Haust

Madness

Haust, c'est tout ce qu'il me reste de ce monde.

J'ai constamment peur de me retrouver seul. 

Le problème, c'est que je ne sais jamais de quoi je suis capable. Les gens disent souvent que nous n'avons pas conscience de notre force, jusqu'à ce que ça soit la seule chose qu'il nous reste. La force. La force de quoi, en fait ? La force physique ? Notre capacité à soulever quelqu'un ou à résister à une douleur ? Ou est-ce la force morale ? Le temps qu'on encaissera des insultes, des remarques, avant d'exploser, ou d'imploser ? Telle est la question. De quelle force s'agit-il. Quand, pourquoi, où. Parfois, une simple question réussit à m'irriter. À me tendre en entier, à faire battre mon sang dans mes veines, jusqu'à m'en donner mal à la tête. Parfois, suffit d'un regard pour que j'aie des envies de meurtres. Des plans parfaits pour assassiner quelqu'un. Et je sais que j'en serais capable. 

Il ne faut donc jamais, jamais, me laisser seul. Lorsque je suis seul, je réfléchis. Et lorsque je réfléchis, alors tout devient chaos. Il ne faut pas me laisser remettre mes idées en place, ni me donner la possibilité de prendre une décision. Je prendrais toujours la mauvaise, de toute façon. Celle qui me poussera à me retrouver encore plus bas, toujours plus enfoncé. Inconsciemment, j'aime prendre des risques. Choisir les personnes considérées comme dangereuses. Choisir les lieux sombres, perdus. J'aime me retrouver dans des situations tordues. Dans des endroits biscornus. J'aime l'adrénaline, l'inquiétude et la peur qui prennent possession de mon corps. J'aime quand la seule chose qu'il me reste, c'est la fuite. La seule option, la seule issue. Prendre ses jambes à son cou et courir. Ce genre d'activité me défoulent. Me font perdre mon sang-froid. Me divertissent. 

Alors il ne faut pas me laisser seul. Jamais. 


Son regard rivé sur ma nuque me fait frissonner. Je sais qu'il est là. Je sais qu'il me regarde. Je sais que je ne peux rien y faire. Je pourrais lui dire de partir, bien sûr. Sauf que la scène ressemblera exactement à ça :

– Pars.  

Et il explosera de rire. 

– Non. 

Je secouerais ma tête : « Dégage. »

Il rira encore : « J'ai dit non. »

Je me retournerais. Et au moment lorsque mon regard croisera le sien, il ne sera plus là.

C'est toujours comme ça. À chaque fois. Il est là, il me fixe, me dévore limite de ses yeux bleus. Bleus comme l'océan, bleus comme le ciel. Bleus comme ma cravate, ma voiture. Bleus. Je déteste le bleu, maintenant. Jadis, j'adorais cette couleur. Ce connard. Je me retourne. Il me regarde, avec son sourire en coin. Toujours ce rictus malsain, toujours cette torture pour moi. Mes doigts tapotent le bois du comptoir. Si je fais un mouvement de trop, je réussirais à tomber de mon tabouret. Je tombe toujours des tabourets. Eux aussi, je les hais.

– Tu vas rester longtemps comme ça, à me regarder ? 

Il rit. Il me rit toujours au nez. Puis il secoue ses boucles blondes. Blond aux yeux bleus. Le bon vieux cliché. Il est beau, en plus. Les gens sont toujours beaux quand on les compare à nous-même. Notre nez est généralement mal assorti à notre visage. Nos yeux sont trop fades. Nos lèvres ? N'en parlons pas. Le menton, trop gros. La mâchoire, trop carrée. Même le cou a un problème. Les autres, ceux autour de nous, ils sont tous beaux. Parfaits. Et lorsqu'on trouve quelqu'un qui est plus moche que nous – à nos yeux, bien évidemment – alors nous sommes heureux. Comblés. De vrais égoïstes. 

– J'adore voir tes réactions, c'est tout.  

Sa voix m'irrite. Il m'irrite. Ses mimiques, ses lèvres qui remuent. Son corps détendu alors que moi, si ce n'était pas tous les gens ici présents, je pourrais l'étrangler. Il le sait. Il sait absolument tout. Après tout le temps qu'on se connait, lui et moi, il a appris à anticiper mes réactions. Plus rien ne le surprend. Et même lorsque je veux le surprendre, il le sait, ça aussi. Et c'est tout pareil de mon côté. Quoiqu'il fasse, quoiqu'il dise : j'ai tout déjà entendu auparavant. Déjà calculé. À y penser, au fond, les humains radotent tout le temps. Ils disent les mêmes choses, mais à des gens différents. Ceci fait parti de la nature, notre nature. C'est presque choquant. 

– Tu veux boire un verre ? 

Au moment même où il dit ça, j'ai déjà mon whisky à la main. Je m'y attendais. Comme je m'attends à tout, avec lui. Il s'approche, se positionne en face de moi. Ça fait longtemps que je ne l'ai pas vu. Quatre ou cinq mois. Les plus longues semaines de ma vie. Les plus ennuyantes, aussi. Et pourtant, c'est moi qui lui ait demandé de partir. Paradoxe humain. On se rend compte de l'importance des autres qu'une fois qu'ils ne sont plus là. C'est et cela restera toujours comme ça. 

– Tu as passé de belles vacances ? 

– J'ai connu mieux. 

En cinq secondes, vos verres respectifs sont vides. Je n'ai pas remarqué qu'il avait sa vodka. Toujours sa vodka. Il n'a pas changé. Son regard non plus. Toujours malveillant, toujours moqueur. Et pourtant, je sens qu'il y a un truc différent. Un truc qui n'est plus pareil. Il le sent, lui aussi. 

– Tu as fait quoi, toi ? Pendant tout ce temps, dans ce trou perdu ? 

C'est lui qui m'a retrouvé. J'ai profité de son absence pour déserter, partir ailleurs. Et nous voilà tous les deux dans un bar miteux en Australie. Pays jamais visité ni par lui ni par moi. Sauf qu'il savait que j'allais venir ici. J'ai toujours rêvé de sortir un peu de Londres. De voyager. J'ai fini par atterrir là où je voulais réellement être : dans un trou à rats. Avec ce connard pour me tenir compagnie. 

– À ton avis ? Tu connais déjà la réponse. Et je sais aussi ce que tu as fait. 

Caraïbes, puis Brésil. Il a de la famille au Brésil et à chaque fois que quelque chose ne va pas, ou à chaque fois qu'il a besoin de se remonter le moral en écoutant tous les membres Haust parler de leurs problèmes interminables, il y va. Et c'était un de ces moments, lorsque l'envie de sourire devenait plus forte que l'envie de vivre. Quelque part, j'étais sa vie. Quelque part, j'étais son sourire. 

– Brésil, n'est-ce pas ? 

Il esquisse un petit sourire et je vois son doigt bouger. Par réflexe, je commande deux nouveaux verres. « Oui, la même chose. » Le barman sourit. Mon accent anglais le fait rire. Moi, c'est le sien. La différence de culture, toujours la même partout. Haust me regarde. Ma question était purement rhétorique. C'était un peu un moyen d'avoir une satisfaction personnelle. J'ai passé une salle journée. 

– Qu'est-ce qu'il s'est passé ?

Quand je dis qu'il lit en moi comme si j'étais un livre ouvert. Son livre ouvert.

J'hausse les épaules. 

– Rien d'important. 

Il insiste en me disant que si ça m'affecte, si ça me rend comme ça, alors forcément ça a une importance. Je balaye ses paroles d'une main. Le barman revient, nos boissons à la main. Deux sourires et il repart. Je cale mon verre, me tourne vers Haust. 

– L'ennui. 

Cela ne lui suffit pas, mais il comprend à mon regard qu'il vaut mieux ne pas m'en demander davantage. Il sait que lorsque je réfléchis trop, lorsque je me mets à remuer le passé, qu'il soit lointain ou datant d'il y a quelques heures, tout devient à risque. Tout. Je peux défoncer une porte comme je pourrais planter un couteau dans le bras du roux là-bas, qui nous fixe à cause de notre proximité, à cause de notre attitude bizarre. Que voulez-vous ? Entre vieux amis, c'est toujours comme ça. Toujours un peu ambigu. Ma relation avec Haust est ambiguë. Nous sommes ambigus. Et cela ne me déplait absolument pas. Il doit être le seul être humain sur terre que je ne déteste pas entièrement. Parce que je le déteste. Je déteste absolument tout le monde. Sauf qu'en apparences, je suis le gentil toutou souriant et aimable. Les apparences sont toujours affreusement trompeuses. Les gens font confiance à l'aveuglette. Les gens vous tendent la main en pensant vous aider et ce faisant, ils s'enfoncent à leur tour. Parfois, ce sont eux qui ont besoin de vous. De nous. Eux qui ont besoin d'être tirés vers le bas pour réaliser à quel point ils étaient sur la pente, sur le bord de sombrer. Lorsqu'ils sombrent, alors tout devient plus clair, plus éclatant. Il faut tomber pour se relever. Quand on se trouve entre les deux – la chute et la position debout – c'est le néant. Il vaut mieux ressentir les pires souffrances que de vivre en restant neutre. Alors je hais. C'est probablement la seule chose que je sais réellement faire. Haïr. Ce mot sonne bien lorsqu'il sort d'entre mes lèvres. 

– Ne parle pas de haine comme ça, les gens ne vont pas comprendre. 

Je fronce mes sourcils. Parfois, je dis certains trucs à voix haute sans m'en rendre compte. Haust me dévisage toujours. Il a beaucoup de mal à détacher ses yeux de moi. Je sais qu'il fixe encore et encore mon grain de beauté. Sur le cou. Du côté gauche. Puisque j'ai la tête tournée vers le mini-bar. Je ne regarde jamais les gens lorsque je pense à quelque chose. Après, ils me posent des questions sur le pourquoi du comment de mon air ailleurs. Je n'aime pas les questions. Sauf avec Haust. Je sais qu'il les pose souvent pour faire passer le temps. En fait, je ne crois pas qu'on ait réellement besoin de parler. À force de trop ouvrir la bouche, les paroles deviennent vaines. 

– Il est tard, tu sais. 

Je suis déjà debout à la seconde où ses lèvres se recollent. Mon manteau sur mon avant-bras, je balance quelques billets sur le comptoir, que l'homme qui nous sert depuis le début de la soirée s'empresse de ramasser. Haust me suit. Ses pas sont toujours aussi bruyants. On dirait un éléphant qui marche. Ou qui court. Je ne sais pas. Je n'ai jamais vu d'éléphants de toute ma vie, mais cette expression est si souvent employée qu'elle s'est glissée dans mes pensées toute seule. Comme la plupart des choses que je raconte à moi-même. Parfois c'est marrant de se parler. Après, on se sent un peu fou. Mais la folie n'est-elle pas une bonne chose ? Et le fait de se savoir dérangé ne nous rend-il pas plus humain ? Haust s'arrête devant ma voiture. Il l'a repérée depuis qu'il est arrivé. C'est la seule bagnole rouge de tout le parking. Maintenant que je déteste le bleu, je me suis mis au rouge. Comme le froid et le chaud. Deux extrêmes. Deux opposés. Tout l'inverse de Haust et moi. 

– Ne perds pas ton temps et embarque avec moi. 

Mes pieds contournent la voiture. Lorsque je boucle ma ceinture, Haust me tend mon GPS, direction hôtel. Il a pris la chambre à côté de la mienne. Il prend toujours les chambres adjacentes aux miennes. Comme ça, il s'assure que je ne sois jamais seul. Car si je le suis, ne serait-ce que pendant quelques secondes éphémères, il apparaît. Il apparaît toujours au bon moment. Je crois qu'il ressent ce genre de trucs. Cette inquiétude qui me parcourt lorsque mon regard se perd à travers la pièce, lorsque mon coeur accélère ses battements. Ou bien il espionne les gens qui sortent et rentrent à l'appartement. Les deux options sont toutes aussi probables. Je soupçonne cet homme de pratiquer la magie noire.

– Je ne suis pas magicien. Je te connais simplement par coeur. Et arrête avec tes théories idiotes. Regarde plutôt la route ou on aura un accident. 

J'ai dû trop le dévisager dans le rétroviseur. Lorsque je le dévisage, moi, c'est pour percer quelques secrets impossibles. Pour tenter de lire sur son visage une nouvelle émotion que je ne lui connais pas. J'ai beau faire cela pendant des heures et des heures, il n'y a jamais rien de nouveau qui apparaît. Cet homme n'évolue pas. Ou bien je m'attends à ses évolutions. Encore une fois, toutes ces théories sont vraies. 

– C'est notre dernière rencontre. 

Ça.

Ça.

Ça, je ne m'y attendais pas. Pas du tout. Je freine brusquement et me retourne, paniqué. Comment ça, notre dernière rencontre ?

– Comme ça, notre dernière rencontre ?

Il semble désolé. Son regard se baisse. Je ne l'ai jamais vu comme ça. Jamais. C'est bien la première fois de ma vie qu'il me surprend réellement. Notre dernière rencontre ? Alors pourquoi est-il revenu ? Pourquoi n'est-il pas tout simplement resté loin ? Loin de moi, loin de tout ?

– J'ai rencontré quelqu'un. 

La bonne blague.

– La bonne blague.

Il est sérieux.

– Je suis sérieux.

Son regard me transperce en entier. Corps et âme. Je retiens mon souffle avant d'exploser de rire.

– Toi ? Rencontrer quelqu'un ? Haust ! Ne te fous pas de ma gueule, par pitié. 

Il savait que j'allais dire ça. Il savait que j'allais m'énerver. Je m'énerve tout le temps. Surtout lorsque cela le concerne. Tout chez lui m'énerve. Et cela me rend vivant.

– On va se marier. 

Se marier ?

– Se marier ?

Il hoche la tête.

– Oui tu sais, avec des bagues, des gens, de la musique, de la danse…

Je me tape le front.

– Je ne suis pas dupe. Je sais ce qu'est un mariage. Ce n'est pas parce que je n'y crois pas que forcément, j'ignore ce que c'est.

Alors comme ça, cette personne a réussi à le pencher du mauvais côté ? Du côté de tous ces humains pathétiques croyant au bonheur et le fuyant pourtant comme la peste ? Voulant des enfants pour les abandonner lors du divorce, pour s'en éloigner et rejeter la faute sur eux ? Il a réussi à être charmé par ce monde horrible, ce monde hideux, cette satanée croyance hypocrite ?

– Je sais à quoi tu penses. Je sais ce que tu penses de moi. Je sais que tu es déçu. Mais je n'en peux plus. Tout est fini entre nous. À jamais. Ça ne sera plus pareil, de toute manière. Que je reste ou non. Rien ne sera pareil. 

Mes yeux se ferment, lentement. Non. Ne me laisse pas seul. Il claque la porte de la voiture. Seul. Je suis pourtant venu seul au bar. Non, non. J'étais en compagnie. Avec une blonde, ou une rousse, je ne sais plus. Elle m'avait énervé quand nous sommes rentrés. Alors je lui ai demandé de partir. C'était la goutte de trop pour cette journée. Avant que je ne le vois. Ce connard. Il est revenu uniquement pour me dire qu'il repartait ? Je sors à mon tour. Il s'arrête et fait demi-tour. C'est bien la première fois de ma vie que je le retiens. 

– Je t'interdis de me faire ça. Je t'interdis de jouer comme ça avec moi. 

– Tu as pourtant très bien vécu sans moi pendant quatre mois.

– Bien vécu ?! Mais je ne foutais absolument rien ! La vie, tout ça, tous ces trucs dont les gens parlent et raffolent : j'ai tout essayé. Tout ! Et rien, rien. Rien ne me faisait sourire comme toi. Rien ne me rendait… Heureux, tu vois. Heureux. Je crois que c'est ce que les gens disent, non ? Qu'ils sont heureux. 

– Je ne te rends pas heureux. 

Il soupire. Je m'avance. Il recule. Je n'ai pas envie de gueuler. Pourtant, je sais que cette distance entre nous, ce cinq-six mètres, quoique je fasse, restera. C'est la distance qu'il a imposée. Et je pourrais tout essayer, je ne pourrais me rapprocher.

– Bien sûr que tu me rends heureux, Haust ! Tu m'as toujours rendu heureux, depuis le début ! Tu me rends vivant, merde ! Toi, toi et que toi ! J'ai… J'ai besoin de toi.

– Tu essayes simplement de t'en persuader. 

– Qu'est-ce que j'ai fait ? 

–  Tu m'as demandé de partir. Je suis parti. 

– Alors pourquoi être revenu ? Pour me dire que tu ne reviendras plus ?

– Pour te dire de ne pas me chercher. Jamais. 

Je secoue ma tête. Je ne pourrais pas.

– Je ne pourrais pas. 

Il le sait. Il hoche la tête. Puis hausse les épaules. Je sais qu'il se mord la lèvre inférieure, du côté droit. Il fait constamment ça lorsqu'il est contrarié. Ou veut paraître contrarié. Au fond, je sais qu'il ne l'est jamais. Cet homme est toujours sûr de soi. Toujours. Quoiqu'il fasse. Il sait parfaitement ce qu'il fait. C'est un de ses plus gros problèmes : il est constamment persuadé de bien faire. Un peu comme moi. 

– Tu ne me chercheras pas.

Je le chercherais.

– Je te chercherais.

– Non.

Oui.

– Oui. 

Il sort quelque chose de ses poches, je l'entends jurer, puis l'envoie vers moi d'un geste violent. Mes yeux se baissent. Son portable. Il adore son portable. Il n'y a que son portable dans sa vie. Son portable est sa vie. Mes yeux s'écarquillent. Jamais le Haust que je connaissais, ou croyais connaître, n'aurait fait ça.

– Je ne suis plus le même.

J'ai remarqué. 

– Tu me mens.

Et après ça, c'est le vide total. 





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