Indignez-vous tous in concours trois nouvelles
zab1881
X. et les Indigné
Pendant des années, ils avaient tiré le diable par la queue, disaient-ils à leurs amis, riant afin de pacifier les réalités intolérables exprimées par l’expression toute faite, de les conjurer peut-être devant un verre puis deux, lorsque l’avenir nimbé d’un peu d’alcool poudroie d’espoirs légers, pas pour demain, bien sûr, qui sera aussi cruel qu’aujourd’hui, mais pour bientôt, peut-être, quand on aura gagné au loto, retrouvé du travail, que le dossier de surendettement sera passé, que le petit aura obtenu son CAP puis un stage débouchant pourquoi pas sur une embauche et que la grande, enfin, aura rencontré un garçon gentil qui les acceptera elle et ses deux enfants sans pères.
En attendant, c’était dur, vraiment, de vivre à cinq dans le F2, surtout qu’on n’arrivait plus à payer, ni les loyers ni l’EDF ni plus rien du tout depuis que l’usine avait délocalisé au Diable Vauvert après avoir proposé au père d’accompagner le voyage et de gagner là-bas deux cents euros par mois.
Mais on n’avait pas envie d’en parler devant un verre puis deux quand la rêverie collective vous suggère un avenir à sourire de toutes ses dents.
C’est alors que la grâce les avait touchés du doigt, s’incarnant dans la réalité concrète d’un héritage de 50 000 euros laissés par le Grand Père qui leur avait semblé si misérable, cachant bien son jeu jusqu’aux derniers jours et leur faisant perdre beaucoup, le salaud, en n’ayant pas prévu de dation économisatrice de frais de succession.
50 000 euros, quand même ! Après avoir si longtemps tiré le diable par la queue, c’était fou.
Après l’enterrement, les grimaces de circonstance, on avait sabré le champagne entre soi, réglé fièrement les factures tout en rêvant du nouveau départ, de l’Eden modeste à dénicher pour y démarrer une nouvelle vie constructible avec jardins potagers, poulaillers et cages à lapins, de quoi faire durer le pactole en misant sur l’autarcie.
Le maire de X, c’est à pas croire ce qu’il les avait bien conseillés avec sa double casquette d’édile et d’architecte ; repérage du meilleur coin, sélection du meilleur entrepreneur, désignation du meilleur banquier à taux zéro.
Le terrain offrait une surface bien saine où construire la maison face à un petit ruisseau ombragé de bosquets. On leur avait construit l’espace dont vous rêvez en y prévoyant toutes les solutions pour vos envies.
Ils étaient heureux.
C’est alors qu’une grande tempête avait traversé la France, ouragan d’effroi là où elle avait frappé le plus fort, y réduisant en miettes les maisons et les forêts.
X avait été plutôt épargnée par le cyclone, mais pas la maison des héritiers. Devenu pire que torrentiel, le petit ruisseau de leur champ avait tout ravagé y compris la bâtisse toute neuve.
« C’était pourtant marqué là que c’est une zone inconstructible ! Vous ne savez pas lire peut-être ? «
Dans le gymnase situé en haut de la commune, on les avait recueillis eux et les quelques biens qui leur restaient. L’avocat de l’Assurance n’avait pas l’air bien commode, mais heureusement on attendait M. le Maire; il avait facilité toutes les démarches, il saurait expliquer mieux, lui.
« Tiens, c’est curieux, M. le Maire ne nous salue pas. Non mais tu entends ce que j’entends ? Il prétend qu’il nous l’a dit que le terrain était inconstructible et qu’on s’était engagés à n’y installer qu’un mobile home pendant l’été seulement ! Quoi ? On aurait caché à l’entrepreneur que le champ était zone verte ? Mais enfin monsieur le Maire… »
Les époux n’en revenaient pas de tant de noirceurs mensongères : le permis de construire, le prêt accordés après qu’ils avaient falsifié, eux, les documents ? Les coups bas pleuvaient sur leurs épaules.
Ils ne dormaient plus, plus pauvres qu’ils l’avaient jamais été mais c’était mille fois pire qu’avant car on les avait abusés, ruinés, détruits. Il n’y avait pas de mots pour décrire le regard des enfants.
A la télé, on parlait souvent de drames de la vie analogues au leur. De pauvres gens endimanchés qui racontent leurs malheurs devant la caméra, les turpitudes qu’on leur a fait endurer, et, vlan : une noria d’enquêteurs et d’avocats vous analysent les abus avant que le journaliste vedette ne téléphone aux coupables qui s’excusent et remboursent tout jusqu’au dernier centime après avoir sacrifié aux lois du spectacle en se faisant un peu tirer l’oreille.
Alors ils avaient joint les télés, les radios, les journaux ; tous avaient poussé des « ho » et des « ha » devant leur infortune, désolés, pourtant, d’avoir déjà traité le sujet et de ne rien pouvoir y faire.
Dans la tête du père, un désir de vengeance flambait jour et nuit.
Au bistrot, au marché, au supermarché, partout, on le voyait maintenant haranguer les gens, chercher des soutiens, des cas comme le sien, inlassablement. Il n’en manquait pas des éclopés à X., que M. le Maire avait salement entourloupés. Parmi eux il y avait des elles qu’il avait bousculées, léchouillées, tripotées, ce bougre de salaud.
Finalement ils étaient une cinquantaine à bien vouloir tenter le coup. Un matin à l’aube, les anonymes floués par le Maire et sa clique avaient investi la propriété de l’édile et s’y étaient installés calmement. Un journaliste débutant, en stage au « Volatile Libéré », suivait l’action.
Moteurs.
D’abord, deux gardes du corps dévoués au Maire sont saucissonnés dans le cellier par d’anciens rugbymen qui se nourrissent aux restos du cœur après que l’Usine du coin a fermé. S’ils sont bien sages quand on leur déscotchera la bouche, expliquent-ils aux gros bras, ils rentreront chez eux bien pépères. – D’accord ? Ils sont d’accord.
Ils sont nombreux les représentants de la gent ancillaire dévoués au Maire et à son épouse. Ils sont nombreux, gentils, un peu déboussolés, très inquiets à l’idée de perdre leur salaire s’ils acceptent eux aussi de rentrer chez eux, surtout ceux, nombreux également, qui travaillent là au noir. On les rassure, c’est pas le grand soir, on n’y croit plus, mais ça va chauffer pour le matricule de l’enflure et y aura pas de dégâts collatéraux pour les petits, les sans grade, les comme nous.
On continue de s’installer gentiment dans la propriété. Il y a un tour de garde pour maintenir au chaud le maire et sa mairesse, cantonnés dans une des chambres d’amis avec kitchenette et salle de bains dernier cri. Plus de repas de chef pour eux, leur cuisinier est au chômage technique. Ils mangent des raviolis, quand on est fâchés, mais on partage aussi avec eux des barbecues d’enfer puisés dans les réserves réfrigérées de ces amateurs de gibier qui chassent sur leurs propres terres.
La situation fait grand bruit, bientôt relayée sur toutes les ondes et c’est Disneyland ou presque aux abords de chez eux : camping sauvage, friteries, antennes télé. Des milliers de gens convergent sur X, on ne parle plus que de cela et de ce qui l’a fait naître : ces injustices ourdies par des grands aux dépens de gens simples.
X et ses indignés deviennent le symbole national du Tiers Etat bafoué, pressuré, écrabouillé, affamé. Chacun sait désormais interpréter les magouilles liées aux permis de construire, aux prêts bancaires, à toutes les dentelles tricotées par les salauds pour gagner toujours plus en dévorant tout le monde. Le stagiaire du « Volatile Libéré » ne lève plus les yeux des bibles pondues par l’idéologie libérale, il décrypte les fonctionnements scélérats, les explique. On se met à rêver d’un monde meilleur et les gens continuent d’affluer.
« Je suis vengé, songe l’héritier. »
Puis…