I. « Le retour des petites cuillères »

Raphaël Tayachi

Extrait de: «Le goujat écrivaillon» (9782955701928)
L'étincelle suffit à la lancer, là, au beau milieu du bus, oui, oh que oui, on aurait certainement été mieux en taxi mais pas la scène et Elodie tenait au bus, et l'y voici, la voilà juchée sur la tournante, métallique plateforme bardée de ses remparts à l'air d'accordéons, ce qui produirait une scène surréaliste si le terme n'avait été purement et simplement galvaudé et si la scène n'avait probablement été parfaitement éculée en de nombreux ailleurs, que ce soit à dire ou vécue ou narrée, ce qui produit en tout cas un instant hors du temps, pour la perception qu'en a Fred en sa voyeuriste contemplation, lorsque, libérée, elle s'épand, explose et se répand, lorsqu'elle mime coquin, lorsqu'elle grossit coquine, lorsqu'elle récite leurs mots, fidèle à l'esprit plus qu'aux lettres, fidèle à l'esprit qu'ils produisent plus qu'à la lettre des maux qu'ils abhorrent et dont ils blâment, pardon, dont elle blâme pour eux deux leur précédente compagnie, lorsqu'elle tire de celle-ci un portrait que pas un même distant spectateur ne croira complaisant, lorsqu'elle sourit toujours après les réflexions de deux vieux rabat-joie dérangés par la remuante et bruyante vie de ces jeunes excités, soit, d'accord, le trait peut bien s'avérer souvent tiré tel sans que le vrai n'y survive, sans qu'il résiste à la récurrence, et reste toujours Elodie, les tournant à leur tour en dérision, les croulants, sans outre mesure relever l'égard sinon par outrage à leur peu chevaleresque mesure, démontant l'arrogance réflexive par l'altière, impertinente imposition de la sienne en miroir ; lorsqu'elle moque et s'en moque, elle est belle, Elodie, extrêmement belle, des talons aux cheveux en passant par les ongles, tout entière, toute entière, plutôt, qui vous paraîtrait faux mais rendrait plus évidemment compte de sa merveilleuse féminité et de la débordante complétude de celle-ci, ferait justice à cette beauté de corps et d'être qui transparaît tandis que la moquerie reste habituellement marque de petitesse. Eh : tant pis ; elle est belle, démoniquement belle, alors, la diablesse, tandis que ses pieds dansent sur leurs pointues aiguilles, portés par cette musique qu'elle se joue à elle-même, dont elle écrivit elle-même la rusée partition, emportée désormais en un rythme en sus ponctué par son entrain, sur lequel vole sa robe ou son jupon du moins, qui virevolte, léger, s'élève jusque mi-cuisses et puis retombe à plat au gré des tours sur soi imprimés par la fantasque belle, fantastiquement belle, belle comme son vêtement marqué d'innocentes fleurs contrastées par le cuir du minuscule blouson qui, plus haut, couvre leurs identiques, belle à l'impromptue mais néanmoins non moins ravissante floraison, produite lorsqu'elle tourne, et vire, et pique, lorsqu'elle moque, et pique, et tourne, et pique et moque, et pique et moque en pointes et piques, et tourne, et tourne et s'esclaffe, soudain, au faîte d'une retenue qu'on pensait éventrée.
Elle est vachement belle, Elodie, survolté toréador domptant l'inspiration, derviche à ses intrigantes spirales, amazone montant à cru la froide saveur de sa revanche, sauvage cavalière sur sa vengeance, ah, oui, on ne vous en avait rien dit et Fred l'apprend à peine en le merveilleux instant, sa vengeance, sa vengeance et ses modalités, parce qu'elle se venge, Elodie, parce qu'elle se venge en se moquant, elle se venge encore plus agréablement en se moquant en compagnie, en choisie compagnie, rendant à sa façon la monnaie de hardiesse à ces deux hurluberlus qui avaient un jour choisi d'en société rire de son premier auteur, de son insuccès et de son mauvais choix, à elle, elle qui maintenant rit à son tour et la dernière, surtout, elle qui est belle aux yeux d'avec qui elle se moque sans qu'à cet à qui importe de savoir ou considérer qu'elle se moque, sinon qu'il trouve la chose et la personne d'autant plus charmantes, chacune et pour de vrai, l'une ou l'autre ou les deux ensemble, oui, il rit, il se moque avec elle, de monsieur et madame plouc comme on fait des bouseux lorsqu'on est capitale, et il la trouve belle, elle, nue ou vengeresse, sous ses plus beaux atours comme au travers de ses plus bas détours ! Elle peut bien se moquer, elle peut même complètement lâcher la bride de la bienséance, oublier toute réserve, il ne la trouvera pas moins bandante et poursuivra, qui plus est, l'endiablée valse entamée sur l'esquisse de votre pitoyable misère ! Elle est sa muse, pour cette soirée au moins, sa formidable muse et donc sa source vive, et toute la création, aujourd'hui, ce soir, en le délectable instant de sa vengeance, dit votre lamentable !
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