Incomprise

Magguie Loquitur

Des petits coups rapides contre la porte. Je n'ai pas le temps de dire quoi que ce soit que le battant s'ouvre déjà, laissant passer une femme. Toujours elle. Elle n'est pas spécialement jolie, je la trouve même commune.

-       C'est à cette heure-ci que vous arrivez, vous ?

Elle m'adresse une espèce de sourire mielleux et continue d'entrer. Comme si sa grimace allait l'excuser. Elle semble vouloir me saluer, mais je marmonne et me détourne d'elle en attrapant la télécommande de la télévision. J'ai beau appuyer sur les boutons rien ne s'allume. Peut-être ont-ils retiré les piles ? J'ai le sentiment qu'ils en seraient capables. Ils savent que je n'ai presque plus que ça. S'ils m'enlèvent la télévision, je pourrais très bien dépérir. Je n'ai que quelques livres dont j'ai déjà fait le tour, et le peu de revues que l'on m'apporte sont d'une vulgarité sans nom.

-       Non, non, ce n'est pas la bonne télécommande, intervient la jeune femme.

Elle dépose une autre, plus longue et fine, dans mes mains, et se saisit de ma télécommande pour la reposer à la verticale sur un petit socle dans un bip. Je la regarde sceptique, appuie sur quelques boutons et l'écran s'allume sur un couple qui dîne. Je n'entends pas très bien ce qu'ils disent mais je m'en moque. Je préfère les regarder simplement. L'homme ressemble un peu à mon Henri. Il me manque. Il n'est pas encore venu me voir mais je sais qu'il travaille dur.

Je me retourne et vois Anne, je viens de me souvenir de son nom. Elle a pris place sur une chaise dans un coin près de la fenêtre. Elle donne sur un parc, les gens s'y promènent, parfois des enfants, mais elle n'est pas assez grande pour que je puisse voir de l'extérieur depuis mon lit. Je dois pousser un fauteuil et bien me redresser pour voir dehors. De toutes façons, Anne bouche la vue aujourd'hui. Elle est assez grande pour voir dehors sans se redresser, mais elle m'observe. Ça m'énerve un peu. Elle n'aurait pas autres choses à faire, d'autres personnes à voir. Ce n'est pas comme si j'étais la seule ici.

-       Ça va aujourd'hui ? me demande-t-elle finalement.

Elle me fixe comme si elle s'attendait à ce que je lui raconte un quelconque événement qui aurait changé de l'habitude.

-       Est-ce que le docteur vous a dit quand je pourrais sortir ? je lui réponds plutôt.

Elle gesticule un peu sur sa chaise.  Je pourrai presque dire qu'elle est mal à l'aise. En tout cas, il y a quelque chose qui la gêne.

-       Non, ce ne sera pas pour tout de suite. Peut-être dans une semaine ou deux.

-       Quoi !? je m'exclame estomaquée.  Non, non, non ! Il est hors de question que je reste aussi longtemps, je dois sortir, on m'attend dehors. Je demande à voir votre supérieur, le docteur, quelqu'un de compétent !

Je m'agite sur le bord de mon lit. Je n'ai pas l'habitude de rester enfermée et ce n'est pas elle qui va m'empêcher de retrouver mon mari et mes amis.

Mon agitation à l'air d'inquiéter Anne. Elle s'est redressée sur sa chaise, tente un mouvement vers moi, mais se ravise.

-       Mais il ne faut pas être inquiète. Il passera certainement très vite. Et puis, tout le monde est très compétent ici.

Ce qu'elle peut m'énerver encore plus quand elle dit ça.

Je passe une main dans mes cheveux. Ils sont devenus si fins, c'est à cause de leur nourriture infecte et tous les trucs qu'ils me font avaler. Je tente de remettre en place quelques mèches, mais mon brushing est devenu tout plat. Il faudra que je prenne rendez-vous chez le coiffeur.

Anne est légèrement plus jeune que moi. Elle a des cheveux bruns tressés et de petits yeux sombres. Elle n'est pas voûtée mais ne fait pas l'effort de se redresser un peu. Je reste plus petite qu'elle, mais au moins, moi, je me tiens fièrement.

Je regarde la télévision. Ils ont l'air heureux, de s'aimer. Je crois qu'ils mangent des fruits de mer. Ils sont beaux. Je les envie d'être face à face et de discuter tranquillement. J'ai moi aussi envie de parler avec Henri. Je jette un regard à Anne. Elle observe ma chambre. Je crois qu'elle s'ennuie.

Ma chambre n'est pas très grande. Heureusement, il y a des sanitaires. Je refuse d'aller dans des douches communes. J'y ai apporté quelques bibelots mais elle reste définitivement blanche. Un vieux blanc. Ils appellent ça « blanc cassé » ou « coquille d'œuf », moi j'appelle ça des murs blancs, vieux et sales.  J'ai essayé d'expliquer aux infirmières qu'il y avait plus gai mais elles sourient, hochent la tête et les murs sont toujours blancs.

Soudain je sens son regard dévier vers la petite tablette à côté de mon lit. Ha oui c'est vrai …

-       Est-ce qu'un jour je viendrai et verrai cette assiette vide ?

Cela sonne comme une accusation, davantage que comme une question. Je lève les yeux au ciel.

-       De quoi je me mêle, je marmonne.

-       Ce n'est pas raisonnable.

Elle a un petit ton moralisateur, comme si j'étais une gosse qui avait piqué un chocolat. Ça m'agace.

-       De toutes façons la nourriture ici est immangeable et le service est tout simplement incompétent. On m'annonce de la purée et un steak, et je découvre du vomi de chat ! Oui, du vomi de chat, il n'y a pas d'autres mots pour désigner ça !

Elle reste silencieuse et se mord la lèvre inférieure. Je suppose qu'elle accepte enfin que j'ai raison.

Je reporte mon attention sur l'écran et elle attrape une de mes revues. Nous restons ainsi pendant plusieurs minutes. Il met un genou à terre, elle met ses mains sur sa bouche et comprend qu'il la demande en mariage. Je souris doucement. Ça me rappelle le jour où Henri a fait sa propre demande. Il ne m'avait pas invitée au restaurant mais c'était tout aussi bien. Malgré les rumeurs c'avait été moi et non cette godiche d'Adèle.

-       Est-ce que vous avez des enfants ? je lui demande soudainement.

Elle a l'air un peu surprise mais se met à sourire doucement et hoche la tête.

-       J'en ai trois, deux filles et un garçon. Ils sont encore petits, mais adorables. Mon mari et moi les aimons tellement. J'ai hâte de rentrer et de les dorloter.

Nouveau silence. Je me recentre sur l'écran.

 

Je ne sais pas combien de temps s'écoule, mais, après quelques quiproquos et des retrouvailles sous la pluie, l'écran devient noir. Je trouve le bouton rouge et éteins. Sur ma droite, Anne, encore là, se met à gigoter sur son fauteuil. Des revues se sont empilées à côté d'elle. Elle les ramasse rapidement et les replace près de mon lit.

-       Il est tard. Je dois rentrer.

-       Oui, oui. Rentrez chez vous, je fais avec un geste de la main.

Je ne suis pas mécontente qu'elle s'en aille. Elle ne fait pas de bruit mais c'est un peu gênant d'avoir quelqu'un qui reste comme ça, sans rien faire, qui m'observe. Je suppose que ça doit faire partie de son travail, mais quand même. Si elle le fait avec tout le monde cela signifie qu'elle passe ses journées à lire des magazines et à regarder la télévision avec nous. Je ne suis pas certaine que cela soit un vrai métier.

Je suis trop dans mes pensées pour la voir s'approcher de moi. Elle m'enlace furtivement et m'embrasse sur le front. J'agite les mains devant moi mais elle s'est déjà reculée.

-       Non mais ça ne va pas ?! Pour qui vous vous prenez ? Je me plaindrai à votre supérieure !

Je pointe un doigt accusateur vers elle, furibonde.

Anne se retourne une dernière fois. Je lui lance un regard que j'espère le plus significatif possible. Elle sourit tristement.

-       Au revoir maman.

 

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