HYPERTENSION
Patrick Zenou
Synopsis
Sophie Perlman, jeune médecin urgentiste habituée aux plus graves pathologies, découvre dans son bureau un véritable hypocondriaque plutôt désagréable. Après une consultation chaotique et conflictuelle qu'elle espère oublier au plus vite, elle découvre horrifiée que ce véritable névrosé n'est autre que son voisin de palier. Cette étrange rencontre bouleversera la vie de Sophie qui découvrira, avec cet homme, le secret qui permet de guérir de tout...
Personnages
Sophie Perlman. 25 ans. Le contact quotidien avec la mort et la souffrance a transformé cette pétillante blonde en praticienne désabusée et solitaire. Le soir elle n'aspire qu'à une chose, parvenir à oublier certains regards, certains souvenirs et retrouver la sérénité.
Robert Perez. 24 ans. Architecte hypocondriaque. Connaît le dictionnaire Vidal par coeur et pourrait tenir des conférences sur la rupture d'anévrisme, la gastro ou les maladies tropicales. Cauchemar de tous les médecins qu'il a pu croiser, il espère pouvoir les aider… à le guérir.
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Début du roman.
- «Personne suivante, s'il vous plait...»
Sophie avait dû prononcer cette phrase des milliers de fois. Médecin urgentiste depuis trop longtemps, Sophie se tapait toutes les pathologies à la con : doigts coupés, têtes fracassées de femmes battues, jambes cassées, gastros salissantes. La plupard du temps on entendait un hurlement depuis le parking, puis des gens affolés surgissaient dans le hall en grappe compacte.
Plus le sang coulait et plus les cris étaient forts.
Les urgences c'est le paradis des hystériques.
Les urgences c'est aussi l'ultime bouée de sauvetage des médecins de famille qui refusent de mater plus de quatre secondes la descente d'organes de mémé ou la main arrachée d'un ouvrier délicatement posée au fond d'un sachet Leader Price.
Sophie avait le coeur bien accroché et s'était doucement habituée au giclées d'hemoglobine et aux morceaux de chair. On s'habitue à tout, à presque à tout.
Il était 23 h, elle découvrit un homme tranquillement installé dans son bureau. Brun, trench coat beige, il était directement venu s'assoir dans son cabinet sans passer par la salle d'attente.
La tête enfoncée dans les épaules, il lisait un dépliant sur le paludisme et semblait être comme chez lui.
Agacée, Sophie pénétra dans la pièce. L'homme la suivait du regard.
- «Bonsoir, qu'est-ce qui vous amène Monsieur.. Monsieur Robert Perez...» soupira Sophie les yeux rivés sur ses papiers d'admission.
- «Je ne me sent pas très bien... j'ai des pointes au coeur, j'ai un début d'eczema au mollet... et j'ai des accouphènes qui me vrillent la tête et...»
- «Ok... mais sinon rien de grave ?»
- «Comment ça rien de grave ?»
- «Vous êtes aux urgences Monsieur... vous n'avez rien de grave...? sinon. »
- «Je ne sais pas docteur, mais si vous pouvez attendre, je peux aller me jeter sous un bus et revenir dans cinq minutes... sinon.»
Fier de lui, l'homme lui fit un sourire en coin, insupportable à cette heure-ci.
- « Attendez cinq secondes Monsieur Perez.»
Sophie pencha tout son corps sur la gauche ouvrit le premier tiroir de son bureau et se redressa avec un Larousse à la main.
- «Alors, voyons voir...U... Urgence...»
L'homme resta figé, la bouche légerement entrouverte.
- «Voilà. Urgence. état nécessitant une intervention médicale ou chirurgicale rapide... Est-ce votre cas ?»
- «Vous vous foutez moi ?»
- «Non Monsieur, mais je pense que si tous les hypocondriaques restaient chez eux, je pourrai rapidement passer aux 35 heures.»
- «Cher docteur, sans vouloir être désagréable, il semblerai que vous ayez raté quelques cours à la fac et que vous ignorez encore pas mal de choses.»
Sophie s'adossa à son fauteuil et regarda le plafond lézardé de la pièce.
- «Ha, je vais avoir droit à ma leçon...»
- «Mademoiselle... vous semblez encore jeune mais, il existe toutes sortes de pathologies sous-jacentes assez graves.»
- «Tiens donc, et que peuvent bien nous révéler un petit eczema au mollet et des accouphènes ?»
- «Une hypertension. Vous savez, ça se diagnostique grâce à un petit appareil que l'on met autours du bras... Je n'en peux plus de ce manque de conscience professionnelle, je n'en peux plus de cet amateurisme chronique, je suis fatigué par votre attitude, votre manque d'empathie, votre...»
- «Ok... donnez moi votre bras.» Sophie pensa qu'il valait mieux être conciliante et en finir au plus vite avec ce genre de patient.
- «Non, ça ne servira à rien... Votre attitude a dû me faire dépasser les 18 de tension! J'en suis sûr !»
Elle ouvrit calmement un paquet et en sorti une spatule.
- «Ouvrez la bouche et tirez bien la langue.»
Elle lui écrasa la langue vingt longues secondes.
- «Pourquoi, me regardez vous la bouche ?»
- «Pour quelques secondes de silence. Vous n'imaginez pas à quel point le silence est rare au urgences.
Vous avez de très belles dents Monsieur Perez.»
- «Je rêve ou j'ai l'impression que vous vous désinteressez totalement de mon cas...»
- «Bon écoutez... je vais vous faire une ordonnance.»
- «Une ordonnance de quoi ?»
- «Je sais pas encore... je vais réfléchir.»
- «Bon ça va, marquez moi deux boites de Spasfon Lioc... et une de Lexomil et ça ira pour ce soir.»
- «Monsieur, jusqu'à preuve du contraire, ici, le médecin c'est moi!» s'emporta Sophie.
- «Mais qu'est-ce qui vous prend de crier ?»
- «Vous allez prendre du Vastarel pendant un mois pour vos accouphènes et du Diprosone pour votre petit eczema. C'est bon Monsieur?!!»
- «Et pour le coeur, vous ne regardez pas le coeur ?»
- «Non... vous êtes stressé c'est tout!»
- «Il a bon dos le stress...»
Sophie se massa la cloison nasale avec le pouce et l'index.
- «Ecoutez Monsieur Perez, je suis debout depuis six heures du mat', je suis pas d'humeur à discuter. Vous êtes mon trentième patient et j'en ai encore douze qui m'attendent dehors. J'ai du recoudre le poignet d'un suicidaire, j'ai effectué quatre touchers rectaux, je me suis farci deux accidents de voiture. Alors s'il vous plait, épargnez-moi vos petits bobos, rentrez chez vous, faites vous une infusion, vous verrez c'est super pour la tension.»
Un long silence ponctua cette réflexion.
- «J'ai tout de suite deviné votre niveau de compétence...»
Elle lui tendit l'ordonnance sans le regarder.
- «En partant dites à la personne suivante de rentrer.»
-« Je suis pas votre secrétaire, levez-vous, faîtes un peu d'exercice, vous en avez besoin!»
Sophie se leva brutalement en le menacant du doigt.
- «Maintenant vous partez ou j'appelle la sécurité ! Je suis sûre qu'en cherchant bien vous allez trouver un toubib qui sera ravi de vous osculter et qui trouvera toutes les maladies que vous voulez !!"
L'homme sortit vers la salle d'attente bondée et se retourna doucement devant des malades médusés.
- «Madame, vous êtes incapable d'établir le moindre diagnostic...Vous ne seriez pas foutu de détecter une varicelle. Mais rassurez-vous, je vous promets que votre incompétence restera entre nous.»
Il se tourna vers une femme assise dont la lèvre supérieure, qui avait triplé de volume, lui donnait un faux air de Peggy la cochonne.
- «Mademoiselle, je ne suis qu'un simple architecte mais pour votre oedème de Quink, car il s'agit d'un oedème de Quink, je vous conseille de consulter un véritable médecin. Je pense qu'il saura vous administrer les bons antihistaminiques à savoir de l'adrénaline, puis du Solumédrol ! Dépêchez-vous, ne restez pas là. »
Il s'en alla calmement en jetant des conféttis d'ordonnance au dessus de sa tête.
- «Connard.» murmura Sophie.
Les derniers malades furent plus patients et se laissèrent osculter sans broncher.
Sophie dû recoudre l'arcade sourcilière d'une fillette, traiter un malaise vagal et diriger un amateur de barbecue vers le service des grands brulés avant de pouvoir rentrer chez elle. Elle conserva au fond de l'estomac un résidu de contrariété. Quel con ce mec. Michel Audiard avait raison, un con peut te pourrir ta journée en cinq minutes. Celui-ci le fît en moins de cinq secondes. Un champion.
Aucun médecin ne supporte que l'on puisse mettre en doute ses compétences. Les études, les sacrifices sont trop longs, trop inhumains. Personne ne peut se l'imaginer. Et ce putain de subconscient qui enregistre tout en silence et arrive à vous faire douter. Ce pauvre type avait sans le savoir mis le doigt sur une plaie encore ouverte.
Un froid inattendu surpris Sophie dans le parking. Elle se promis d'achever Evelyne Dheliat le jour où elle se présenterait dans son service. Le périf' était fluide comme toujours à deux heures du matin. La radio diffusait «Sunny» une vieille chanson de Boney M. Elle ne pu s'empêcher de sourir en pensant à Gabriel, l'un des ses ex, qui était fou de ce groupe et obligeait tout le monde à se taire dès qu'il les entendait.
Gabriel était un pilote de ligne. Constamment absent même quand il était là.
Elle avait préféré le quitter car elle ne parvenait jamais à être elle-même. Humour différent, sensibilité différente, décalage horaire permanent. Elle préféra se décoller de lui. Célibataire depuis plus d'un an, elle recherchait un autre homme. Aujourd'hui elle réalisait qu'elle n'était sensible qu'à une seule chose : l'authenticité. Tant mieux si l'homme de sa vie était cultivé, intelligent, mais c'était secondaire. Elle avait fait le tour des machos, des intello-bobo-tapettes du boulevard St Germain. Ce qu'elle voulait c'était juste un homme qui ne triche pas, un homme qui ne joue aucun rôle, un homme vrai à qui on peut tout dire et auprès de qui on peut se permettre d'être soi-même. Un qui t'empêche de trop réfléchir. Un qui t'introduit dans la vie sans te demander ton avis. Un qui te porte. Un homme merde !
La propreté chirurgicale du hall de son immeuble justifiait les cent euros d'étrennes de Madame Ramirez. Comme chaque soir, elle pris son courrier et appuya machinalement sur le bouton de l'ascenceur. Zut! il était déjà occupé. Visiblement quelqu'un semblait prendre tout son temps pour remonter du sous-sol. Finalement, le petit gong agréable retentit et la porte automatique s'ouvrit. Sophie eut le souffle coupé par ce quelle vit, comme si un coup de poing invisible lui avait défoncé le ventre. Elle recula de deux pas et hurla :
- «Que faîtes-vous chez moi ? Vous m'avez suivi ?»
Robert Perez, la bouche entrouverte, tenait dans ses bras un sachet en papier rempli de pommes et de médicaments.
Tout aussi surpris il fronça les sourcils.
- «Mais non. j'habites ici !»
Sophie les yeux équarquillés resta figée devant la porte de l'ascenseur.
- «Ben, oui quoi, j'habites ici...» murmura l'homme visiblement géné. Quelques gouttes de sueur brillaient sur son front.
Elle ne le quittait pas du regard comme si son cerveau ne parvenait pas à valider ce qu'il voyait. Elle se résolu finalement à partager les trois mètres carrés de l'ascenseur avec ce nouveau voisin. Debout à moins de vingt centimètres du patient le plus consternant qu'elle ait croisé depuis des années, Sophie chercha à mettre en application ses connaissances en yoga qui étaient censées lui permettre de faire le vide absolu dans son esprit...
L'homme eut la mauvaise idée d'ouvrir la bouche :
- «Quel étage ?»
Il n'obtint aucune réponse et le doigt nerveux de Sophie martella le bouton huit.
- «Vous êtes au huitième aussi. c'est fou ça... »
Sophie haussa longuement les sourcils et vida ses poumon dans un interminable soupir, ultime technique de survie face à ce genre de type. Cette concentration tiendrait-elle jusqu'à la brève sonnerie libératrice qui signale l'arrivée et l'ouverture des portes ?
l'ascension jusqu'au huitième fut un calvaire psychologique. La porte s'ouvrit enfin. Sophie garda le silence et longea rapidement le couloir lumineux tout en cherchant les clefs dans son sac. Elle préféra laisser passer son voisin, mais fini par le rejoindre et s'apercevoir, au comble du désespoir, que cet abruti, ce con, ce pauvre taré, cette réincarnation de Jack l'emmerdeur, vivait dans l'appartement situé précisement en face de sa porte. Merci la vie.
- «Nous sommes vraiment voisin, je l'ignorais... je suis désolé d'avoir...»
- «Pas autant que moi...» murmura Sophie, dans l'étrange position de la femme qui cherche ses clefs. Debout sur une jambe, la tête enfoncée, son sac posé sur sa cuisse relevée, elle fouillait chaque recoin de son «Adjani» un sac rouge, gonflé et plein de poches.
- «Ecoutez, Je suis vraiment désolé pour tout à l'heure... Je me suis emporté, je suis nerveux en ce moment à cause d'une douleur que j'ai au niveau de la nuque depuis deux ou trois jours, je ne sais plus, il doit s'agir d'un tassement au niveau du rachis cervical... j'en suis quasiment sûr et j'ai complètement oublié de vous en parler toute à l'heure. Avouez que c'est un peu de votre faute.»
- «Le rachis cervical vous dites ?» lui demanda Sophie la tête baissée toujours à la recherche de ses clefs.
- «Oui !» répondit l'homme à nouveau anxieux.
Sophie se tourna vers lui doucement...
- «Il ne faut pas plaisanter avec la zone rachidienne...
j'ai vu des patients devenir paraplégiques brutalement comme ça !!» dit-elle en claquant des doigts.
- «Ha bon ?» l'homme commença à se masser la nuque.
- «Vous avez fait une radio ?
- «Oui bien sûr, je...»
- «Montrez la moi vite.»
l'homme s'empressa d'ouvrir sa porte et s'engouffra comme un malade chez lui, Sophie esquissa un étrange sourire.
Quelques secondes plus tard, il réapparut dans un état fébrile, les bras chargés d'un fatras de radios poussiéreuses.
- « Attendez, je ne retrouve pas la radio du rachis... attendez voyons voir... non ça c'est une sialographie des glandes salivaires... ça... non.. c'est pas ça... attendez, celle là c'est le poumon»
- «Le poumon ? c'est parfait ça ira aussi.»
Elle sortit brutalement la radio de son enveloppe et sans y préter la moindre attention l'utilisa pour débloquer sa serrure.
- «La radio, cher Monsieur Perez, c'est un vieux truc de serrurier, un coup sec dans l'interstice et clac, la porte s'ouvre. C'est magique. Vous économisez deux cent euros de dépannage en deux secondes... Je suis sûre que vous ne le saviez pas... Allez, bonne nuit...»
Elle disparut rapidement et laissa son voisin et son tas de radios debout dans le couloir. L'homme demeura silencieux le visage à quelques centimètres de la porte du médecin, il ramassa doucement sa radio du poumon qu'il observa une dernière fois sous la lampe blafarde qui préféra s'éteindre automatiquement.
La gorge nouée et le rachis encore douloureux, Robert avait du mal à trouver le sommeil. Il rangea soigneusement ses radios en les classant par ordre chronologique et alluma la télé. Pour la dixième fois la cinq diffusait un reportage sur les baleines à bosses de la baie du Mexique. D'après le commentaire, cette espèce en voix d'extinction ne compte plus que neuf mille individus. Neuf mille ? c'est pas mal se dit-il et puis qu'est-ce que ça peut bien faire qu'elles disparaissent ces grosses connes ? se demanda Robert.
Qui a déjà vu une baleine à bosse en vrai ? personne à part la nièce du commandant Cousteau ! Avec tous les documentaires qui ont déjà été fait elles peuvent disparaitre. Franchement ça sert à quoi une baleine à part occuper tous ces branleurs de Greenpeace ? Rien à foutre des baleines!
Il baissa le son de la télé, chercha le téléphone perdu sous le canapé et composa le numéro des urgences tout en regardant une otarie obèse se faire dévorer par une orque.
- « Bonsoir, j'aimerai parler à un médecin...»
- « Oui je suis médecin, je vous écoute...»
Robert fut surpris par la réactivité de son interlocuteur qui avait pour une fois un timbre de voix rassurant.
- « Heu... Excusez-moi de vous déranger, mais je suis légèrement angoissé par les effets secondaires d'un médicament et j'aimerai avoir quelques précisions avant de continuer à le prendre... vous comprenez ?»
- «Oui, lequel ?»
- «Voilà docteur, j'ai l'impression que le Lexomil n'a plus aucun effet sur moi et que son action sur mon système nerveux et notamment sur mon système nerveux sympathique bloque mon transit... Je suis constipé depuis plus de quatre jours et je pense vraiment que c'est un signe de sympathicotonie... car j'ai egalement constaté un assèchement de mes sécrétions salivaires le matin.»
Robert leva les yeux, l'orque s'attaquait à présent à une bande de morses encore plus obèses que les otaries.
- «Pourquoi prenez vous du Lexomil?»
- «Je suis pas bien en ce moment... un peu angoissé...»
- «Vous êtes constipé et vous avez décidé de faire chier les urgences c'est ça?»
- «Pardon ?!»
- «Non, je plaisante, je pense que vous avez totalement raison. L'abus de Lexomil peut provoquer une constipation passagère exactement pour les raisons que vous avez évoquées. Vous m'épatez car de nombreux médecins n'y pensent pas toujours. Pourquoi êtes-vous angoissé ?»
Ce médecin avait de l'humour. Robert le soupçonna d'intelligence et décida de lui faire confiance.
- «Heu... je ne sais pas... j'ai du mal à dormir... j'ai...»
- «D'après mon ordi, vous nous appelez pour la sixième fois... Eczema, crise d'asthme, panique nocturne, prurit au niveau des aisselle, questions sur le sida, sur ebola, sur la rubéole etc, etc...»
Robert esquissa un sourire.
- «Vous avez raison... je suis un emmerdeur...»
- «Je n'ai jamais dit ça Monsieur... je vous trouve plutôt... sympathique mais je pense que vous perdez votre temps à décomposer votre corps avant l'heure.»
- «J'arrête le Lexomil ?»
- «Je pense.»
- «et par quoi je pourrai le remplacer...?»
- «Essayez de le remplacer par... rien.»
Robert écouta le long silence qui ponctua la conversation. Ce médecin était en droit de l'envoyer pètre mais il ne l'avait pas fait. Cette bienveillance inattendue le ramollit et il se surprit à répondre :
- «Merci docteur...»
- «De rien...»
Le médecin raccrocha sans attendre. Il devait déjà être dans une ambulance qui se dirigerait à toute vitesse vers un accident où des corps déchiquetés jonchaient le bitume encore chaud d'une voie rapide. C'était sans doute ça une urgence. Une vraie.
A dix huit mètres de là, Sophie se préparait une omellette au cèpes accompagnée d'une scarole en sachet malgré la découverte de ce nouveau voisin qui avait réussi à lui vriller l'estomac. Elle allait enfin pouvoir diner sereinement, devant un reportage sur les baleines à bosses de la baie du Mexique. D'après le commentaire, cette espèce en voix d'extinction ne compte plus que neuf mille individus. Les japonais persisteraient à les massacrer malgré l'intervention courageuse des militants de Greenpeace qui n'hésitent pas, au péril de leurs vies, à barrer la route de ces monstrueux baleiniers asiatiques. Quelle horreur pensa-t'elle. Pourra-t'on observer de vraies baleines dans vingt ans ? L'homme est vraiment un virus pour la planète !
Avant de démarrer la journée, Sophie adore prendre un café seule au «Batavia», une brasserie relativement éloigné de l'hôpital. Elle adore ce moment rare où elle peut tranquillement lire la presse et prendre le pouls de la planète. Raté. Une grande blonde agitée semble l'avoir reconnue malgré la vitrine embuée. Elle reconnut Laura, une ancienne amie rencontrée à la Fac. Laura était de plus en plus belle. Sophie comprit, en la voyant pénétrer dans le café, que quelqu'un avait miraculeusement réussi à dompter les oestrogènes de son amie. Tous les clients males et femelles se retournèrent sur son passage. En un rien de temps cette blonde à la beauté discrète s'était métamorphosée en bombe sexuelle. Les femmes amoureuses ont beaucoup de pouvoir et notamment celui d'agacer leurs amies célibataires.
- «Tu es magnifique ! toi, tu dois être amoureuse...»
- «Ca se voit tant que ça ?»
- «Ben oui idiote ! tes cheveux ont doublé de volume, tes lèvres aussi... ta peau est retendue comme un tam tam Sénégalais, tes yeux brillent, ta vitamine D doit être à 59 ng/l.» Laura se trémoussait comme une petite fille.
- «Et j'ai enfin perdu du poids dis donc!»
- «Huit kilos je dirai...»
- «Pas loin neuf!»
- «Tu t'es réconciliée avec les jean's à ce que je vois»
- «Oui, et pas que ça...»
Le serveur posa silencieusement deux cafés et s'éloigna en soupirant discrètement. Sans doute partageait-il la lassitude de certains coiffeurs ou podologues constamment exposés aux discussions de femmes.
- «Alors raconte, c'est qui ce type un chirurgien esthétique?»
- «Pas du tout, c'est un mec normal, il est journaliste.»
Sophie eut un rire nerveux et faillit renverser sa tasse.
- «un mec normal ? ça existe encore ?»
- «Ben oui je sais qu'ils sont en voie d'extinction mais que veux-tu ? j'ai eu de la chance. Hervé... il s'appelle Hervé, est venu m'interviewer il y a deux mois au CNRS et on a craqué l'un pour l'autre. Je te souhaite la même chose. Il est drôle... je ne m'ennuie pas une seconde tu sais.»
- «Et il ressemble à quoi ton comique ? Bourvil, De Funès ?»
- «Ni l'un ni l'autre... il est juste incroyable, il est brun, charismatique, de grands yeux noirs qui te donnent des frissons dès qu'il les posent sur toi... Je te le présenterai un jour.»
La discussion bifurqua naturellement sur les prouesses sexuelles du monsieur et bien evidemment, Laura confirma que même la nuit, elle était pliée en deux.
Cette authentique chercheuse avait enfin fini par trouver l'amour. Sophie toujours dans l'urgence, ne le cherchait pas ou plus, elle ne savait pas.
- «Et toi t'en es où ? un mec ? un chat ? personne ?N'attends pas trop ma belle, nous sommes comme les yaourts...»
Etait-ce un manque total d'empathie ou de la méchanceté gratuite ? Souvent le bonheur rend con.
Sophie venait de réaliser que Laura n'était pas une amie. Une véritable amie ne pouvait pas remuer ainsi le révolver dans la plaie. Laura faisait parti de ces idiotes qui te font remarquer que tu as l'air fatigué. Ca ne sert à rien mais elles te le disent quand même. Pas facile de trouver une amie sincère alors l'amour, le vrai quelle galère... songea Sophie.
- «Tu sais la seule fois où j'ai été interviewée c'est par un vieux journaliste de France3 au sujet de l'hécatombe de la canicule... et puis les urgences m'épuisent, j'aurai dû, faire de la recherche, comme toi. Vous prenez tout votre temps pour découvrir de nouveaux vaccins... Avec vous, le sida a encore de beaux jours devant lui.»
Laura acquiesça en avalant la moitié d'un croissant.
- «Tu as raison, et même si par hasard on en trouve un, neuf fois sur dix, il ne guérit que les souris... Va savoir pourquoi...»
- «Va savoir... d'ailleurs je te conseille un grand livre sur ce sujet : «des souris et des hommes» de Steinbeck»
- «Ha bon... je ne connais pas ce bouquin… Un livre sur la recherche médicale ? »
Sophie ne laissa rien paraître et eut un petit sourire intérieur. Désormais, elle espérait simplement pouvoir recommander un autre café, seule.
- «J'ai parlé de toi à Hervé il a très envie de te connaître... »
- «Pourquoi pas, je ne croise que des malades en ce moment...»
- «Sophie... je trouve que tu as l'air fatigué ce matin. Tout va bien ?»
Elle baissa la tête et remis un sucre dans son café.
- « Sophie, je suis en retard, il faut que je te laisse, prends soin de toi. »
- «Bien le bonjour à l'homme parfait...»
Elle se quittèrent en s'embrassant bruyamment. Laura disparut dans la grisaille déprimante du jour qui refuse de se lever.
Sophie soupira lentement en constatant, que son petit moment de bonheur avait été grignoté. Elle rassembla ses affaire et pris rapidement la route des urgences.
Emmitouflée dans une doudounne sans manche Sylvie, son infirmière en chef préférée, l'attendait à l'entrée des urgences un talkie-walkie dans chaque main.
- «Bonjour ma belle, Je suis désolée, mais tu vas devoir commencer ta journée par une gourde qui perds les eaux rue de Rivoli.
- «Merde, j'ai pas envie, dis à Gérard d'y aller»
- «Gérard est au bloc, il recoue un doigt, un cas de force majeur.»
- «Ecoute Sylvie, tu sais bien que les accouchements m'emmerdent, trouve quelqu'un d'autre...»
- «Allez poupée ! l'ambulance est prête et Léon n'aime pas attendre». Léon c'était le chauffeur, un colosse Antillais de cent dix kilos qui pouvait se muer en garde du corps quand une intervention se passait mal. Léon était devenu célèbre dans le service pour avoir cassé nez d'un homme qui avait osé descendre de sa voiture pour filmer avec son iphone le corps démembré d'un accidenté. Sophie aimait travailler avec eux. Sylvie savait désamorcer toutes les situations difficiles et Léon était un vrai pilote de formule 1. Ils avaient enduré tous les Vietnam, tous les Dien Bien phu des urgences. Un suicidé en miette sous un RER, ils étaient là, un attentat rue de Rennes, ils étaient encore là. Si vous saviez ce que leurs yeux ont vu. Si seulement vous saviez.
Sophie était en retard et dû préparer son matériel pendant que le fourgon la secouait dans tous les sens. Elle leva la tête, et vit, à travers les hublots, les arcades de la rue de Rivoli qui défilaient. Plus que quelques mètres, nous n'allions pas tarder à arriver. Une dizaine de personnes entouraient un cachalot d'une trentaine d'année environ, assise sur une chaise penché contre un mur, les jambes droites et écartées. Le bas de son manteau complètement mouillé. Elle saisit immédiatement la main de Sophie qui lui prenait le pouls.
- «Comment vous appellez-vous ?»
La femme ouvrit un oeil inondé de sueur.
- «Brigitte... péridurale...»
- «Brigitte péridurale, enchantée, je suis Sophie Perlman
Je suis médecin et on va s'occuper de vous, détendez-vous». La jeune femme avait perdu les eaux en même temps que son sens de l'humour. Elle laboura l'avant bras de Sophie avec ses ongles.
- «Putain... vite, j'ai mal, putain je le sens, là, je le sens… faites moi une péridurale... une péridurale... putain !»
- «Sonia, le bébé a l'air engagé ma belle, il va falloir vous assoir sur une péridurale... c'est votre premier ? ...»
Elle poussa le hurlement roque d'un Iguane des Galapagos qui terrorisa les badauds.
- «Oui c'est mon premier, appelez mon gynéco, le Dr Amar... 06 12.. je sais plus...»
- «Oui on l'a prévenu. Il va venir, il va venir...» Mentit Sylvie en lui injectant un calmant.
Aidées par le gros Léon, Sophie et Sylvie emballère la future maman et la dirigèrent vers le camion afin de ne pas traumatiser à vie les jeunes ados pré-pubères qui se trouvaient là. Ce que redoutait Sophie arriva. Impossible de la transporter et de refiler le bébé à l'obstétrique. Elle allait se taper un accouchement. Génial. A l'abri dans le camion, Léon tentait de rassurer la bonne femme qui était du genre hurleuse.
- «On a un RCF à 133 c'est nickel pour moi, tout vas bien.» lança Sylvie Des litres d'eaux inondaient le sol du véhicule. La main de Sophie qui était dans la dame sentait que le petit n'allait pas naître à la maternité mais deux pas des tuileries. La tuile.
La vie devait éclore dans son camion. Pas question de merder, pas question de rater ce truc, cet accouchement.
Alors qu'elle s'activait, des images jaillisaient dans la tête de Sophie, de la tristesse, des bribes de sales souvenirs. Hier à peine, il y a à peine trois ans elle avait raté un accouchement, toujours en pleine rue. Le bébé se présentait mal. Episiotomie approximative. Le bébé qui sort mou, s'étouffe, il refuse de respirer. La merde. La panique. Elle, jeune toubib, trop jeune sur qui tout repose. Le coeur de l'enfant resta silencieux malgré tous ses efforts. C'était un garçon. Depuis ce jour Sophie ne supporte plus les cris de femmes. Il pleuvait ce jour là. Il pleut toujours quand elle y pense.
Dans l'espace réduit du camion, tout le monde était à sa place. Sophie vit une petit touffe de cheveux apparaître, puis une main, puis une tête, puis une oreille... elle tira doucement ce bébé qui se laissa démouler et accepta de vivre sans problème.
- «Merci mon bébé» murmura Sophie.
Un cri aigu et saccadé retentit dans l'habitacle et remplaca celui de la maman à présent calme et généreusement shootée.
- «Bravo madame, c'est une magnifique p'tite fille !»
Le bébé, clair et marbré, dévisageait sa mère d'un regard noir et interrogateur.
Sylvie récupéra l'enfant et l'emmitoufla dans un sac en plastique marron.
- «Vous devriez l'appeler Angélina... regardez on est juste en face du salon de thé».
Léon, lui, n'était pas d'humeur à plaisanter, il secouait la tête en essuyant le sang et la merde avec un immense rouleau de sopalin bleu.
Pourquoi dis-t'on toujours bravo à une femme qui vient d'accoucher ? c'est bizarre. se demanda Sophie.
On ne dis jamais bravo à un opéré du coeur qui en a chié dix fois plus ou à un opéré de la vessie, une sonde gonflée dans les entrailles pendant des jours.
Sans doute pour célébrer la vie. C'est une toujours une victoire, un immense bras d'honneur que l'on fait à la mort. Oui, bravo la vie. Chaque enfant qui voit le jour est un round supplémentaire dans ce monde qui lutte en permanence contre la mort. Il suffit d'observer autour de soi. Nous luttons en permanence contre la mort. Nous nous levons le matin. Nous mangeons pour empêcher nos cellules de dépérir, nous travaillons pour pouvoir manger, pour pouvoir nous acheter des vêtements, pour ne pas mourir de froid. Nous faisons du jooging dans la direction opposée d'un tapis roulant qui ne s'arrête jamais et nous emmène tous au même endroit. Rester vivant. Nous allons voir des comédies plutôt que des films d'art et décès, pour que le rire détende nos organes internes et nous maintienne en bonne santé. Nous voulons tous vivre. Nous faisons des lifting pour un avoir peu de rab, encore un peu de bien-être, Nous voulons être en bonne santé pour plaire, pour rencontrer quelqu'un. Pour enfin pouvoir transmettre la vie et ne pas laisser la mort avoir le dernier mot. Sophie donnait souvent la vie, à sa manière.
Cruelle vie que la sienne. Elle qui aimait les marmots ne trouvait pas le mâle reproducteur qui pourrait lui embellir la vie. Qu'est-ce qui n'allait pas ?
A suivre...