ILLUSIONS PAUMÉES

pauline-m

Nouvelle à partir de l'incipit de "Lucarne" Jean-Luc Raharimanana


" C'est la nuit. Il y a un cadavre près du bac à ordures, il y a des chiens qui creusent, creusent, avec leurs pattes décharnées. "
Chiens maigres peaux sur les os qui se régalent de chair en décomposition. Cadavre à l'abandon, qui sera enterré le lendemain dans une fosse commune. Il y a des mouches qui commencent leur concert mortuaire, prélude de celui des asticots.
Nuit new-yorkaise suintant la misère humaine. La pluie essaye de laver la crasse des trottoirs. Échec. Ne fait que diluer les couleurs électriques des néons. 
Depuis un an je marche, marche guidée par l'espoir de devenir une célèbre actrice. Espoir déclinant, rejets perpétuels. Voix trop criarde, corps trop gros ou trop petit. Rôle de mère jeté, j'ai laissé ma môme chez mes parents. Môme jetée, mère à jeter. Tout ça derrière moi. Devant moi l'espoir déclinant d'un avenir brillant. Brillant, comme les pneus de cette limousine qui éclaboussent ma robe. Je hurle. La vitre teintée s'abaisse. Un homme au visage de poireau me dit « Ma jolie, monte donc dans mon beau carrosse. » 
Soif d'aventure. Jamais peur de rien, tête brûlée car facilement inflammable. 
Je le rejoins. Sièges en cuir, ma foi très confortables. Tête de poireau m'offre un verre de champagne, champagne aussitôt liquidé. Il me colle sur le dos un manteau de fourrure, fourrure d'une famille renard.
Je demande « Vous allez où comme ça avec tout ce luxe ? » 
« Ma jolie, on va dans une soirée apocalyptique, tu es cordialement invitée. »
Arrivée à destination. Une usine désaffectée en briques rouges, foyer de l'apocalypse. Des cheminées crachent une fumée épaisse. Tête brûlée, je vais me consumer. 
Je pousse une lourde porte métallique qui se met à gémir. Des centaines de corps dansent avec fureur sur de la musique électronique. Corps entourés de murs argentés où sont accroché des miroirs. Corps éclairés par des lumières convulsives. Corps électriques sous haute tension. Energie amplifiée par les aiguilles psychédéliques que certain s'enfoncent dans la chair. 
Tête de poireau me présente à une anorexique, tas d'os ma foi fort sympathique avec qui je partage mon désenchantement. Elle aussi venue à New York pour devenir célèbre. Elle est moi attirées comme deux pies par la brillance mais tombées du nid et ailes brisées. Tas d'os veut devenir mannequin, alors elle ne mange plus. Corps boursouflé de silicone. Nez poudré par des traces de cocaïne. Dans un mois, on retrouvera son cadavre dans des rues sombres. Rejetée par les chiens faute de chair à arracher. En attendant, nous décidons de danser. Enroulées dans un tourbillon de gaieté, corps électriques sur musique électronique, gestes spasmodiques. Possédées par les ondes qui vibrent dans nos tympans. Aller au bout de la puissance du corps, jusqu'à l'épuisement, jusqu'à ce que les muscles s'enflamment et nous brûlent.
Exténuées, Tas d'os et moi hésitons à s'asseoir sur un canapé en forme de bouche rouge. Œuvre d'art ou meuble ? 
Un type en costard de gangster, cigare au bec, lunettes de soleil, nous dit « vous en faites pas les girls, pouvez-vous asseoir c'est du solide. »
Le gangster révèle qu'il est galeriste plein aux as, que la bouche rouge sous nos fessiers est une œuvre de Dali. Je me lève, j'ai l'impression d'écraser Dali. « Reste assise cocotte, ce bon vieux Salvador voulait que son canapé soit écrasé par les fesses de jolies jeunes femmes. » 
Je regarde Gangster avec un air de mépris, parce que les types qui gardent leurs lunettes de soleil sans soleil sont méprisables. D'ailleurs, je lui dis ce que je pense de ses lunettes. Vexé il se tire. 
Tout ce mépris m'a ouvert l'appétit, alors je me dirige vers le buffet. Tables recouvertes de nappes rouges. Tables remplies de victuailles luxueuses. Homards se prélassant dans leurs lits de mayonnaise onctueuse. Poulet nageant dans une sauce aux truffes. 
Je me tartine une bonne dose de caviar sur une tranche de pain, ce qui fait rire un type à barbichette. « ça se mange pas comme ça le caviar, faut le manier avec délicatesse. » 
Cette prétention m'asticote, alors je dis « mon coco, je mange le caviar comme bon me semble. »
Barbichette me dit tout net qu'il s'y connait en caviar, qu'il en bouffe depuis qu'il est môme. Parents riches comme c'est par permis. Moi, jamais goûté de caviar. J'en profite, car l'occasion se représentera pas de sitôt. 
Tête de poireau réapparaît et me demande si je veux être actrice. « J'ai quitté une pauvre petit ville du Texas pour être actrice, j'ai vendu mon âme au diable pour être actrice, bien sûr que je veux être actrice ! »
Il m'entraîne dans une petite pièce où une caméra attend sagement de capturer mon image. Je dois m'asseoir et ne rien faire. Cinéma expérimental, screen test. Je peux regarder l'objectif si je veux. Ne rien faire. Mais ne rien faire me fait penser à ma lâcheté et à la putridité de mon âme. Mère ayant abandonné sa môme au visage de petit ange, un des deux petits anges de la Madone Sixtine. Môme si belle tandis que père si moche. Peut-être me suis-je fait inséminée par Raphael ?
Je pense à ma môme, alors je pleure. Mon ventre se souvient de l'embryon. Corps dans le corps. Corps contenant petit contenu. Contenu expulsé. Contenant révulsé alors bébé contenu abandonné. Contenant jeune et égoïste. Contenant en fuite. Aujourd'hui contenant en pleurs car contenant vide sans son contenu. 
Tête de poireau jubile, « Oui vas-y continu de pleurer t'arrête pas. » Mon désespoir l'excite. Mon désespoir le fait bander. Dégoûtée, je me tire. 
Retour dans la salle aux miroirs. Il y a des femmes nues recouvertes de peinture que se jettent sur des toiles blanches. Il y a un type qui se promène avec un lapin mort recouvert de feuilles d'or. 
Je regarde mon reflet dans les miroirs. Je déteste cette multiplication de moi-même. Alors, je brise le reflet avec mes chaussures à talon. Mille et un éclats s'éparpillent.
On m'applaudit, tous croient que c'est une performance artistique. Je marche sur un des mille et un éclats. Pied sanglant. Barbichette me dit qu'il a du désinfectant et des pansements pour Pied sanglant. Il m'emmène dans une pièce rouge où plusieurs corps copulent. Wiski désinfectant, papier chiotte pansement. Mieux que rien. Barbichette commence à me tripoter. Je l'arrête. Désolée, j'aime pas les barbichettes, plus fort que moi, je trouve ça ridicule. Vexé, il se tire. 
Tas d'os se ramène, me dit « tu sais pourquoi la limousine t'as ramassée ce soir ? Tu devais sûrement être à la dérive. Elle ne ramasse que les pauvres petites femmes à la dérive. Alors, un conseil ma jolie, ne reviens pas ici. Profite de cette soirée. Mais, ne reviens pas. Si tu tiens à ta vie, si tu tiens à ton individualité. Ce lieu peut te dévorer. Il m'a dévorée. Profite mais ne reviens pas. Sauve toi. » Puis Tas d'os se repoudre le nez. 
Craignant d'être dévorée à mon tour, je décidé de sortir. Porte métallique qui grince. Je longe l'usine, l'usine devient funérarium. Le psychédélisme brûle et explose, feu d'artifice multicolore. Les cheminées crachent la fumée des corps électriques électrocutés par la musique électronique. Corps électroniques électrocutés par leur essence même de corps qui recherchent la brillance. La brillance à son apogée finit par s'enflammer. 
Starlettes telles des étoiles filantes ne brillent qu'un instant pour se consumer dans le néant. 
Derrière l'usine en flamme, je découvre une étendue d'eau verte. Moisissures, déchets dérivants. Eau contaminée. Je plonge dans un état méditatif. Rentrer à l'intérieur de moi, glisser dans les volutes de mon cerveau moisi. Rétablir les connections neuronales débranchées.
Que faire ? New York est hostile, elle ne veut pas de moi. Je ne veux plus d'elle, je ne veux plus me sentir écrasée par la hauteur de ses grattes ciels. Je ne veux plus de sa frénésie. Je ne veux plus faire partie de la masse humaine qui se presse dans les métros gluants. Je suis amputée d'une partie de moi-même. Ma petite môme comme mon membre fantôme.
Retrouver le rôle de mère jeté. Le défroisser, l'interpréter. Métamorphose. Changer de peau. Tuer la pie qui est en moi. Vomir ses plumes noires, son bec piquant, ses pattes.
Je m'écroule. L'ancien corps s'écroule. L'ancien corps gélatineux se répand dans l'eau verte moisie. La chair, les ongles, les organes se liquéfient.
Le lendemain, le nouveau corps se relève. Corps de mère. Corps contenant veut récupérer son contenu. Taxi, à l'aéroport. Voler pour retrouver ma môme.

 

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