Il sourit

My Martin

-

Jean-François Beauchemin 

né en 1960, à Drummondville -Canada, Québec Centre, comté de Drummond 

écrivain québécois 

 

'Le roitelet' (2021) 

 

 

*** 

 

 

Le soleil achève presque sa course et, à cet endroit de la Terre (Québec) où la pente est plus raide qu'ailleurs, amorce à présent, sa descente. 

Je suis né dans la journée.  

Ce soir -là, mes parents confient au chien de veiller sur moi, jusqu'au matin. Ce gardien au long museau tendre et humide, au corps pour moi plus haut et plus robuste qu'un meuble de salon, se poste à mes côtés, sur le flanc gauche du lit de séminaire descendu du grenier. J'ai sa grosse tête au-dessus de moi et ses oreilles molles quand il se penche sur moi pour me renifler, me couvrent le visage tout entier. 

Ce chien se trouve dans une classe à part. C'est une chose rare, chez les épagneuls roux. Il y a de l'infini dans son regard. 

J'entends mon grand-père Raoul, qui toute sa vie a fumé et qui ce soir-là, couche dans la pièce du fond, tousser dans son sommeil. 

À un moment, je m'assoupis. Lorsque j'ouvre les yeux, il fait jour. Le chien a son museau posé sur moi. 

On entend à distance, mon grand-père réciter sa prière en latin mais avec de longs passages en français, car il n'est pas doué pour les langues anciennes. 

 

Deux ans plus tard, mon frère est né, à son tour.  

Mais le chien cette fois, sent que quelque chose ne tourne pas rond.  

Pendant un an, tous les jours et toutes les nuits, pendant de longues heures, il reste au chevet de mon frère. 

 

 

De mars à novembre, en échange d'un petit salaire, le pépiniériste du village embauche mon frère et lui confie divers travaux d'entretien des plantes.  

L'arrosage est ce qu'il préfère. Mon frère adore passer la journée dans la serre, avec son arrosoir dégoulinant. Enfoncer méthodiquement son doigt dans la terre des centaines de pots pour en évaluer le taux d'humidité, et verser, au besoin, la quantité d'eau nécessaire. 

 

Le patron de mon frère, vient me voir. 

Des yeux bleus étonnés illuminent son visage d'adolescent de cinquante ans.  

« J'adore ce gars-là. C'est un employé discret, doué avec les plantes, ça oui. Pas toujours ponctuel, mais très efficace dans la serre. » 

Ses grosses mains sont posées sur la table. 

« Je l'adore, ça oui. Mais il y a un problème. On dirait un clochard. Moi, je veux bien le garder, ça oui, à la pépinière, c'est mon meilleur employé, je le jure. Mais avec ces guenilles sur le dos, il fait fuir la clientèle. Ah j'ai essayé de le convaincre de se vêtir en homme réglementaire. Mais votre frère, c'est un entêté, ça oui, on peut le dire. Alors voilà, je viens pour vous demander d'intervenir, si possible, et de l'encourager à 's'habiller', avant de se présenter au travail. » 

 

Le lendemain, nous allons chez 'Lafortune et fils', rue Principale, pour lui acheter de nouveaux vêtements. Mais il faut l'admettre : ce que mon frère recherche, que ce soit le bonheur, la paix de l'esprit ou une culotte qu'il aime, n'est pas de ce monde. 

Deux heures au moins passent à essayer les pantalons, les chandails, les chaussettes, proposés par Monsieur Lafortune. 

Épuisé, je remercie finalement le commerçant et repars avec mon frère, sans avoir fait le moindre achat. 

 

Le retour à la maison est tranquille. Assis dans le jardin, soudain mon frère se lève et entre dans la maison.  

Il en ressort un quart d'heure plus tard, avec un gros sac plein de mes vêtements, prélevés par lui, dans mes tiroirs. 

« S'il me faut absolument être un autre que moi-même, c'est à toi que je veux ressembler. Maintenant, ramène-moi dans la Prius. » 

 

 

Mon chien Pablo et moi, rentrons à la maison par le chemin de la Croix-Blanche, lorsque la pluie nous surprend. La cabane délabrée, située en contrebas de la côte, abandonnée depuis des années et convertie en repaire par les enfants du pays, va nous fournir l'abri idéal, en attendant la fin de l'averse. 

Nous nous y engouffrons, trempés, au terme d'une brève course, sous un ciel barricadé de lourds nuages noirs.  

Un jeune coyote blessé au flanc y a trouvé refuge avant nous.  

Pablo reconnaît tout de suite dans ce cousin effrayé, un allié digne de respect. Il s'allonge contre le blessé, afin de lui prodiguer la chaleur et le réconfort moral nécessaires. 

Je suis, en comparaison, singulièrement inutile ; mais j'espère au moins que mes paroles apaisantes agissent sur cet esprit et ce corps souffrants. 

Un animal blessé est vite une proie facile pour ses prédateurs. Je décide de jouer le rôle de sentinelle et de veiller à ce qu'aucun importun ne franchisse la porte. Il n'y a rien d'autre à faire : mon peu de connaissances en soins vétérinaires m'interdit de risquer une intervention, qui pourrait mal tourner. 

Les heures passent. J'appelle L au téléphone à intervalles réguliers, pour lui faire rapport. Prévenue par L, mon frère arrive vers la fin de l'après-midi, avec une gourde remplie d'eau et des morceaux de viande finement découpés.  

Le blessé, naturellement méfiant à mon égard, accepte de la part de ce nouveau venu, les soins les plus empressés.  

Je laisse Pablo et mon frère s'activer avec précaution, si je puis dire, et faire de leur mieux, chacun à sa façon, pour adoucir le sort du coyote. 

 

Ses derniers bilans de santé sont alarmants. Sa mort coïncide avec les premières heures du crépuscule. 

 

L'enterrement a lieu devant la cabane. Mon frère creuse le trou, de ses mains. 

 

 

Un geai bleu heurte violemment la vitre, puis, assommé, tombe sur le balcon. 

Témoin de la scène, mon frère se précipite, sans émotion visible mais avec la promptitude d'un brancardier, auprès de l'accidenté. Il parle peu, pendant les premiers soins.  

Dans cette entreprise de rétablissement, je suis relégué à la fonction de subalterne. J'exécute les ordres, de mon mieux. 

« Éloigne le chien. Trouve-moi un morceau de tissu pour le pansement. Ne parle pas trop fort, tu l'effraies » 

Une attelle improvisée immobilise bientôt l'épaule meurtrie. Entre-temps, l'oiseau recouvre ses esprits et jette sur nous des regards terrifiés. 

 

Avec d'infinies précautions, mon frère prend l'accidenté au creux de ses mains, entre dans la maison à pas mesurés, puis l'installe dans le vieux compotier en porcelaine. 

 

La convalescence dure deux jours.  

Mon frère reste auprès de son protégé. L descend le matelas, retrouvé au grenier et l'installe entre la table et le vaisselier, avec un drap et une couverture.  

Une connivence s'établit entre l'oiseau et son sauveur. 

Quoi qu'il en soit, le mélange de noix pilées et de lait, versé au compte-goutte dans le bec, produit à la longue, son effet : ce soir, vers les cinq heures, la fragile mécanique de l'aile est fonctionnelle, à nouveau.  

 

Au moment de la remise en liberté, nous regardons le bel oiseau bleu s'éloigner au-dessus des arbres.  

 

Pour la première fois, depuis des années, mon frère sourit.


Signaler ce texte