Il se lève.
Dorothée Pierry
Il se lève. Dans la maison, un enfant dort. Puis deux, puis trois, puis un quatrième. Leurs sommeils sont immenses et leurs matins si tranquilles.
Mais lui, il se lève. Il veille sur leurs nuits innocentes et part sans faire de bruit. A la radio, tout y passe : « bourgeois, patrons, la gauche, la droite, même le bon Dieu »… Mais lui, mon vieux, il ne fait pas de bruit.
Il râle un peu, parfois. Mais il se lève quand même. Tu sens bien, certains jours, que son rire n'est pas aussi léger que le tien. Qu'il a dû se passer un truc, qu'il a dû en baver. Tu sens aussi son regard absent dans des jours où t'aimerais qu'il se pose sur toi. Sur ton spectacle de piano, ton zéro en maths, ta chute à vélo. Mais tout ce que tu vois dans ses yeux, c'est qu'il faut que t'apprennes à te relever, comme lui. Alors tu pédales, et tu t'éloignes un peu toi aussi.
Le weekend aussi, il se lève. Il marche, il marche, et nous aussi, juste derrière lui. On avance dans son ombre sans le connaitre vraiment, sans comprendre encore qu'il y a tant de choses qu'il ne peut partager avec nous parce que ça fait trop mal. Les patients qui pleurent dans ses bras, ceux qui souffrent et qui, même avec son regard et son aide, ne se relèvent pas toujours.
Il se lève et il constate presque de loin que ses enfants grandissent, qu'ils sont déjà presque des adultes. Des débuts d'hommes et de femmes qui parlent et rient au milieu des autres, qui jouent parfois à être comme lui. Des adolescents qui ne se lèvent pas toujours pour le voir filer vers un monde dont ils ignorent presque tout.
Chaque matin, chaque hiver, il se lève. Sans faute, sans rature, sans excuse. Ça le rend parfois glacial lui-même, comme un été qui s'oublierait dans les chemins normands. Mais ceux qui s'approchent un peu plus voient les cicatrices derrière le docteur et le cœur immense derrière l'icône paternelle. Et quand le masque tombe, le spectacle est si doux.
Un jour il perd son fils, et il se lève quand même. Il trouve la force de t'expliquer que les autres souffrent aussi, et qu'il faut se lever pour eux, encore. Alors tu te lèves, toi aussi. Grâce à lui, quoiqu'il arrive, tu te lèves. Parce que lui, en quarante ans de carrière, il n'a jamais manqué un jour de boulot. Pas un. Il s'est levé.
Dans trente jours, pour lui, ce sera la retraite. La « quille ». La fin d'une époque qui l'a vu se lever chaque jour, sans un faux pas. Le jour d'après, Il se lèvera encore. Mais un peu plus tard peut-être. Un peu plus pour lui aussi, sans doute. Ce sera le début d'une vie sans planning et sans blouse, loin des ordonnances et plus près de nous, à regarder ensemble le soleil se lever.
Car demain le soleil se lèvera encore, papa, tu verras. Quand on est ensemble, il se lève toujours. Il se lève.