Hypocras

Soda Pop

(Emile Lion d'Aquitaine : TOME II - Chapitre 1)

Je me souviens de quelque chose qui bougeait dans la pénombre. J'avais la joue sur le plancher rugueux. Il y avait des aspérités dans une latte de bois qui me meurtrissaient le visage. Le truc qui donnait l'impression de tapoter sur le sol, c'était une sandale en mauvais état. Une cheville en sortait ; elle disparaissait dans une jambe laquelle se dérobait sous une robe de bure ceinturée par une corde à nœud de capucin. Ma cervelle s'était mise à peser six cent vingt-cinq livres et je savais parfaitement que j'aurais les pires difficultés à me remettre debout.

Ce qui m'intriguait, c'était ce pied unique. J'avais beau être dans le brouillard cotonneux, je me rappelais que, dans la plupart des cas, les pieds vont par deux, comme les oreilles, les couilles et les inséparables.

Bon, merde, il manquait un panard. Ou alors j'étais à ce point flytoxé que je ne pouvais plus en regarder deux à la fois ! Franchement, ça roulait carré comme une pyramide sphérique. A défaut de pouvoir soulever ma tronche, je tentai de faire pivoter mes yeux dans leurs orbites. Un certain contentement me vint lorsque j'aperçu la seconde sandale perchée sur le barreau d'une chaise, comme une pie sur une branche. Ok, tout restait harmonieux en ce monde ; sauf mon estomac et, sans préambule je me mis à dégueuler...

Ça ne m'était pas arrivé depuis des chiées d'années une biture comme celle-là. J'aurais eu honte, peut-être bien, si cela ne m'avait soulagé. Je restituai un fameux cocktail : bile et Hypocras (1). Y'a mieux. M'aurait fallu quatre foies et huit reins pour éliminer tout ça ! Ma peau de renard vomie s'étalait sur le méchant plancher en direction de la sandale. Ça faisait vachement marée montante, quand même, la chose !

Quand la vaguelette rouquine ne fut plus qu'à quelques centimètres de la tong, la première pie abandonna le sol pour s'envoler vers le barreau rejoindre sa collègue ; puis soudain, tout là-haut, une tronche s'inscrivit au-dessus de la table. J'aperçus une grande gueule allongée, un peu bouffie du menton, avec des valises servant de balcon à des yeux clairs proéminents. Bien que mes esprits fussent partis en vadrouille, je crus voir étinceler du mépris. Les yeux me lâchèrent pour apprécier l'étendu de mon dégueulis ; les deux oiseaux au plumage noir et blanc se retirèrent presto de mon champ visuel, puis le visage et son menton empâté.

Je me retrouvai seul avec tout cette déjection immonde qui n'en finissait pas de sortir de moi comme le liquide jaunâtre de ta bistouquette un soir de fête arrosée. Ça me tourbillonnait l'esprit l'affaire. J'efforçais d'accepter ma déchéance. Mais j'étais paniqué par l'absence des deux tongs pourries. Un pied se place devant son coéquipier, lequel veut le dépasser. Puis l'opération se répète et ils se courent après d'ailleurs... et c'est ainsi que les gens s'enfuient de vous, vous laissant seul, les salauds !

Quand j'ai eu vomi les deux amphores d'hypocras ingurgitées la veille, j'ai su ce que c'était réellement que le sentiment du devoir accompli. Mon estomac était devenu léger comme ces plumes qui se baladent au gré du vent et qui habillent si joliment mes deux pies disparues. Ma tête continuait de peser son quart de tonne.

Dans ce brouillard nébuleux, un bout de parchemin gribouillé semble cependant prendre forme. Epinglé sur le rebord de la table, il me fixe avec une intensité de fakir envoûtant sa proie par hypnose, me rendant parfaitement docile. Je reconnais l'écriture du Vieux.

Je lis...

« Mon très cher fils Emile, afin d'être à la hauteur de vos prochaines cérémonies liturgiques, je vous demanderai dorénavant de bien vouloir ajouter quelques gouttes de vin dans un grand Calice d'eau et non quelques gouttes d'eau dans deux amphores d'hypocras. Vos sermons n'en seront que plus explicites et moins imagés... D'autre part, je tiens à vous faire part des quelques observations suivantes, afin que vous amélioriez encore un peu vos futures célébrations eucharistiques. A savoir :

1) Il n'est nul besoin de mettre une rondelle de citron sur le bord du calice !

2) Évitez de vous appuyer sur la statue de la Sainte Vierge et surtout, évitez de l'embrasser tout en lui pelottant les meules !

3) Il y a 10 commandements et non pas 6, comme le nombre d'amphores expédié par caisse ! 

4) Les apôtres étaient 12, non pas 7, et aucun n'était nain, ni simplet, ni grincheux !

5) Nous ne parlons pas de Jésus Christ et ses apôtres comme de "JC & Co". 

6) Nous ne nous référons pas à Juda comme à "ce fils de pute" !

7) Vous ne devez pas parler du Pape en disant "Le Parrain" ! 

8) La défaite de Jules César à la bataille de Gergovie n'a rien à voir avec la multiplication des pains par Jésus.

9) Les murailles qui se sont effondrées au septième jour ne se trouvaient non pas à Mexico mais à Jéricho !

10) L'eau bénite est faite pour bénir, et non pour se rafraîchir la nuque ou y tremper son sexe ! 

11) Ne célébrez jamais la messe, assis sur les marches de l'autel.

12) Ponce Pilate a dit "vos histoires je m'en lave les mains", et non "vos conneries, je m'en bas les couilles" !

13) Les hosties ne sont pas des gâteaux à apéritif à consommer avec le vin de messe ! 

14) Les pêcheurs iront en enfer et non "se faire enculer chez les papous" !

15) L'initiative d'appeler les fidèles à danser était bonne, mais pas celle de faire « la chenille » dans l'église ! 

16) Ne qualifiez plus nos robes de bure, de robes « deux burnes » !

17) L'homme assis près de l'autel et que vous avez qualifié de "vieux pédé" et de "travelo en jupe", c'était moi...

Sincèrement vôtre, l'abbé Urbain. 


PS : Jésus n'a pas été empapaouté, mais crucifié ! 

(à suivre)


(1). Il existe autant de recettes d'hypocras que d'écrits portant sur ce sujet. Les sources médiévales manquent de précision !

L'hypocras est un vin fortement sucré avec du miel, à raison d'environ 200 grammes de miel pour trois litres de vin, auquel on ajoute les épices dites royales : cannelle, clous de girofle, gingembre (autrefois des plantes analogues au gingembre telles le galanga et le zédoaire étaient utilisées) L'hypocras à base de sucre était destiné « aux lords » et celui fabriqué avec du miel « pour le peuple » !


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