Hier, aujourd'hui et demain
wikprod
Combien sommes-nous ? Des dizaines, des centaines, des milliers.
Cette femme là-bas a le pouvoir de retourner sa peau, comme un gant, et son ventre est plein d'épines. Lui il peut adopter une forme de brume, et se mélanger à la fumée de ta cigarette pour visiter l'intérieur de tes bronches. Lui il parle aux chiens, lui aux bébés, lui il ne parle pas car il connaît le pouvoir des mots. Elle est la femme la plus importante de l'univers et nous mourrons tous le jour où elle donnera Vie.
Combien sommes-nous ? Des milliers, des millions, une unité, guère plus qu'une poignée.
Nous étions dans la cave quand les parachutistes anglais se cachaient des oppresseurs ; nous étions dans les camps, sous les bottes et les drapeaux et les chants ; nous étions dans les champs quand dans l'air sonnait le fouet ; nous étions là, pétrifiés, quand dans la foule claquait le pistolet caché de l'homme que l'on nommait Gavrilo Princip ; nous étions là pour le feu, et l'atome, et la glace à l'eau saveur pêche-citron ; nous étions là dans les grottes, là dans les plaines et les steppes ; nous étions là quand Marie de Béthanie oint le corps d'un fils de charpentier et nous étions là quand, des siècles plus tard, Krystal de Sofia oint le corps du meurtrier anonyme, criblé de balles dans sa ruelle borgne, ce meurtrier qu'elle aimait, les yeux humides qu'elle aimait, le cœur battant qu'elle aimait, qu'elle aimait par-dessus tout.
Nous étions là.
Nous étions là, et nous n'avons rien dit, témoins muets du théâtre schizophrène de l'humanité. Nous sommes les monstres immortels tapis dans les recoins, vieux comme les étoiles, vieux comme les pierres, la mer, et le vent. Je suis vieux mais la sagesse me fuit, je suis une gargouille et dors sur les toits la nuit. Nous sommes les monstres immortels qui fuyons les hommes, car nous avons peur, si peur… Hier un garou est mort, fauché par le serpent métallique. Hier, une banshee est morte, au fond de son parking, endormie, l'aiguille dans son bras, endormie. Hier, une sirène a crevé la surface du fleuve, le ventre tout gonflé, les branchies infectées, d'une humeur noire toute souillée. Hier, aujourd'hui et demain, les titans allongés sous le monde feignent le sommeil, n'osant plus bouger, ni ouvrir les yeux sur le temps qui passe à toute vitesse, attaché par une corde à la machine du progrès.
Hier, aujourd'hui et demain, assemblés en cercle autour du feu blafard, aux relents de plastique, nous nous tenons les mains, les pattes et les griffes, nous écoutons au loin le chant des usines, des ondes et des lignes, et nous nous demandons, nous nous demandons depuis quand le monstre a peur de l'homme.