Huit vies de trop

pitoum

Si j’avais pu choisir le jour et l’heure de ma mort, j’aurais souhaité qu’elle ait lieu deux mois plus tôt, à vingt-trois heures, trente-deux minutes, douze secondes, et des poussières. Quand elle a joui, en fait. Je le sais, j’avais son réveil sous les yeux. Oui, j’aurais voulu mourir. Pas la petite mort. Non je venais de l’avoir une minute et quatorze secondes auparavant. D’ailleurs, faîtes-moi penser à retrouver le crétin qui a osé lancer le mythe de l’orgasme simultané, et de lui botter le cul. Elle a dû m’aider avec sa main pour venir. Oui, si j’avais pu, je serais mort à ce moment là. Tout aurait été terriblement plus simple.
Je léchais la sueur qui perlait dans le creux de ses épaules. Je sentais son souffle chaud dans ma nuque. Je frissonnais dans ses draps. Elle humait mes cheveux trempés. Nous étions exténués, suintant l’amour, le sexe, et tout le reste. Deux animaux lubriques, encastrés l’un dans l’autre, se vautrant dans la luxure avec un plaisir non dissimulé.

Nous venions de passer une soirée comme une autre. J’étais venu directement chez elle en sortant de ma boîte. Je dis ma boîte, mais, j’étais stagiaire. Jusqu’à ce soir là. Le patron agitait sa promesse d’embauche sous mon nez tous les matins, pour me motiver. J’en foutais de moins en moins. Je n’aime pas que l’on essaye de me faire marcher comme un âne à qui l’on tend une carotte. Surtout quand la carotte en question est un CDI dans une entreprise miteuse. J’ai fait bonne figure pour ne pas qu’il me sabre mon rapport. Le strict minimum. Et j’en avais enfin fini avec tout ça.

J’avais ramené deux tournedos. Elle adore ça. Ce qu’elle préfère, c’est sucer la barde qui s’est gorgée de jus dans la poêle. Je lui laisse la mienne. J’aime bien son visage quand elle presse la couenne contre son palais, laissant les sucs s’épanouir dans sa bouche. Elle ferme les yeux, et ses paupières tressautent à chaque fois qu’une giclée s’insinue entre ses dents. Parfois, j’ai l’impression que ce petit bout de gras est un meilleur coup que moi.

Nous avons mangé le dessert devant les Guignols de l’info. Une danette vanille pour elle, un danone nature noyé de sucre roux pour moi. Je m’en souviens parfaitement, elle m’a engueulé sous prétexte qu’elle n’en aurait plus pour le lendemain et que tant pis pour ma gueule, elle ne ferait pas de pain perdu.

Ensuite, nous sommes allés dans la salle de bain. Je l’ai regardé se dévêtir, en brossant nonchalamment mes dents. Je l’ai vu sentir ses chaussettes avant de les mettre au sale. Comme tous les soirs. J’ai vu les petits poils noirs sous ses aisselles quand elle a enlevé son t-shirt. J’ai souri en lui faisant remarquer. Elle a esquissé une moue boudeuse en m’envoyant son soutien-gorge au travers de la figure. Je suis allé l’embrasser juste là, avec mes lèvres pleines de dentifrice, dans le creux un peu piquant, où le parfum de son Rexona se mélangeait à son odeur à elle. Dans la chambre, elle a lu deux chapitres de L’axe du mal de Jean-Paul Nozière. Elle adore les aventures de Slimane. Moi, j’aime surtout Bogart, son chien. Quand elle a finit par éteindre la lumière, elle a posé sa tête sur mon torse et sa main droite sur mon ventre, laissant la gauche entre nous deux. Ses doigts ont commencé par jouer avec la ligne de poils qui joint mon nombril à mon pubis, puis à courir autour de celui-ci. Je l’ai embrassée dans les cheveux. C’est de là que s’échappent les phéromones chez la femme, il paraît. Ca n’a pas loupé. On a eu notre saillie quasi-quotidienne. Et c’était bien. Très bien. Génial. On a fait l’amour, et c’est quoiqu’il arrive la plus belle chose sur cette terre.

Jusqu’à ce moment là, tout allait bien. Après aussi. On a dormi. Pour de vrai. Chacun de notre côté, accros à notre espace vital et à notre liberté.

Et il a miaulé.

Tiré du sommeil par la boule de poils bruyante, je me suis relevé dans le lit, fixant avec attention la tête du chat. Il l’écrasait sur le velux, scrutant minutieusement l’intérieur de la chambre.
Elle s’est redressée en allumant la lampe de chevet, réveillée sans doute par le second miaulement, plaintif, implorant la charité chrétienne.

« Oh ! Regarde comme il est trop mignon ! »

Les yeux encore embués par le sommeil, elle me prend dans ses bras en souriant niaisement à la gueule aplatie contre la vitre. Je lui répondis que oui, sans doute il était mignon. Elle est restée ainsi à échanger moult regards avec l’animal pendant quelques minutes. J’ai fini par lui demander d’éteindre, et de se recoucher.

« On va pas le laisser dehors ! Il fait trop froid ! En plus, il doit être mort de faim le pauvre. »

D’un bond, elle se leva, et ouvrit la fenêtre. D’un bond, le matou pénétra ce qu’il considérait déjà comme son nouveau toit, à en croire l’aisance avec laquelle il se vautra sur le tapis, les quatre pattes en l’air. Le reste aussi.
En voyant le minuscule pénis, elle ne put s’empêcher de le gratter un émettant des couinements infantiles.
Sans que j’eusse vraiment compris pourquoi ni comment, je me retrouvai à fouiller dans tous les placards de la cuisine, à la recherche d’une soucoupe pour du lait. Dans l’autre pièce, je n’arrivais même plus à différencier les miaulements du félin de ses gloussements à elle. Elle a passé la quasi-totalité de la nuit à s’amuser avec son nouveau compagnon. Quand ce dernier en eut assez, il alla se vautrer sur une pile de linge propre. Avec tout le dédain et l’ingratitude dont les félidés sont capables. Il jeta un dernier regard dans notre direction, et s’endormit aussitôt.

J’essayai de parler avec elle du fait que l’on ne pourrait pas le garder ici. Elle ne m’écoutait pas. A peine était-il arrivé que, déjà, il avait réussi à ruiner une nuit paisible, et à la rallier à sa cause. Même ses meilleures amies avaient plus de difficultés à attirer son attention quand j’étais dans les parages.

J’abandonnai l’idée d’aborder le sujet ce soir là, préférant sombrer dans les bras de Morphée, puisque ceux de mademoiselle n’étaient plus disponibles. Ce n’était que partie remise ; demain, il foutait le camp.

Et effectivement, le lendemain matin, quand elle a ouvert le velux pour aérer la chambre, le chat est reparti comme il était venu. Elle esquissa un geste pour le retenir, j’esquissai un sourire de soulagement. Toute triste elle se retourna vers moi pour que je la console. Je l’ai embrassé tendrement sur la joue, en lui disant que de toute façon, il devait avoir un propriétaire quelque part, et que les chats, souvent, ne faisaient que passer. Elle m’enlaça très fort. En sentant ses ongles griffer mon dos, notre visiteur nocturne me parut tout de suite moins antipathique. J’étais presque prêt à le remercier d’avoir ainsi filé à l’anglaise.
Pour lui faire oublier sa lubie passagère, je retirai mon caleçon, et allongé sur le dos bras et jambes en l’air, je me contorsionnai comme je pouvais sur son lit en miaulant amoureusement dans sa direction. J’attendais que sa main fasse son office. Elle ne sourit même pas, et s’enferma dans la salle de bain en me gratifiant d’un « t’es trop nul » cinglant.

Salaud de chat. Qu’il crève sous les roues d’un poids lourd.

Elle est partie à la fac sans me dire au revoir, me laissant profiter seul de mon premier jour de repos depuis longtemps. Je me suis recouché, et ai allumé la télé sur France 5. Le matin, il y a Les Maternelles, et même si je ne l’avouerai jamais, j’adore cette émission. Et puis c’était ça ou bien Les Feux de l’Amour.

Absorbé par un reportage passionnant sur les avancées notables en matière de péridurale, et malgré une séquence d’accouchement assez insoutenable qui m’obligea à détourner le regard plusieurs fois, je ne l’ai pas remarqué tout de suite. Ce n’est que quand il sauta sur le lit, me faisant sursauter, que j’ai compris qu’il n’était pas parti.

J’ai commencé par l’ignorer. Après tout, ce n’était pas mon appartement. Si elle voulait ramasser tous les chats de gouttière du quartier, c’était son problème. J’ai feint ne pas le voir. De ne pas l’entendre aussi, bien que ses miaulements couvrissent la voix de la présentatrice. Dix minutes. Quinze peut-être. Juste le temps pour lui d’aller pisser sur mon jean.

Salaud de chat. Puisqu’il voulait la jouer comme ça, il allait être servi. J’ai pris la bestiole par la peau du cou, et l’ai balancé dehors. Pas juste sur les toits. Non, je l’ai envoyé valser au-delà du chéneau, lui assurant ainsi une chute de cinq étages, avec réception dans la cour goudronnée. Je refermai soigneusement le velux. On n’est jamais trop prudent.

Par la suite, ma journée se déroula agréablement. Je sortis une petite heure pour prendre l’air, et acheter de quoi préparer un bon petit plat pour la réconforter le soir. Après le chat, j’avais désormais du temps à tuer. J’optai pour une ratatouille.
J’avais dressé une jolie table avec les moyens du bord, en transformant quelques feuilles de sopalin en roses blanches. Les bougies n’étaient que des chauffe-plats vendues par paquet de cent, mais disséminées un peu partout dans la cuisine, elles faisaient leur petit effet. J’avais même investi dans une bouteille de Gewurztraminer. Et si son arôme jurait avec le plat, on le prendrait en apéritif.

Tout était parfait quand elle sonna à l’interphone. Pour d’obscures raisons, je n’avais pas encore de double de ses clefs. Elle m’avait laissé son trousseau pour la journée.

« Coucou, c’est moi. J’ai ramené un invité je te préviens. »

Toute ma soirée romantique réduite à néant en l’espace d’un instant.

Quoique, avec un peu de chance, l’invité en question comprendrait que ce n’était pas franchement le bon moment, et s’excuserait du dérangement. Je suis allé mettre mon t-shirt au sale, me débarbouiller le visage et les aisselles, et enfiler une chemise propre. J’ai entendu la porte s’ouvrir et elle murmurer :

« Chut, tu vas voir comme il va être content de te revoir… Oh ! »

Elle avait vu les bougies. Devant le miroir, je préparais mon plus beau sourire. Elle allait succomber, et qui que ce soit, elle le renverrait avec des excuses polies. Mon plus beau sourire qui se décomposa dès que j’eus franchi la porte de la cuisine. Consciencieusement, elle soufflait une à une les bougies. Quand j’ai demandé pourquoi elle faisait ça, elle a répondu que c’était dangereux et qu’il pourrait se blesser.

« Miaouuu !
- Oh, mais oui tu es mignon Bogart ! »

Elle flatta l’encolure de celui qui aurait dû être lamentablement écrasé juste sous les fenêtres du concierge. Salaud de chat. Il était en vie. Pire, elle l’avait appelé Bogart.
Bogart.
Bogart est un chien.
Un acteur américain passe encore.
Mais en aucun cas Bogart ne saurait être un chat.

Je lui dis.

« Qu’est-ce qu’on s’en fout ! Regarde comme il est trognon, il m’a attendue toute la journée ! Je ne t’ai pas trop manqué hein, mon ‘tit chaton ? Oh si ! Tu vois, il ne s’est pas enfui ce matin, il voulait juste prendre l’air ! »

Elle a insisté pour que j’aille acheter des croquettes dans l’instant. J’y suis allé. Je l’aime, alors j’y suis allé, pour lui faire plaisir. J’ai tout de même fait un petit détour par une droguerie. Il ne vende pas de mort-aux-rats dans le petit casino d’en bas.

Je suis rentré. Elle mangeait la ratatouille directement dans la poêle, la cuillère en bois dans une main, un t-shirt à moi dans l’autre, et les griffes du chat qui le lacéraient joyeusement. Je n’ai rien dit. J’ai préparé sa bouffe. Le droguiste m’a assuré que le produit que j’avais acheté était sans anticoagulant, et que l’effet serait foudroyant. Il ne tiendrait pas plus d’une heure. La dernière chose dont j’avais besoin, c’était d’une longue agonie de plusieurs jours, qui risquerait par-dessus tout de réveiller la vétérinaire qui sommeille en elle.

J’ai posé la gamelle à côté de lui. Il s’est jeté dessus et a tout englouti, avant de se lover sur la chaise la plus proche.

« Tu veux manger ? Oh regarde comme il est tout mimi ! »

J’ai dit que non, je n’avais plus faim. Et c’était vrai, je n’avais plus faim, juste terriblement envie d’oublier le faux Bogart, et envie d’elle aussi.
Elle avait un exposé à terminer pour le lendemain. J’ai attendu qu’elle finisse son travail en lisant, allongé sur le lit, et savourant le silence qui criait ma victoire. Il était presque minuit. Le poison avait sans nul doute fait effet, et au petit matin, en nous levant, nous n’aurions plus qu’à balancer le corps dans la benne à ordure. L’espace d’un instant, je me suis même demandé dans quel bac il faudrait le jeter. Est-ce que ça se recycle un chat crevé ?

J’ai éteint la lumière quand elle s’est glissée dans les draps. J’ai commencé par effleurer ses courbes de mes mains, avant de saisir ses hanches et serrer son bassin contre le mien. Je l’ai embrassée à pleine bouche. J’exsudais l’envie de son corps, de nos corps. J’entendais son cœur trembler derrière son sein. Je l’ai pris dans ma bouche. Son sein, pas son cœur. Je suis tueur de chat, pas cannibale. J’ai retiré délicatement sa nuisette. Nue et offerte à moi, je ne pouvais que la deviner dans le noir de la chambre.
Je suis descendu, tout doucement, embrassant la moindre parcelle de sa peau. Je sentais bien que la mort de la bestiole allait la contrarier, et j’en eus presque des regrets. Mais ça m’incita à redoubler d’efforts pour que cette nuit soit parfaite. Après quelques orgasmes, peu lui chauderait le sort de l’animal. Ou tout du moins, je le croyais.
J’ai plaqué mes lèvres contre les siennes, les autres. Mes mains couraient sur ses jambes, son ventre, ses fesses, sa poitrine. Délicatement, j’ai passé ma langue. Elle a joui. Tout doucement, comme un soupir. Mais il fut tellement long et sincère que je pus commencer le décompte.

Un.

Il en manquait au moins trois autres pour qu’elle puisse encaisser le cadavre inerte sur la chaise. Elle m’a ramené contre elle, puis m’a fait rouler sur le dos. A son tour, elle est descendue du bout des lèvres. Avec ses dents, elle a retiré mon boxer. Elle a passé ses doigts autour de moi, et j’ai senti la chaleur de son souffle me caresser juste là. J’entendais presque sa langue se décoller de son palais et ses lèvres s’entrouvrir.

« Miaouuuuu ! »

J’ai dû rêver.

« Miaouuuuuuuu ! - Oh, il est réveillé ! »

Mort ! Il devait pourtant être mort ! J’avais chargé ses croquettes avec la dose préconisée pour un nid de rats. Je n’ai pas vraiment la taille d’un rat en tête, mais un nid, ça fait largement un chat il me semble.
Je lui ai demandé de continuer sans s’occuper du chat ; mais déjà, elle était comme hypnotisée par ses yeux en amande, et ses mains se perdaient dans ses poils à lui plutôt que dans les miens.

Je me suis levé. Maintenant que je ne pouvais plus faire l’amour, j’avais faim. Je n’aurais pas dû. A peine eus-je mis un pied dans la cuisine que celui-ci dérapa dans une flaque chaude. J’ai dit, je crois que le chat a dégueulé ses croquettes.

« Ben reste pas planté là, nettoie ! »

Salaud de chat. Il savait. Il avait su. Je nettoyais sa vomissure quand je pris conscience de ce qui se passait. Il voulait ma place. Il la voulait elle, et ne me laisserait pas interférer dans ses plans. Et le pire, c’est que c’était moi qui me retrouvais à quatre pattes sur le carrelage froid, et lui qui ronronnait de plaisir avec elle.

Deuxième jour de cohabitation.

Je n’avais pas dormi de la nuit. Ou du moins que d’un œil. Prostré de mon côté du lit, j’avais essayé de la cajoler en me glissant sous la couette. Ma main n’avait trouvé que le pelage du chat, qui avait apparemment décidé de partager nos draps, avec la bénédiction de sa nouvelle maîtresse.

Le matin, avant qu’elle ne parte pour ses cours, elle m’a demandé de bien faire attention à ne pas le laisser s’échapper. Elle voulait qu’il soit là quand elle rentrerait, et non pas à la porte de l’immeuble. Je lui ai dit de ne pas s’inquiéter.
Pour sûr, je n’allais pas le laisser s’échapper. En fermant la porte derrière elle, je l’ai verrouillée à double tour.

Il avait dû sentir quelque chose, il passa sa journée caché sous le lit. Je n’étais pas pressé. En fin d’après-midi, je fis couler un bain. Elle rentrait dans une heure, j’avais encore du temps, mais préférais prendre un peu d’avance.

J’attirai le chat dans la salle de bain à l’aide d’un morceau de jambon. Profitant d’un moment de faiblesse de sa part, je le saisis promptement et le lâchai dans la baignoire pleine. Le contact avec l’eau provoqua une panique inconsidérée chez l’animal, qui se mit à lancer ses pattes dans toutes les directions, cherchant désespérément des prises sur les parois lisses. Ses griffes crissaient sur l’émail. Désireux d’abréger les souffrances de l’animal - je ne suis tout de même pas un monstre - j’ai appuyé ma main sur la tête velue qui peinait à émerger. Je l’ai plaqué aussi fort que j’ai pu sous l’eau. Quand il n’y eut plus ni bulles, ni soubresauts, j’ai relâché la pression.

Je suis retourné m’allonger devant la télé, et j’ai mis le DVD de Reservoir Dogs, pour l’ironie de la chose.
Apaisé, je me suis finalement endormi.

Elle a claqué la porte en entrant. J’ai sursauté.

« Il est où ? »

J’ai baragouiné quelques mots d’une voix pâteuse. Sale… bain… lavé.

« Tu le laisses dans le bain seul et sans surveillance ? Mais t’es malade ! Ca ne sait pas nager un chat ! Tu veux le tuer ? »

Sans me laisser le temps de répondre, elle a filé affolée en direction de la salle de bain.

« Oh, mon pauvre petit Bogart, te voilà tout mouillé ! Attend, je te sors de là. »

Je me suis demandé combien de temps il lui faudra pour comprendre. Je me suis redressé. J’ai soufflé dans ma main pour vérifier mon haleine. Lui faire oublier ce fichu chat risquait d’être plus difficile cette fois. Elle allait me tenir pour responsable. Est-ce qu’elle viendrait malgré tout dans mes bras pour se consoler ? Rien n’était moins sûr. Mais je devais me tenir près, il faudrait en passer par là quoiqu’il arrive, pour ne pas la perdre.

Où en étais-je du décompte déjà ?

« Arrête de bouger que je te sèche ! »

J’avais dû mal entendre.

« Arrête je te dis !
-Miaouuuu ! »

Je me suis levé d’un bond, ai foncé vers la porte de la salle d’eau, l’ai poussée violemment.
Il était là. Je n’avais pourtant pas rêvé. J’avais eu son corps inerte sous ma main. Je l’avais vu flotter, mort.

Et il était là.

Alors voilà, deux mois plus tard, je ne dors plus. Je le guette. J’ai des cernes jusqu’aux genoux et la bouche pâteuse en permanence. Il me guette. Je le sens. Je le sais. Il veut se venger.
Deux mois plus tard je ne dors plus et elle me trouve un peu fatigué. Un peu nerveux. Je ne reste plus à la maison la journée. Je sors. Peu importe le temps. Peu importe si elle est là. Je ne peux pas rester dans la même pièce que lui sans sentir des bouffées de panique me prendre à la gorge. J’ai tout essayé et il est toujours en vie.
Foutu chat.

Il me tuait. A petit feu. Molécule par molécule, en prenant soin de n’en oublier aucune, il m’assassinait. Chacun de ses miaulements plaintifs est comme un tout petit couteau qu’il m’enfonce aussi profond qu’il peut. J’avais tout tenté.
Après l’épisode du bain manqué, ce fut toutefois beaucoup plus dur. Elle ne me laissait plus l’approcher, et refusait catégoriquement que je m’en occupe. En me jetant de la salle de bain à coups de pied au cul, elle m’avait dit :

« Si t’es même pas foutu de t’occuper d’un chat, on est pas près d’avoir un gosse ! »

C’était toujours ça de gagné, je m’étais dit. Et maintenant, je suis convaincu que la pire marmaille du monde ne saurait me faire endurer ce que m’inflige cette boule de poils sadique.

Quand j’arrive devant la porte, je sais qu’elle n’est pas encore rentrée. Je glisse ma clé dans la serrure. La tourne. Ouvre la porte. Il m’attend. Ses yeux dans les miens. Il m’attend. Je referme derrière moi. Je vais pour m’asseoir. Planté au milieu de la cuisine, il me toise de ses quelques dizaines de centimètres de haut.

Paraît-il que les chats ont neuf vies. Je ne sais pas combien il lui en reste, mais je suis à bout.
Et il fait ce qu’il n’aurait jamais dû faire : il miaule.

Je lui saute dessus, l’attrape. Je sens ses griffes se planter dans mes avant-bras. Peu importe, je continue de le tenir fermement contre moi. Je cherche des yeux de quoi le faire taire. Il ne veut pas mourir ? Qu’il vive alors, mais qu’il vive en silence.
J’ai trouvé.

Je me saisis de l’agrafeuse, et, de part et d’autre sa gueule, la lui ferme définitivement. Ca claque une fois. Deux fois. Trois fois. Le bruit sec du fer dans l’os. Quatre fois. Une dernière pression en plein milieu. Cinq. Ca ira.
Je le repose.
Il ne dit plus rien. Il ne bouge plus. Du sang s’écoule rouge de ses babines. Je retourne m’asseoir.

Je contemple le spectacle, paisible.

J’entends l’ascenseur, et puis sa clé dans la serrure. Elle ouvre la porte. Lâche son sac. Ouvre la bouche sans qu’aucun son ne sorte. Ses yeux rougissent. Des larmes coulent. Je la regarde. Il ne me reste plus qu’une chose à faire, finir ce que j’avais commencé.
Je retire mon caleçon en murmurant :

« Tout va bien. Ne t’inquiète pas. »

Oui, si j’avais pu, je serais mort à ce moment là. Tout aurait été terriblement plus simple.

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