Histoire de vie

Hervé Lénervé

Sombre histoire familiale d’un sérial killer. Je suis désolé l’extrait est un peu long, mais c’est un tout, on peut difficilement le scinder.

Extrait du roman « Histoire de vie » chez Edilivre 2014

 

EXTRAIT 1

La ferme avait été habitée par une famille, quatre ans après la mort de Geneviève, la mère de Jacques. En 1951, Jacques étant majeur, il avait décidé de vendre la maison, il résidait toujours à Paris chez sa tante Madeleine et il ne tenait pas particulièrement à conserver les cendres de son enfance. La famille en question était des agriculteurs, eux aussi. Qui d'autre aurait pu acheter un bâtiment pareil sans confort et loin de tout.

Est-ce l'isolement, est-ce la maison par elle-même ou bien les deux ensembles, plus une bonne dose de désespoir, mais le fait est, que le nouveau propriétaire finit par se pendre au grand noyer qui jouxtait l'alignement du chemin à l'entrée de la cour. Le cadavre devait rester, un jour entier, à tournoyer sur lui-même. L'homme avait utilisé une échelle pour s'accrocher, tôt le matin, à la première branche de l'arbre qui était perchée à six mètres du sol, en basculant dans le vide, l'échelle avait basculé, elle aussi, l'une était tombée à terre, l'autre était resté suspendu à sa corde. La saison était à la frondaison, si bien que le jeune feuillage dissimula presque totalement le corps, seuls les pieds dépassaient à mi-mollets.

Quelques temps plus tard, l'un des fils ramassa et rangea l'échelle dans la remise en se demandant ce qu'elle pouvait bien faire là, mais sans pousser plus loin la logique de son raisonnement. La femme emmena le matin les vaches aux champs puis les ramena le soir, à l'étable, comme elle le faisait tous les jours. Les deux filles partirent porter à manger aux deux frères aux champs, puis rentrèrent à la ferme en chahutant et en rigolant sur le chemin. A l'abri des regards, sous le grand noyer, elles en profitèrent, complices, pour s'initier aux jeux de l'amour, tandis que leur père voyeur en lévitation était bleu de rage et cyanosé de colère à voir ses filles s'embrasser et se caresser impudiquement. Il y avait des coups de pieds au cul qui se perdaient.

Si bien que toute la journée les uns puis les autres passèrent et repassèrent sous le cadavre, qui tournoyait sur lui-même, sans s'en apercevoir, lequel, la tête penchée, semblait observer, de sa cachette, sa petite famille affairée pendant que lui, se la coulait douce. Aujourd'hui, il ne travaillerait pas, il s'était autorisé un jour de repos. Il était gravement malade, il méritait bien un jour de convalescence. Pour la première fois de sa vie, il avait osé ne pas penser à la besogne, au labeur. Pour la première fois de sa vie il goûtait à l'oisiveté. Mais cela ne comptait en rien, puisque pour la première fois de sa vie, il était mort.

Dans cette petite communauté où tous travaillaient en commun, s'il arriva à certain tout au long de cette journée, de se poser la question de savoir où pouvait bien être passé le père, cette interrogation n'alla guère plus loin que cela. Tous étaient absorbés par ce qu'ils avaient à faire et il n'y avait ni de place ni de temps pour se lancer dans des investigations policières. Et il faut bien le reconnaître, même s'il n'est pas très charitable de dire du mal des disparus, le père avait un sale caractère, qui n'encourageait personne à rechercher sa compagnie quand il était absent. On a tendance à croire que les gens qui se suicident sont tous sensibles et délicats, que ce sont des poètes ne supportant plus la laideur du quotidien, que leur conscience honnête et pure se refuse à continuer de vivre dans un monde corrompu par l'obscur, en bref qu'ils incarnent le meilleur des sentiments humains. Pour notre cas, c'était différent, le père n'avait pas de scrupule à cogner sur sa femme, ses enfants, son chien, ses bêtes et sur tous ceux qui ne lui rendaient pas ses coups. Il n'avait pas particulièrement mauvaise conscience, ni d'état d'âme en général et pourtant, cet homme indigne venait de s'ôter la vie et par cet acte il déshonorait toute la communauté élitiste des suicidés.

Pour toutes ces raisons, femme, enfants, chien et bêtes apprécièrent cette journée sans le père.

Il est évident que la personnalité du patriarche joua un rôle important dans le retard de la découverte du corps. Le cadavre resta, donc, une journée entière, à tournoyer sur lui-même, exposé à la vue de tous, sauf que personne ne le vit.

Ce ne fut que le soir, à l'heure du dîner, qu'ils s'inquiétèrent un peu de ne pas l'avoir aperçu de la journée. Les deux fils partirent à sa recherche munis de lampes tempête contre l'obscurité et d'un remontant contre la fraicheur de la nuit, puis revinrent deux heures plus tard sans lui, mais complètement ivres. La famille décida de se coucher, le travail serait trop pénible le lendemain sans une nuit réparatrice. Le lendemain matin, comme toujours, la mère était la première levée, le père n'était toujours pas revenu à la ferme et pour cause… mais comme la mère ignorait cette excuse, elle pensa à mal, plutôt qu'au pire. Cela ne pouvait signifier qu'une seule chose, il avait découché du lit conjugal pour coucher dans un autre, avec une autre. Sans être très fréquent cela s'était déjà produit plusieurs fois. Décidément, ce pendu était vraiment un sale type. La plus jeune des filles, treize ans, mignonne, les cheveux nattés en deux tresses de chaque côté de la tête, se leva à son tour. Comme tous les matins, sauf en hiver, elle ouvrit la porte pour humer l'air avant de prendre son lait matinal dans un grand bol qu'on aurait appelé un petit saladier à la ville, mais qu'on appelait un bol, ici. Son regard fut attiré par un objet noir sous le grand noyer. Elle pensa à un corbeau mort. Intriguée, la fille s'avança pour voir de plus près de quoi il en retournait exactement. Ce n'était pas un corbeau tombé du ciel, mais un godillot et bien que ces derniers ne volent pas, eux, elle leva quand même la tête et aperçut une paire de pieds, l'un chaussé, l'autre en chaussette, tournoyer doucement dans les airs. Elle haussa les bras au-dessus de sa tête, porta les mains à ses cheveux puis à sa bouche. Durant ce temps, intriguée, la mère l'observait de l'encadrement de la porte. Elle vit sa fille faire l'idiote puis lui crier quelque chose, mais sans le son pour se faire entendre. La mère n'aimait pas les simagrées et n'avait pas le cœur à jouer, elle s'avança vers sa fille avec la ferme intention de le lui faire savoir, la muette réussit, tout de même, à se faire comprendre en montrant du doigt le pendu, mais malheureusement, trop tard, pour éviter la gifle qui lui était destinée. La mère la gifla sans l'intention de le faire, son geste prémédité s'était accompli sans elle, le choc de voir un corps pendu l'avait instantanément vidée de toute volonté, mais son bras déjà armé, s'était détendu mécaniquement de lui-même. 

Maintenant, les deux femmes serrées l'une contre l'autre, la mère entourant les épaules de sa benjamine regardaient, fascinées, tournoyer tantôt dans un sens, tantôt dans l'autre, les deux pieds de ce mari volage, de ce père violent qui avait fini de les tourmenter maintenant. La mère pensa qu'elle aurait dû repriser cette chaussette trouée au talon. Qu'allaient penser les voisins ? Que l'on était des va nus pieds. En tout cas, il était trop tard à présent, pour faire quoi que ce soit. Elle n'allait quand même pas monter sur une échelle pour se mettre à ravauder la chaussette de son mari défunt, bien que l'idée, un instant, lui en traversa l'esprit. Elle se reprit : « Non ! Ca suffit comme ça. » Et la balaya d'un revers de bon sens.

La fille remarqua l'érection due à la strangulation du père et une mauvaise pensée la fit rougir.

Elle devait se rappeler longtemps ce moment, la vision de son père mort, pendu, bandant serait toujours associée aux gestes de tendresse de sa mère, qui étaient tellement rares, qu'elle se demanda, si ce n'était pas le premier qu'elle ne lui ait jamais témoigné. Elle osa même, dans cet instant si particulier, enlacer témérairement la taille de sa mère qui, après un premier sursaut de défense, se laissa aller. Elle baissa, pour une fois, la garde en posant sa joue sur les cheveux nattés de sa fille. Elles restèrent ainsi, un long moment, serrées l'une contre l'autre, appréciant, même si aucune n'oserait jamais l'avouer, ce témoignage d'affection. Les gens d'ici étaient des gens simples, d'apparence et d'esprits assez frustes, les sentiments restaient bien aufond du cœur, un mouchoir en coton rayé par-dessus. On n'avait pas l'habitude de se perdre en sensibleries à la campagne, le travail était trop dur pour s'épancher, il aurait été impudique de parler d'intimité.

Le cadavre était donc resté une journée et une nuit à tournoyer sur lui-même. Et Dieu seul sait combien de temps, il serait encore resté ainsi, si une de ses chaussures ne l'avait pas dénoncé. Aurait-il fallu attendre que l'odeur de décomposition finisse par le trahir. De toute façon, pour lui, le temps sur terre n'était plus compté. Quant à ailleurs, personne ne connait l'importance qu'il peut encore avoir.

Les croyances superstitieuses voulaient qu'aux pieds des gibets poussent, parfois, des mandragores, fruits de la terre et de la semence des pendus. Au pied de cet arbre, le hasard voulut que se développe un magnifique spécimen aux fleurs violettes, dont la partie de la racine anthropomorphe émergeant du sol était celle d'un nourrisson centenaire grimaçant. Autant dire que pour les habitants de la région, cette plante maudite était belle et bien la procréation du pendu et, il aurait été peine perdue de leur parler d'une quelconque légende en la matière.

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