Il suffirait de presque rien
Molly Dreams
Soyons heureux en attendant le bonheur...
Je pourrais faire original et commencer ce livre par : je m'appelle Laure, Mathilde ou bien Élodie mais je ne suis pas originale. Je commencerai tout simplement par parler d'une comète, de cette comète qui a traversé ma vie à la vitesse de la lumière. Comme un signe du destin, elle m'a frôlée, m'a touchée à un moment étrange de mon existence. Cette comète a apporté tant de choses dans ma vie : du sens, mais aussi de la beauté. Pour mes amis, ce n'est qu'une étoile filante, un amas de poussière invisible et inaccessible, une étoile parmi tant d'autres. Mes sentiments naissants dépassent tout être humain, toute logique.
Vingt-cinq ans, cela n'est pas seulement mon âge mais aussi l'espace-temps entre lui et moi, c'est le temps séparant deux êtres, deux vies. J'aurais pu fermer les yeux, laisser la comète s'éloigner, filer, ne pas essayer de la retenir, juste la regarder se fondre dans le noir, dans le passé, en faire un simple souvenir, un simple regret. J'aurais pu, mais j'ai fait le vœu de la posséder, de la faire mienne, qu'importe le temps, qu'importent les années qui nous avaient déjà séparés.
C'était bien plus qu'une comète...
~ Une vie terrestre ~
Un jour, moi aussi j'ai eu quinze ans, jeune adolescente mal dans sa peau. Petite fille timide, trop grande pour passer inaperçue, trop complexée pour s'assumer, sans cesse focalisée sur ses défauts. Brune aux yeux bleus, j'essayais désespérément de me cacher derrière de grandes lunettes noires, le regard masqué sous une mèche épaisse et foncée. Trop mince pour mon âge, je restais camouflée sous de grands vêtements larges et flottants, déambulant mécaniquement sans savoir qui j'étais, où j'allais...
Sur les bancs de l'école, le crayon à la main, la tête dans les étoiles, je suis rêveuse. Rêveuse, mais intimidée par ces hommes qui m'enseignent leur savoir, l'autorité, la vie tout simplement. Des minutes, des heures, des années à les contempler, imaginer leur vie, leur rêve, leur défaite. De quoi rêvent ces hommes ? Je me demande comment je vais pouvoir attirer leur regard, faire qu'ils me portent de l'attention, qu'ils me voient comme une jeune femme à part entière et non comme une enfant. Suis-je la seule à avoir besoin de leur regard pour grandir ? Combien de temps vais-je pouvoir garder ce secret ? Et si je me faisais du mal à aimer ces hommes hermétiques à ma jeunesse ? Trop de questions pour le petit être que je suis. Je me cache, les regarde avec innocence, sans admiration, car il paraît que ça ne se fait pas d'être attirée par des hommes de l'âge de son propre père. Troisième E, dans un petit collège de campagne, quatre années se sont déjà écoulées, quatre années durant lesquelles ces hommes ont fait partie de ma vie. Pour certains, ce ne sont que de simples professeurs, mais pour moi, ils sont bien plus que cela, ils sont des modèles, des dieux. Le temps s'est écoulé sans que j'en prenne conscience. Je vais devoir quitter ces lieux, les quitter, réapprendre à me construire seule, sans leur regard, sans que personne ne sache que durant toutes ces années, à mes yeux, ils ont été beaucoup plus que cela.
La sonnerie retentit pour la toute dernière fois dans cette classe d'anglais. Le cœur au ralenti, j'entre dans cette salle qui me semble si sombre, si triste, souhaitant à tout jamais immortaliser ce moment. Je connais cet endroit mieux que personne, chaque petit détail, cette odeur de parfum qui paralyse mon esprit à chaque fois que je pénètre cette salle, cet espace clair, ces traces de craie au tableau, ces tables alignées, cette fenêtre me donnant l'espace d'un instant, la chance de pouvoir m'évader les yeux dans le vide en pensant à ce que l'on aurait pu être. Des morceaux de papier retrouvés au fond de ma trousse, mes heures de fous rires, mes fantasmes d'adolescente...
Je m'assois au fond de cette classe, la peur au ventre, il est bien là, face à nous, attendant que ce brouhaha s'évanouisse, que silence se fasse. Les yeux figés sur ce visage marqué par le temps, je me prends à rêver d'une histoire, pourquoi pas nous ? Pourquoi ne plus y croire ? Suis-je si transparente que ça ? Et si j'essayais d'oublier l'espace d'un instant que cet homme est père de famille, heureux et marié ! Peut-être qu'un jour, je finirai par oublier ces yeux marron, ces mains d'homme fatigué,
ce regard cerné par les rides, cet être plein de charme, cette présence rassurante et familière à mes côtés. Peut-être un jour, mais pas aujourd'hui. À présent, je veux vivre cette dernière heure comme la dernière heure de ma propre vie.
Le cœur serré, je vois les minutes défiler, je suis entièrement impuissante, la fin se rapproche, ma fin se rapproche. Je dois maintenant me lever, prendre mon courage à deux mains et aller lui parler, lui dire que cela fait quatre années que le temps s'est arrêté pour moi, quatre années que je n'ai d'yeux que pour lui, qu'il est entré dans ma vie en toute transparence, doucement. Je dois me lever, mais il est trop tard, la sonnerie marque la fin de la séance, la fin de cette époque, la fin d'un rêve, la fin de tout espoir. Ma fin.
Le collège est désormais terminé, les années se sont écoulées, le lycée, le temps, la vie a repris son cours, la vie banale d'une jeune fille pleine de rêves et de doutes. Je suis celle que l'on a laissée au bord de la route, cette fille aux goûts étranges et bizarres, cette fille tordue attirée par les hommes d'âge mûr. J'ai décidé, durant tout ce temps et bien malgré moi, de rester silencieuse, de renier mes envies, de rentrer dans la norme. Je pensais qu'en me forçant un peu, cela marcherait, que j'arriverais à me convaincre moi-même.
Ça fait quoi déjà de se sentir normale ?
Février 2013, nouveau départ, nouveau travail, nouvelle ville. Me voici en train de prendre possession d'elle, j'apprends à connaître ses habitants, ses coutumes. J'apprends à vivre autrement, je vis à son rythme, avec elle. Dans ce grand appartement quelque part en Bretagne, je mène la vie normale d'une jeune femme de vingt-trois ans. Depuis quelques années, je découvre la vie auprès d'un homme de mon âge, un homme beaucoup trop jeune pour moi. Tout aurait pu être parfait, ça aurait pu, mais d'où vient ce vide, ce manque ? Pourquoi ce corps d'adolescent me rebute-t-il autant ? Que va-t-il pouvoir m'apporter de sa jeunesse ?
La vie me semble banale, routinière, vide de sens, sans aucun charme, je ne me sens plus à ma place, je suis perdue, esseulée. Pourquoi cette impression me revient-elle si tardivement ? Pourquoi suis-je encore et toujours à la recherche de ces visages blessés, mutilés, mais bien vivants ? Oui, j'ai été normale l'espace de ces quelques années, malheureuse, mais dans la norme. Je me suis battue contre moi-même pour ne pas faire de vague, être et rester transparente, satisfaire tous ces regards, convenir à une société impitoyable et intransigeante. Depuis combien de temps suis-je en train de me mentir ? Je viens d'ouvrir les yeux, de comprendre, de réaliser qui je suis, tout ce que je renie depuis toutes ces années.
Je décide de fermer les yeux, non plus sur mes envies, mais sur ces préjugés, ces qu'en-dira-t-on. Je veux vivre pour moi à présent, je suis plus que jamais à la recherche de ces regards protecteurs, de ces hommes pleins d'expérience et de certitudes. Je pensais, avec le temps, trouver ma place auprès de ma génération, pourquoi est-ce que je n'arrive pas à les oublier ? Est-ce normal ? Je tiens bon. Trop longtemps, je me suis menti...
Trop longtemps, jusqu'au jour où...
~ Un nouvel éclat ~
Le 9 mai 2013 n'est pas seulement mon premier jour de travail, c'est aussi le jour où j'ai rencontré la comète. Cette rencontre inattendue, inespérée et si soudaine. Une voix allait changer mon destin, une voix d'homme, une voix grave et rassurante.
Un son, un sursaut, je me retourne, reste figée, glacée, inerte face à cet inconnu qui me semble pourtant familier. Je l'écoute, je le regarde, nous n'avons rien en commun, tout nous sépare : nous sommes à des années-lumière l'un de l'autre, et pourtant je suis là, impassible, présente, mais ailleurs. Le son de sa voix me berce, me transporte, je ne suis plus que l'ombre de moi-même, je ne suis plus qu'un corps flottant.
Il est presque onze heures, je ne réalise pas encore ce qui m'arrive, ce qui va m'arriver par la suite. Je ne réalise pas qu'à ce moment précis, sans que je le veuille vraiment, ma vie change irrémédiablement.
Un physique à couper le souffle, une cinquantaine d'années, grand, robuste, tout de noir vêtu, chemise dans le pantalon, chaussures fraîchement cirées, cheveux poivre et sel. Je le regarde, il dégage une assurance, une prestance à faire trembler toute femme. Et que dire de ce visage ? Un visage blessé par la vie, marqué par les épreuves et pourtant beau et lisse. De grands yeux verts se dissimulent derrière de toutes petites lunettes rectangulaires, un sourire à faire chavirer tous les cœurs. De suite, des questions me viennent à l'esprit : pourquoi cette attirance ? Pourquoi lui ? Pourquoi maintenant ? Pourquoi ce déclic ? Et pourquoi me regarderait-il ? Pourquoi moi ? Je pourrais être sa fille, il pourrait être mon père...
Mais pourquoi... pourquoi... pourquoi pas...
« Dans le creux de ses rides, moi j'ai trébuché
ça me fait mal au bide, sa belle gueule cassée
comme une étoile livide, à deux doigts de tomber »
(Christophe Maé)
Tant de questions, tant d'incompréhensions, j'avais oublié ce ressenti depuis pas mal d'années. Je me souviens à présent de cette sensation, celle d'avoir à mes côtés un corps rassurant et protecteur, d'avoir sur moi, un regard bienveillant. Je ne suis qu'une enfant, mais que va-t-il faire d'une enfant ? Je sais que jamais son regard ne croisera le mien, jamais il ne me regardera. Je dois oublier cette idée tout de suite, fermer les yeux avant qu'il ne soit trop tard, avant que je ne puisse plus faire marche arrière. Je ne dois rien espérer de cet homme, le laisser partir, le regarder disparaître, c'est plus raisonnable comme ça. Je dois retrouver mes esprits, mais...
Quelque chose de magique se passe. Je quitte la terre ferme, je suis dans un autre monde, entre ciel et terre, je me sens intouchable, je vogue parmi les étoiles. Devant mes yeux, un spectre apparaît. Il est lointain, presque irréel, je n'arrive pas à le saisir ; il brille, m'éblouit. J'ouvre les yeux : on dirait une comète. J'ignore tout d'elle, j'ignore ce qu'elle va faire de ma vie, mais je sais qu'en y entrant, tel un tsunami, elle va tout balayer sur son chemin. Ce phénomène est sur le point d'entrer en collision avec mon univers, de faire des étincelles, mais aussi de me rendre plus forte, plus belle, plus vivante que jamais. Mais tout cela, je ne le sais pas encore.
Les jours passent lentement et se ressemblent, chaque jour, aller au travail, chaque jour espérer qu'il soit là. Je saute sur chaque petite occasion pour qu'il remarque ma présence, j'essaie d'attirer son attention, je ruse d'astuces pour pouvoir ne serait-ce qu'un instant l'approcher, l'apprivoiser : « Je te paie un café ? », « Tu es de repos ce week-end ? », « Tu travailles demain ? » « Et à quelle heure ? », « Tu habites loin ? ». Malheureusement, je me rends à l'évidence, ses réponses sont brèves, mes questions sont sans importance à ses yeux, je suis invisible. Dans ma tête, des milliers d'interrogations fusent, j'ai conscience qu'il ne m'a jamais regardée et pourtant sa présence me rassure. J'ai ce besoin de le savoir près de moi, à quelques mètres, à quelques centimètres et quelquefois, alors que je ne m'y attends plus, il s'approche de moi, s'intéresse à moi et son regard se pose sur le mien ; je sens une osmose, une adéquation entre nous. J'attends les jours suivants avec impatience, ces moments où la comète va refaire son apparition.
Je me montre, me cache, l'attire, le repousse, cherchant sans cesse un moyen de l'atteindre, qu'il me voie, me fixe, qu'il veuille me posséder à tout jamais. En cachette, son planning sous les yeux, je compte les jours qui vont nous réunir et nous séparer dans la semaine. Ces jours d'espoir où « travail » ne rime pas avec « désespoir ». Seulement, petit à petit, une souffrance s'installe, cette sensation de me mentir et de mentir aux autres. Je ne laisse rien paraître, je masque ma joie, je banalise son prénom qui pourtant, est ancré dans ma tête jour et nuit. Par peur d'être incomprise et jugée, je n'en parle pas, me tais. Jamais je ne voudrais entendre de la bouche d'êtres chers :
« Oublie-le, cet homme n'est pas pour toi. Il n'attend rien de toi, ce n'est rien, ce n'est qu'une passade. Demain, sans t'en rendre compte, tu vas l'oublier, il va sortir de tes pensées, il ne sera plus qu'un nom et puis tu vas aimer un autre homme, un homme différent, plus jeune, car cet homme est trop âgé pour toi, il pourrait être ton père, vous n'avez aucun avenir ensemble... ».