Il suffira d'une étincelle
Alan Zahoui
Le regard de Christian se promena du feu ardent dans l'âtre à son coffre. La malle contenait toutes ses ébauches de récits, ses romans, sa machine à écrire et le petit ordinateur que ses enfants lui avaient offerts quand le monde était passé au numérique.
Christian rêvait chaque jour de jeter le symbole de tous ses échecs dans les flammes et de se délecter du spectacle. Pourtant, la malle se trouvait toujours là près du feu vingt ans après que Christian ait inscrit le point final à sa carrière d'écrivain. Il se résignait sans doute à la garder par respect pour sa femme qui avait tant sacrifié pour qu'il puisse vivre son rêve.
Son rêve… Des larmes amères coulèrent aux souvenirs de ses songes de jeunesse. Des larmes capables d'assécher les flammes dans l'âtre, des larmes qui avaient éteint tout feu créatif.
On lui avait promis richesse et fortune en échange de ses efforts et de sa persévérance. Alors, il avait lu et écrit encore et encore. Quand le papier venait à manquer, il écrivait sur les murs de sa maison. Quand l'encre de sa plume se tarissait, il utilisait son sang comme source.
Nourri par la prose et la poésie, il lui arrivait parfois de ne pas manger pendant des heures. Il avait rencontré des dizaines d'éditeurs et essuyé échec après échec malgré tous ses sacrifices. Un jour, on lui avait enfin tendu la main. Ses romans ne s'étaient écoulés qu'à une centaine d'exemplaires, loin de ses aspirations de marquer la littérature de son empreinte.
Au fil du temps, il s'était résigné à affronter la vérité en face. Il avait abandonné ses rêves de célébrités et avait pris un job d'écrivain pour l'hebdomadaire du coin. Il ne serait jamais plus qu'un simple petit écrivain inconnu du monde. Parfois, toute la volonté du monde ne suffisait pas pour réussir. Chaque étage de l'ascenseur social était maculé du sang des vaincus, ça, il l'avait compris. Mais bien des années après, Christian haïssait toujours une frange bien particulière des écrivains : les sans-talents qui lui avaient volé sa place au panthéon des best-sellers. Ceux dont les mots scarifiaient la littérature et transformaient ses lettres d'or en cuivre rouillé.
Il avait créé un blog alimenté par des pamphlets anti-mousse, Levy et Bussi parmi tant d'autres. Ses mots acerbes à l'endroit de ses romanciers de gare servaient de palliatif à son âme moribonde d'écrivain. Sur son lit de mort, sa femme, sa chère Darlene, lui avait fait promettre de cesser ses activités de critique virulent. Elle lui répétait souvent qu'un homme de son âge et de sa stature ne devrait pas s'adonner à de telles pratiques. Il s'agissait de l'une des rares fois où Christian n'avait pas écouté sa femme, l'aigreur et le dédain l'emportant sur le bon sens.
Elle lui manquait tant sa bien-aimée Darlene… Une tristesse insondable l'avait envahi à sa mort. Il avait tenté de coucher sa détresse sur le papier, mais la pointe de sa plume n'avait pu qu'effleurer la dure réalité du deuil. Ces mots furent les derniers de Christian avant ses adieux aux deux amours de sa vie.
Christian entendit un poing tambouriner à la porte à trois reprises. Étrange. Peu de personnes venaient le visiter dans sa chaumière coupée du reste d'un village de Bretagne coupé du reste du monde. Il n'avait octroyé ce privilège qu'aux membres de sa famille et ces derniers le prévenaient avant de venir.
— Grand-tonton Christian ! C'est moi !
— On avait dit mercredi pour les courses, Gontran.
— C'est pas pour ça ! Un de tes fans veut te rencontrer !
— On avait dit pas de blagues sur mon passé d'écrivain !
— C'est pas une blague, grand-tonton ! Tu peux ouvrir s'il te plaît ?
Christian quitta son refuge près du feu et claudiqua jusqu'à la porte d'entrée. Il l'ouvrit et découvrit un homme de taille imposante. L'inconnu tenait, contre son cœur, un exemplaire de Jimmy et les Mille Mondes, l'une de rares escapades de Christian dans la littérature jeunesse. Il retenait ses larmes tant bien que mal.
— C'est un immense honneur de faire votre connaissance, Monsieur Kerdalec.
— Soit. Entrez.
Du court trajet de la porte à la table ronde, Christian ne quitta pas l'homme des yeux. Lui, l'écrivain raté avait des fans assez dévoués pour le rencontrer aux confins de la France ?
— Qu'est-ce que vous me voulez ?
— J'aimerais que vous dédicaciez mon exemplaire de Jimmy et les Mille Mondes.
Un sentiment d'étrange et d'appréhension envahit Christian lorsqu'il saisit son manuscrit, comme si on lui offrait un artefact magique millénaire.
— Je n'ai pas de stylos, fit remarquer Christian. Je les ai tous jetés dans le feu au cas où la folie de l'écriture s'emparerait à nouveau de moi.
Le fan lui tendit un stylo avec joie.
— Votre prénom, s'il vous plaît.
— Brice.
— « À Brice, qui a parcouru mille mondes pour me rencontrer. »
Christian balança le roman sur la table.
— Bien. Vous avez eu votre dédicace. Vous pouvez partir maintenant.
— Grand-tonton ! intervint Gontran. Soit pas méchant avec ton livre ! En plus, il est très bien !
— Ah bon ? Mon livre est très bien ?
— C'est ce que les critiques sur internet disent, déclara Gontran, l'air innocent.
— Les critiques sur internet… Vraiment ? Je te donnerai des bonbons si tu me dis la vérité.
— Maman m'a acheté le livre pour mon anniversaire et c'était trop bien !
Christian avait fait jurer à ses enfants, neveux et nièces de ne pas acheter ses livres. Il ne souhaitait pas que les nouvelles générations des Kerdalec soient témoins de ses revers. De toute évidence, sa famille n'avait pas respecté sa requête.
— J'ai commencé à parler avec M'sieur Brice sur le trajet, grand-tonton. On a le même personnage préféré ! Devine qui c'est !
— J'm'en fous.
— Vimala ! Elle est trop drôle et trop forte !
Brice corrobora les affirmations de Gontran en un hochement de tête vigoureux.
— Quel est ton monde préféré Gontran ? demanda Brice.
— J'aime bien… celui où la Terre est plate, je me souviens plus du nom…
— Flaterra !
— Oui c'est ça, M'sieur Brice ! J'aime bien aussi Astro ! Et vous ?
— Le monde où le concept de mort et de vie n'existe pas.... Ambrène ! Et aussi Ekron !
— Ekron ?
— C'est une ceinture d'astéroïdes sur laquelle les Ekronides ont élu domicile. Chacun des astéroïdes est relié par une sorte de tube en verre qui sert d'autoroute.
— Oui je m'en souviens ! C'est là qu'il y a la bataille spatiale trop b…
Christian entra en éruption.
— Ça suffit vous deux ! Du balai !
Christian poussa ses convives aussi fort que son corps las lui permettait.
— Attendez, Monsieur Kerdalec ! J'aimerais vous remercier.
— Pour ?
— Je déteste le pathos, mais j'ai eu une enfance difficile. Jimmy et les Milles Mondes était le seul moyen de m'évader de mon quotidien morose et de tenir bon. Jimmy m'a appris à persévérer, à rester vrai, à défendre mes valeurs. Sans votre livre, je ne serais sans doute pas l'homme que je suis aujourd'hui. Alors, pour tout ça, je vous dis merci.
Brice salua l'auteur de son enfance d'une révérence et quitta la chaumière. Christian resta figé devant l'entrebâillement de la porte.
— Grand-tonton ? Tu vas bien ?
Christian explosa en sanglots. Gontran saisit une chaise, la déposa devant son grand-tonton, y monta et serra son aïeul dans ses bras.
— Ça va grand-tonton ? T'as besoin d'un remontant ? Du pinard ? Du cidre ?
— Non, répondit Christian en reniflant. Par contre, j'aimerais que tu rajoutes du bois dans la cheminée. Beaucoup de bois.
Gontran jeta des brindilles, branches et troncs dans l'âtre jusqu'à ce qu'un brasier s'en échappe. Il n'avait jamais vu le salon de son grand-tonton sous un tel éclairage.
— Bien. Maintenant, tu vas m'aider.
— À faire quoi ?
— On va arracher le papier peint.
— Hein ?
Christian joignit le geste à la parole.
— Ça à l'air rigolo ! fit Gontran avant d'imiter son oncle.
Gontran remarqua que l'inscription de lettres à même les murs et poussa un « Oh ! » d'émerveillement lorsque lui et son grand-tonton eurent fini d'enlever la tapisserie. Le petit garçon avait l'impression d'être emprisonné entre les pages de deux livres empilés l'un sur l'autre.
— Tu peux me rendre un service, mon petit Gontran ?
— Oui !
— Quelque part sur les murs se cachent les ébauches du deuxième volet des aventures de Jimmy. Tu peux les trouver s'il te plaît ?
Gontran leva les poings au ciel.
— Le deuxième… Le deuxième volet… Grand-tonton, dis-moi pas que…
Christian ouvrit le coffre que sa belle Darlene lui avait offert. Il en sortit sa machine à écrire pleine de poussière et des feuilles jaunies. Le romancier s'assit à sa table et tapa les premiers mots de la page de remerciements.
À Darlène. À Brice. À Gontran.