse moi bordel, je ne veux plus t'entendre.

Mathias se pris la tête entre les deux mains en criant cette phrase qui fit sursauter Louise.

-                   Tu la vois c'est bien ça ? Osa Louise.

-                   Elle me hante et je n'arrive pas à la faire disparaître. Tu ne devrais pas être là. Ca ne sert à rien. C'en est fini de moi.

Pour la première fois, Louise put oser un geste tendre envers Mathias. Elle le prit doucement dans ses bras pour lui murmurer des paroles réconfortantes. Le coucher du soleil sur Le Gois valait en effet la peine d'être admirer. Et malgré un ciel clair, Louise aperçut derrière Mathias une sorte de halo qui glissa et se fondit dans l'écume de l'eau.

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