Il chantait

sylane

Il chantait…

Elle s’allonge lentement sur le lit. Elle lui dit : « s’il te plaît… Chante pour moi ». Et elle ferme les yeux.

Il la regarde. Elle est belle, nue, allongée dans une position presque reptilienne. Ses yeux mi-clos semblent le regarder de très loin et ses cheveux noirs, s’étalent sur les draps blancs. Il la trouve étonnante, déroutante, piquante. Elle n’existe dans sa vie que depuis quelques jours et déjà il lui semble la connaître depuis toujours… Une sorte d’échos de lui-même peut-être ?

Il lui sourit, debout dans la chambre, une serviette autour de la taille et le visage encore tiède de leurs ébats. Brun, fort, émouvant, il lui sourit sans parler et pense « quelle étrange rencontre ».

Il est surpris de sa demande. Et flatté en tant qu’artiste. Il n’a jamais douté de son talent, celui-ci lui ayant toujours paru parfaitement naturel. Mais il n’a jamais compris que ce talent pût faire autant d’effet. Que sa voix, qu’il tient avant tout pour une expression particulière de sa personne, puisse être à ce point attendue, désirée, espérée. Bien sûr, toute son histoire prouve que chanter est l’essence même de son être. Il a construit sa vie sur ce talent que la destinée a placé en lui. Il a façonné, année après année, cet instrument si particulier au pouvoir indicible. Et il en est fier.

Alors, il sourit à nouveau, heureux et touché. Il décide de s’asseoir dans le fauteuil qui fait face au grand lit. Il apparaît ainsi nimbé de la lumière qui entre par la fenêtre située dans son dos. Elle pourra l’écouter sans être happée par son visage. Elle pourra profiter de chaque note et de chaque intonation sans saisir sur sa bouche ou sur son front, les petits tressaillements qui trahissent la maîtrise technique. Elle pourra se délecter des sons comme s’ils venaient de nulle part. Comme si cet homme, qui est ce soir son amant, n’était que le vecteur d’une harmonie sublime et absolue. Le porteur d’un message que les mots ne peuvent exprimer.

Surprise du temps qu’il prend pour accéder à sa requête, elle se lève sur un coude, rouvre les yeux et regarde vers la fenêtre. Elle voit la lumière, elle perçoit la silhouette, calée dans le fauteuil et le visage en contrejour qui la fixait. Elle se sent émue par ce regard, touchée au cœur par le lien invisible qu’elle ressent avec lui. Elle s’apprête à lui dire « Alors ?... » mais se ravise, ne voulant rompre le charme de l’instant. Elle se rallonge, couchée sur le dos, les jambes légèrement repliées. Le soleil de fin de journée donne au plafond des reflets ambrés, la pièce est plongée dans le silence et les draps sous sa peau font un tapis de douceur. Finalement, elle n’est plus si pressée et se rend compte à quel point l’attente de la première note renforce le plaisir à venir. Elle referme les yeux et attend. Elle sait que l’artiste se prépare, elle sait aussi qu’il joue avec elle, un peu. Suffisamment pour renforcer son désir mais pas trop, pour ne pas risquer de l’exaspérer et de la décevoir.

Elle perçoit la respiration, infime et puissante. Cette respiration de l’âme qui pénètre jusqu’au fond du corps pour porter ensuite le son par-delà les distances et créer dans l’espace des volutes insaisissables et magnifiques. Elle perçoit même les froissements du fauteuil. Un léger frottement du corps qui s’étend pour absorber l’air sur lequel le son flottera.

Et, dans le silence de la pièce, comme si les amants étaient seuls au monde, le son s’élève. Il est d’abord très lent, très doux, à peine murmuré dans une tonalité grave. La vibration de ce chant entre en elle par tous les pores de sa peau, glisse sur son front et emplit son esprit. Elle ressent ensuite le mouvement de descente, les harmonies qui se dirigent vers le cœur de son ventre, quelques centimètres sous son nombril. Une caresse insaisissable. Elle se laisse dériver sur les sons et son imagination emprunte ce drôle de chemin fait d’associations et d’images.

Elle revoit son trajet en vélo pour se rendre à la salle de concert dans laquelle elle venait écouter l’ami d’un ami dont on lui avait dit le plus grand bien.

Le vélo filait à travers les rues de la capitale et elle ne savait pas à quoi s’attendre. Elle se remémore la petite salle de concert, l’ambiance de la pénombre avant le début du spectacle, les murmures des spectateurs et l’inconfort des sièges tendus de velours rouge.

Puis la lumière qui s’éteint et le projecteur qui éclaire, sur la scène, un tabouret, une guitare et un micro. Derrière ces éléments de décor, deux musiciens qui viendront en renfort de l’artiste et l’accompagneront sur toutes ses chansons.

Elle pose ses affaires et attend que le concert commence. Après quelques minutes d’attente, il entre sur scène, éclairé par un projecteur qui met en valeur sa carrure et ses cheveux sombres. Elle hésite, le trouve-t-elle beau ou n’est-ce qu’un effet indirect lié à sa présence en scène ? Elle sourit en son for intérieur et croise les mains sur ses genoux, elle attend la première note. Il prend la guitare et s’installe, il dit bonsoir au public sur un mode un peu timide. Mais la voix qu’elle entend provoque en elle un premier frisson. Elle focalise son attention sur la scène et se demande quelle sera la musique. Aux premiers accords de guitare, elle se redresse. Les harmonies sont entrées en elle si facilement ! Elle se sent possédée, suspendue à ce qui va se passer. Elle ignore pourquoi mais tout son être s’est soudainement arrêté de respirer pour mieux se concentrer sur ce qui se produit devant elle.

Et la voix s’élève, portée par les instruments. La voix de ce chanteur qu’elle n’a jamais entendu jusqu’ici la poignarde au cœur comme si elle découvrait le plus bel endroit du monde. Elle ressent sur sa peau le contact électrique du timbre et résonner au cœur de ses entrailles, la puissance animale et maîtrisée du son modelé par l’artiste. Durant plus d’une heure, il lui semble que plus rien n’existe. Elle se laisse porter ailleurs, elle dérive, elle vibre, elle se sent exister comme cela lui est rarement arrivé. Des images défilent et elle se laisse envelopper par les sons, par les mélodies et par la chaleur de cette voix. Cette voix…

Le concert passe à toute vitesse et elle n’arrive pas à quitter la salle. Il lui paraît impossible de sortir des sensations provoquées par cet homme à la voix ensorcelante. Telle Aurore attirée inexorablement par la quenouille empoisonnée, elle cherche le chemin des coulisses. Happée par ce qu’elle vient de vivre, elle sent bien que son comportement n’est pas celui qu’elle aurait eu en temps normal.

La porte des coulisses est facile d’accès… Le couloir peu éclairé est ponctué de petites portes blanches et décoré de tableaux ou de photos des artistes qui se sont produits dans ce lieu. Marchant vite, elle cherche la porte sacrée, celle de la loge de l’artiste. Mais arrivée devant, elle se fige. Toute la réalité de la situation lui apparaît en pleine lumière. Une spectatrice parmi d’autres, touchée autant que les autres par le talent de cet homme au charme amplifié par les projecteurs de scène. Elle se voit telle qu’elle est. Banale, simple, sans aucun sujet de conversation possible avec l’homme qu’elle vient d’admirer. Alors elle attend. Lorsque la porte s’entrouvre, son cœur se serre et elle a la sensation de revivre en quelques secondes toutes les émotions ressenties pendant le concert. Elle reste sans mouvement, adossée au mur qui fait face à la loge. Le temps s’est arrêté pour elle.

Il sort de la loge et s’arrête devant elle, surpris sans doute, ne s’attendant pas à ce que quelqu’un qu’il ne connaît pas soit derrière la porte. Il lui sourit légèrement, une étincelle amusée dans le regard. « Bonsoir », dit-il poliment et peut-être un peu machinalement. Elle lui répond « bonsoir » et se sent pris eau piège d’une situation qui lui fait perdre tout moyen de communiquer. Puis le regarde s’éloigner dans le couloir, sa guitare sur l’épaule et la démarche assurée.

Dans la chambre, le soir est entièrement tombé. Les murs beiges sont colorés par les lumières extérieures de la ville. Elle est toujours allongée sur le lit et continue de l’écouter. Elle l’écouterait jusqu’à son dernier souffle si cela était possible. Lui, enchaîne plusieurs chansons qui sont devenues comme des parties de lui-même. Il les a tant chantées qu’elles ne lui appartiennent plus. Elles se sont diluées dans les multiples moments où il les a laissées lui échapper. Elles appartiennent à tout le monde ou n’appartiennent à personne. Mais il sait aussi à quel point les vibrations de sa voix résonnent dans l’air. Il sait, depuis toutes ces années, l’impact qu’elle a sur celles et ceux qui l’écoutent. Et il s’en réjouit, car que souhaiter de plus beau que de procurer ce type de plaisir ? Il se dit que peut-être ce soir il en abuse un peu. Mais chanter est pour lui aussi indispensable que respirer. L’air chargé de notes le traverse comme une énergie formidable. Il en ressent les effets jusqu’au bout de ses doigts, il se sent indéniablement vivant.

Elle a rouvert les yeux, s’assoit, jambes repliées contre elle, dans cette posture touchante que l’on peut avoir quand on écoute vraiment. Elle a parfois l’impression que les notes et la musique jouent sur les murs de la chambre une parade étrange faite d’arabesques colorées et d’éclats de lumière. Elle le regarde et écoute. Il est devenu une forme sombre dans le fauteuil et elle distingue à peine les traits de son visage. Mais elle perçoit toute la profondeur de son âme et toute la puissance de sa présence au-travers de son chant qui continue. Certains airs sont doux, d’autres violents. Mais toujours ils viennent éveiller une émotion en elle, chacun pince à sa façon une corde de son âme. Et les images du passé reviennent.

Un appartement, un soir d’hiver. Des bruits derrière la porte, elle sait qu’elle au bon étage. Mais elle se demande pourquoi elle est venue passer son réveillon ici, plutôt sauvage dans son approche des autres et peu encline à se perdre dans les bavardages insignifiants de ceux qui ne se croisent que lors de grandes occasions. Mais elle sonne, une bouteille à la main qu’elle veut offrir à ses hôtes. Elle se dit à elle-même qu’il serait triste de passer cette soirée seule et qu’il y aura bien quelque figure connue à laquelle se raccrocher.

Les petites pièces de l’appartement sont bondées, les verres se lèvent, les voix se mêlent et l’ambiance est à la fête. Elle retrouve quelques connaissances avec lesquelles elle échange sur les banalités du monde et la conjoncture du moment. Elle n’est pas réellement heureuse d’être là mais passe un bon moment.

Alors qu’elle discute avec une jeune femme, son attention est captée par un son particulier. Au départ, elle ne le perçoit qu’à peine. Mais elle écoute de moins son interlocutrice et sent son cœur se serrer au fur et à mesure qu’elle identifie la provenance de ce son. Elle a reconnu la voix du chanteur qu’elle est allée applaudir quelques semaines plus tôt. Le savoir dans la pièce provoque en elle un déferlement de sensations et comme un choc électrique. Elle tourne la tête, discrètement, pour savoir où il est. Son interlocutrice réagit :

-        Qu’y a-t-il ? On dirait que tu cherches quelque chose ou quelqu’un ?

-        Oui, répond-elle dans un souffle. Je cherche quelqu’un dont je viens de reconnaître la voix.

-        Ah ? Et de qui s’agit-il ? Peut-être que je le connais

-        Je ne sais pas comment il s’appelle, reconnaît-elle, un peu penaude et se sentant stupide. Je suis allée l’écouter en concert il n’y a pas longtemps dans une petite salle qui s’appelait « Planète Mauve ».

-        Non, je ne vois pas. Ecoute, je te laisse à ta recherche, je viens de voir arriver un ami, je vais aller le saluer. Peut-être à plus tard ?

-        OK, à plus tard…

Laissée seule dans le bruit et la foule, elle marche lentement, explorant les coins des différentes pièces, regardant dans tous les fauteuils et sur les chaises. Personne ne semble faire attention à elle. Mais tout à coup, un éclat de rire la fige. Ce rire est comme un chant, il emplit la pièce, elle a l’impression de n’entendre que lui. Il la marque d’une empreinte chaude et douce, il descend le long de sa colonne vertébrale et la fait frissonner. Et elle le voit. Il est assis sur un tabouret et discute avec un groupe de personnes qu’il semble très bien connaître. Sa chemise est noire, taillée à sa mesure. Elle détaille tout son habillement et en note tous les détails. Un jean bleu délavé, des chaussures lacées et autour du cou, une écharpe fine en cachemire qui peut-être lui sert à préserver cette voix extraordinaire. Elle s’avance doucement, ne voulant se mêler à la conversation, ne sachant comment s’approcher de lui sans éveiller l’attention des autres mais capter la sienne. Elle a tant regretté, le soir du concert, l’attitude qu’elle a eue et son incapacité à lui donner son numéro de téléphone. Mais cela lui avait paru à ce moment-là, tellement incongru…

Accoudée à un mur, elle le regarde, elle l’admire, elle se laisse bercer par sa voix qui raconte un voyage. Mais sa voix elle-même est un voyage, une fenêtre ouverte sur un ciel d’été. Elle espère qu’il la remarquera et attend, heureuse de l’écouter, heureuse d’être là. Lorsqu’il la voit, elle perçoit une légère surprise dans son regard et un demi-sourire, comme s’il l’attendait.

Il finit son histoire, pose la main sur un de ses amis et semble expliquer qu’il doit aller voir quelqu’un d’autre. L’homme à qui il s’est adressé se retourne et la regarde à son tour. Il semble comprendre la situation et frappe sur le dos du chanteur, peut-être pour lui souhaiter bonne chance.

Elle n’y croit pas et pourtant il s’avance bien vers elle.

-        Bonsoir, lui dit-il. Peut-être aura-t-on l’occasion de se parler un peu ce soir ?

-        Peut-être… Répond-elle dans un sourire.

Sur le lit, elle dort d’un sommeil paisible. La nuit est vraiment là et portée par le chant de son amant elle s’était laissée dériver si loin qu’elle s’y est installée. Il fredonne maintenant, de cette voix grave et sensuelle à laquelle elle ne peut résister. Il a exploré toute la palette de ses capacités vocales. Il a laissé planer des instants d’éternité en fredonnant des notes aiguës et il a plongé dans les émotions les plus violentes avec les notes moyennes. Il a hypnotisé celle qui l’écoute en faisant tourner dans la chambre des notes si basses qu’il pensait que sa voix ne pouvait les atteindre.

Il s’est approché d’elle et a caressé doucement sa joue, accompagnant sa mélopée d’un dessin esquissé du bout des doigts.

Jamais personne ne lui a ainsi demandé de chanter. Et bien qu’il soit habitué à se produire en scène, à percevoir l’admiration, voire la passion qu’il suscite, jamais personne ne lui a demandé aussi simplement de laisser sa voix s’exprimer. La simplicité avec laquelle elle lui a demandé, « s’il te plaît, chante pour moi » est sans aucun doute la plus belle demande et la plus belle déclaration d’amour qu’on lui ait jamais faite. Pour cette simple raison, il est immensément heureux.

 (7 décembre 2009)

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