Ici repose une vie de chagrin

floriane

Texte en réponse à un défi : inventer une légende bretonne.

Un soir de juillet 2016.

–À quoi servent tous ses menhirs, d'après toi ?

Au lieu-dit « La lande de Carnac », deux jeunes gens passant leurs vacances dans une maison de famille, parviennent enfin sur le site, sous une brume intense. Pourtant fermé au public l'été, les deux garçons n'ont pas hésité à transgresser les règles et à s'aventurer ici. Les quelques milliers de menhirs, alignés à perte de vue sur la lande tapissée d'herbes jaunies, offrent un spectacle impressionnant, voire inquiétant à la lueur de la lune pleine. Les canettes de bière qu'ils tiennent dans leurs mains ne sont pas les premières. Un peu ivres, ils s'avancent à pas lents entre les pierres érigées.

–Personne ne sait vraiment.

–Eh bien moi, je sais que j'ai une grave envie de pisser !

Le plus grand pose sa canette, descend sa braguette et urine sur la pierre.

–Arrête, arrête ! Il se dit ici qu'on ne doit pas malmener ces dolmens ! Ça réveillerait le courroux d'un korrigan qui se cache entre les pierres !

–Que des conneries ! Et tu crois à ses sornettes, toi ?

Le plus petit, le plus sage aussi, hausse les épaules, renonçant à avouer à son ami toujours occupé à vider sa vessie qu'il y croyait vraiment. L'histoire que lui avait contée sa grand-mère d'innombrables fois lors de ses jeunes années n'avait jamais vraiment disparu de son esprit.


***

À Quiberon, commune du Morbihan, un soir de tempête, il y a bien longtemps.

La presqu'île bretonne semblait aussi fragile qu'un navire sous l'assaut des déferlantes. Les volets des demeures étaient fermés, les portes barricadées. Les rafales faisaient voler des parapluies, courber les arbres et arrachaient des toitures. La vie paraissait avoir déserté la côte. Chacun attendait que la tempête passe, à l'abri des vieilles bâtisses érodées par le sel.

Seuls deux êtres avaient bravé le vent et la pluie cinglante pour admirer le spectacle qu'offrait la mer se heurtant aux brisants dans une danse immuable de la nature.

Pendant ce temps, à la lueur d'une bougie, dans une de ses maisons qui défiaient le temps et le temps, une mère attendait le retour de son mari et de son fils.

Le père revint. Mais seul. Trempé. Tétanisé. La Mer avait pris son fils. Leur fils.

Les jours suivants, effondré, le père attendit sur la grève que son petit revienne. Rien. Dans un dernier espoir de ramener son fils à sa mère, il se mit à prier, implorer, supplier le Dieu de la mer de lui rendre ce qui pouvait bien rester de sa progéniture.

Le corps difforme de l'enfant réapparut un matin. Seule l'écharpe qu'il portait avait permis au père de l'identifier. Le père fut alors condamné à bâtir, pierre après pierre, un autel en hommage au Dieu de la mer. Une seule contrainte lui avait été dictée  ; que cet autel soit à la hauteur de son chagrin.

Dès lors, il transporta, achemina des pierres jusqu'à épuisement. Il ne restait de son corps puissant d'antan que la peau sur les os. Alors qu'il hissait millimètre par millimètre le 3947 menhir, l'homme vit apparaître un Korrigan ressemblant étrangement à son fils disparu. Un air triste de cornemuse, semblable à celui joué le jour de son enterrement, lui parvint aux oreilles.

Le père s'arrêta, à bout de souffle, à bout de vie après tant d'années à enraciner sur la lande toute la force de son chagrin.

–Papa, tu peux te reposer, maintenant. Je te promets de veiller sur ton chagrin, sur ton âme maintenant libérée de lui. Que celui qui osera abîmer ta peine entendra ma colère au point de le rendre fou.

Le père s'effondra. Mort, son chagrin expié.


***

–Quelle blague cette histoire !

–Je te répète ce qu'on m'a dit, c'est tout. Abîmer le chagrin du père réveillerait le courroux de Carnac. C'est ce que dit la légende.

–Ah ah ah ! Tu crois qu'avoir pissé sur ces blocs de pierre va faire naître une malédiction ?

–J'en sais rien, je n'ai jamais dégradé ou sali un de ces dolmens. Bon, on y va ? Cet endroit me fiche la chair de poule.

–Trouillard !

Ils rebroussent chemin et refont le chemin inverse pour se diriger vers leur maison de vacances.

- Tu entends ? s'enquit le grand en arrêtant son ami, à quelques pas de la villa.

– Quoi ?

–Cette musique !

–Quelle musique !?

–Ça ressemble à de la cornemuse...

–Arrête de picoler, y'a rien.

–Si, je te dis.

Le grand a le regard qui s'affole. Doucement, il perd de sa superbe. Les lettres CARNAC sur la pancarte à l'entrée de la ville se font floues et l'air musical plus dramatique à ses tympans.

–Eh, mec, ça va ? T'es tout blanc ? s'étonne le plus petit.

–Je... je...

Le grand s'écroule sur le trottoir en se bouchant les oreilles. Il semble souffrir le martyre tant et si bien que son visage devient qu'un rictus de douleur

—Comment s'appelait le petit garçon ? parvient à demander le plus grand.

– Carnac, pourquoi ?

Le grand s'évanouit.



2016 © Floriane Aubin

Source photo : google image

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