HOMMAUMATIC
Gilbert Marques
Un monde de nuages et le ciel... s'écroule. Vivre un temps différent des autres, pourri aux soumissions des hommes-objets. Mon cœur s'ennuie au détour de la page. Il mourra peut-être demain. En attendant, il s'écrase sous la caresse brusque d'une musique étrangère à mon oreille. Il s'émeut et existe encore un petit peu tandis que de la fumée s'échappe de ma bouche.
Je ne suis pas dragon. Seulement...
Qu'importe au fond ce que je puis être ! Je vis sans y pouvoir grand chose. Je n'ai rien demandé mais je suis là, projeté dans des mots obscurs que des inconnus ignorant tout de moi, déchiffreront peut-être pour essayer de me connaître. Dès que je les ai écrits, ils ne m'appartiennent plus sans être davantage aux lecteurs qui les auront pourtant achetés. Je n'ai pas personnellement la sensation d'être leur propriétaire même si une part de moi-même s'effiloche avec chacun d'eux. Peu à peu, ils pompent mon existence jusqu'à me réduire à l'état de phrases creuses, tant et si bien que je ne parviens plus à me définir. Je me pose des questions sans réponse.
Qui suis-je ? Que suis-je ? Est-ce que je m'appartiens encore ? Suis-je seulement moi-même ou bien me suis-je transformé en des mots aux significations aussi douteuses qu'ambiguës ?
Au fond, je ne sais pas qui je suis sinon cette voix muette qui s'éclipse dans un chant qui doit me persuader que tout va bien même si je me sens mal dans ma peau à en crever comme un chien.
Révolution ! Oui, sans doute... Le monde stagne dans une médiocrité décadente. Je vis cette déchéance à laquelle je participe malgré moi.
Que faudrait-il pour que je devienne autre chose ? Très peu, certainement.
Ces mots amassés sur le papier semblent dans l'instant suffire puisque les autres, ces paumés d'avant la mort, me classent dans un univers à part, à côté du leur. Me voilà donc le cul entre deux chaises, oublié de tous et oublieux des autres comme de moi-même. Nul n'aime celui qui se place volontairement hors des normes, qui ne respecte pas les règles du jeu sociétaire approuvées par la majorité. Nul ne comprend celui qui crée sa propre philosophie et réfute les conventions moralisatrices dictées par les pouvoirs.
Je suis celui-là noyé dans la masse anonyme. Je collabore à cette chaîne humaine même si j'incarne parfois le maillon rouillé grippant le système d'autopropulsion. A mon sens, rien ne me différencie du commun des mortels bien que je m'efforce de me singulariser le plus souvent possible. Selon eux toutefois, je commets l'irréparable affront d'oser parfois dire tout haut et surtout d'écrire ce qu'ils taisent mais pensent tout bas.
Non ! Je ne suis pas une bête de cirque. Je refuse d'être pressenti comme une curiosité. Juste une entité qui se trimbale entre passé et futur sans vivre pleinement son présent, comme tout le monde. Je parle avec des mots quotidiens. J'use d'un vocabulaire banal pour exprimer la haine ou l'amour, la beauté ou la tristesse, le plus souvent la lassitude.
Que restera-t-il de moi quand le feu m'aura transformé en un ridicule petit tas de cendres ? Redevenu poussière selon l'expression biblique, je ne ressemblerai plus à rien même si dans la tête de quelques vieux radoteurs résonneront encore quelques phrases acerbes que j'aurais distillées comme un alcool râpeux. Sans doute y aura-t-il aussi, oublié au fond d'un tiroir, un livre sale aux pages cornées d'avoir été trop manipulées pour les vérités qui auront été les miennes.
Pourquoi pas ? Je n'ai aucune prétention de célébrité même si je pense à elle quelquefois. La notoriété ne m'apparaît pas comme une consécration, plutôt de la prostitution déguisée. Je suis vendu au travers des mots. Je me prétends pourtant unique parmi ces millions d'autres même si je ne me veux ni prêcheur, ni apôtre. Fonder une église ne m'intéresse pas. Je ne désire la mort de personne mais seulement le bonheur de chaque individu selon son goût et son bon plaisir.
Utopie ? Certainement ! J'y tiens !!!
J'ai envie de paix pour tous et pour moi en particulier. Je désire uniquement le droit de vivre ma vie et pas nécessairement celle qu'une bande d'hurluberlus entend m'imposer. Chaque homme en a désespérément besoin pour s'épanouir même si les nécessités vitales ou élémentaires obligent souvent à sacrifier quelques illusions et à enfouir au plus profond de soi-même le meilleur de ses aspirations. J'essaie modestement de ne pas céder aux pressions économiques dont la loi implacable détruit la quintessence des sentiments au profit de l'égoïsme et de la solitude. J'y parviens tant bien que mal. Créer m'y aide. Je voudrai
tant n'être pas le serpent changeant d'aspect au printemps !
Faut ruser pour survivre... Je supporte mais plus les jours s'écoulent et plus difficilement je me subis tel l'esclave que je deviens devant lutter pour sauver sa peau. Mon écriture se révolte et se réfugie tantôt dans le passé, tantôt dans le futur. J'étudie mes ancêtres pour prévoir l'avenir. Dans ce jeu de dupes, le présent ne vaut pas lourd. Il s'essouffle et s'étouffe dans ces phrases dégringolant de mon cerveau fatigué pour s'annihiler dans son effort de mutation entre hier et aujourd'hui.
La solution ? Partir peut-être mais pour où puisque ailleurs, c'est pareil. Tous les lieux se ressemblent et les gens de toutes les villes ont la même gueule triste. Ils ont peur de vivre. Ils crèvent à petits pas pressés sur les chemins tracés. Pas question d'école buissonnière ! Ils ignorent tout de la nature. Ils n'en connaissent que les vacances parcimonieuses, récompense illusoire d'un labeur destructeur. Les voilà, hommes, femmes, pourrissant sur pieds comme de vieilles souches stériles, tous condamnés à l'inexistence.
J'aimerai qu'ils ouvrent les yeux mais ils les ferment. Ils ne comprennent plus rien à rien et à force d'éducation perverse, on a chassé de leur cœur l'enfance avec son cortège de rêves. Ils ont perdu foi en eux. Ils récusent leur naïveté primitive. Ils n'incarnent plus l'amour mais symbolisent seulement des fleurs fanées avant même d'être écloses.
Dire, écrire tout ça pour qui, pour quoi ? L'enfant à naître est déjà condamné à mort. Avec sa première vision de la lumière, il entre paradoxalement dans un monde de ténèbres pour subir le cycle destructif. C'est moche de décrire la vie aussi brutalement mais pourquoi le cacher, le taire ? Il faut apprendre à regarder les choses en face et surtout soi-même sans complaisance dans une glace immaculée. Ni drogue ni alcool n'aideront jamais à vivre, peut-être à mourir, oublieux de soi, des autres, des vestiges du décor détruit à coups de guerres pour défendre (quelle aberration !) des politiques polémiques.
ça ne signifie rien ! D'accord. Quoi d'autre pourtant régit le monde ? Je deviens fou lorsque j'y songe et mes mots ne seraient certainement pas si virulents s'il y avait d'autres voies que cette calomnie permanente de ce qui fut jadis notre chance : vivre. Voilà un verbe qui n'a plus de sens, ni la consonance d'avant où il signifiait :
- Je t'aime !
Qui ? Quoi ? Qu'importe... Je t'aime, c'est tout.
Ce n'est pas qu'AVANT ait été mieux, ni plus beau ou autre chose mais alors régnait vraiment la vie avec la joie, le plaisir, le rire mais aussi les pleurs, la tristesse. AVANT savait encore garder des caractéristiques humaines sans que ça devienne une affaire d'état propre à déclencher le processus des convois... "humanitaires".
Tous ces mots oubliés ne servent plus à rien puisque ensevelis aujourd'hui sous le grand magma de l'indifférence. Il faut donc rabâcher l'évidence :
- Nous sommes transformés en robots imbéciles éclatant à la moindre velléité révolutionnaire et on S'EMMERDE !
Sauvegarder l'ordre établi ? Pour quoi ? Pour qui ?
Nul ne le sait plus très bien de sorte qu'il devrait être foutu en l'air. Le piano se contente de pleurer une complainte aride et ce n'est pas une variation sur une lamentation d'au'revoir mais d'adieu de la musique à nos oreilles désormais sourdes.
Il y a longtemps, presque une éternité me semble-t-il, j'ai aimé le blues au point de le jouer. Le saurai-je encore ? Mes doigts sont gourds. On dirait que la peur les tétanise au-dessus du noir et blanc de ce clavier muet comme s'il s'agissait de trancher par un manichéisme simpliste.
Exactement ce qui se produit pourtant mais ça s'appelle la droite et la gauche. AVANT, c'était le jour et la nuit. AVANT, les hommes craignaient le soleil et la lune. Cela pouvait se comprendre ; les astres étaient inaccessibles et mystérieux. Maintenant, ils ont la trouille d'eux-mêmes. Cela paraît inconcevable et pourtant...
Les jours mais plus souvent les nuits m'assomment de leurs caresses lascives. Les femmes ne savent plus s'y prendre pour faire frémir ma carcasse. Je vieillis irrémédiablement. Je me perds dans l'au-delà du temps, pareil à une épave que les flots et la grève se rejettent dans un jeu absurde.
Que nul ne me croit triste ou amer ! Je suis seulement lassé, fatigué de me battre contre des chimères. Je me dissous dans ce siècle tout en ignorant si j'aurais été mieux dans un autre. J'envie parfois mes frères Cathares qui avaient une raison de vivre sinon de mourir. Je me demande si j'en ai encore une. Je fais des efforts surhumains pour me convaincre de l'utilité de ce que je bâtis, de ce que je crée à ma modeste échelle tout en me sentant bouffé par l'incommensurable qui m'entoure. Tout est si gigantesque et moi si ridiculement... minuscule que je m'interroge, vainement.
Comment ma voix peut-elle parvenir à se faire entendre pour essayer de calmer la douleur de tant d'autres qui comme moi, se sentent disparaître, ont l'impression de mourir impuissants, sans avoir vécu ne serait-ce qu'un instant mais qui n'osent pas se plaindre ? Qui peut injurieusement affirmer que nous serions... heureux ? Qui peut prétendre savoir quel doit être notre bonheur, de quelle manière il peut se construire ? Etes-vous moi qui sachiez ce que je désire ? Suis-je vous pour décider unilatéralement de ce dont vous avez envie ?
Ami inconnu, où va notre liberté ?
Point d'illusion ! Elle aussi n'est qu'un mot utopique figurant au dictionnaire des non-sens. Sa signification, tout abstraite, acquiert sa valeur seulement lorsqu'elle est accompagnée de la mort.
- Je ne t'en veux pas d'être tel que tu es. Tu n'y es presque pour rien puisque pour vivre, tu acceptes d'être tel que l'on veut que tu sois. Je ne t'en tiens pas rigueur mais accepte que je me révolte pour nous même si de toute évidence, ça ne sert à rien.
Il y aura peut-être un futur pour que nos enfants en profitent même si nous n'avons plus rien à leur apprendre, même si nous leur léguons par étourderie un univers en ruines. Cela ressemble à de l'espoir improbable mais j'essaie de rêver un peu puisque je n'ai pas encore tout perdu de mon enfance, que les autres ne sont pas parvenus à me violer jusque là. Mon
esprit un peu fou demeure libertaire.
Ce mot est jugé à lui seul subversif. Pourtant, dans cet univers répressif où les prisons deviennent royaumes, il reste l'unique expression d'une personnalité pas encore complètement domptée. Je m'évade de leurs frontières, de leurs horizons avec des rêves en poches pour créer. Même s'ils me coupent la langue ou les mains, ils ne pourront pas m'obliger à me taire, à moins qu'ils ne me tranchent la tête ou ne m'arrachent le cerveau.
Un monde de nuages et le ciel pleure. Les larmes devraient traduire la vie mais les cœurs sont secs. Je m'ennuie de ne pas en rire.
Texte tiré du recueil Nouvelles artistiques
MARQUÈS Gilbert
J'aime beaucoup !
· Il y a plus de 14 ans ·Joelle Eymery
Un écriture légère et fluide qui coule d'elle-même, mais sans se perdre, pour des sujets profonds et sensibles. Le pari est réussi et j'aime beaucoup, même si je dois l'avouer le questionnement platonicien par question rhétorique normalement me crispe à l'écrit. Donc chapeau, un beau texte très universel, je crois.
· Il y a plus de 14 ans ·Gillian Arnoux