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ilovelivia
2381 fans, 71 notifications, 8 nouveaux messages. Le bandeau bleu du haut de la page Facebook est parsemé de petites notes rouges. Un MacBook Air s'accorde un temps de repos, seul, sur un lit deux places, confortablement installé sur une couette molletonnée rose clair. Autour, c'est 30 mètres carrés de petits et de gros tas d'emballages de produits de beauté qui trainent par terre, de piles de magazines féminins mal faites et de vêtements en boule.
Il y a une belle lumière dans ce studio du dernier étage du 15 de la rue Saint-Sébastien dans le 11ème arrondissement parisien. Deux grandes fenêtres de toit, juste au dessus de la douche qui jouxte l'évier et du bureau qui colle le lit, ont pour unique vis-à-vis le ciel de Paris. C'est un luxe que seules les chambres de bonne peuvent s'offrir à Paris. Les murs blancs accueillent le soleil et le projette dans ce petit espace qui sent le parfum de fille et le vêtement neuf.
Dans la cuisine, il y a un frigo sur lequel se trouve un four à micro-onde, une bouilloire et des Tupperware dépareillés. Puis on voit un évier où s'amoncellent des casseroles, des assiettes, des bols, des tasses et des couverts. Seul un minuscule plan de travail est tout propre et bien débarrassé. Une rose blanche dans son vase pourpre et un phare breton blanc encadré, décorent ce petit vide.
Une planche posée sur deux cartons fait office de table et le lit sert de siège. Les deux extrémités de ce bureau de fortune sont composées de piles de papiers, d'enveloppes fermées et ouvertes et vides et de bloc-notes ; des stylos, des flacons de vernis à ongles, d'un vieux Nokia 510, d'un appareil photo numérique sorti de son étui, le tout posé là où on a trouvé de la place. La partie centrale est plane, débarrassée. Comme dans un magasine de déco, une machine à écrire Corona bleu pastel trône, un pot où un stylo plume tient la chandelle à deux crayons à papier couleur bois.
Dans la douche, il y a des flacons vides et à moitié pleins dans la vasque. Des cheveux longs trainent et un gant sec est en boule dans un coin. La pomme de douche calcaire pend. Au dessus de ce tableau peu flatteur, il y a une jolie tablette où deux produits de beauté de luxe se font face.
Elles sont deux à cohabiter dans ce studio parisien. C'est étroit, mais chacune y trouve son compte. Sophie et Lou sont toutes les deux étudiantes en 2ème année d'anglais à la Sorbonne Nouvelle.
Sophie est plutôt assidue mais ne voue pas un culte fou aux études. Ses parents financent son année à l'université pour qu'elle ait tout son temps d'étudier. Pas de petit boulot pour la perturber. Alors par respect pour eux, elle assiste à tous les cours, passe ses DST mais calcule sans cesse ses moyennes sur l'année pour savoir si ça va passer. Et ça passe inlassablement. Elle sortait avec Maxime depuis 4 ans mais depuis leur séparation il y a 9 mois déjà, elle est un peu à plat. Il était tout pour elle. Ses amis étaient devenus les siens et elle avait délaissé son univers et ses passions pour lui. Elle ne ressentait plus d'envie sinon celle de retrouver son chez-elle qui n'existait plus puisqu'il était parti.
Depuis, Lou s'est installée avec elle et essaie lui remonter le moral comme elle peut. Elle, ne va jamais en cours depuis qu'elle s'est lancée dans le web. Véritable passionnée de réseaux sociaux, elle passe sa vie à se mettre en scène, à sélectionner des photos d'elles, à les poster sur Instagram, Twitter ou Facebook. Elle a créé son blog www.pasdelou.com qu'elle alimente avec des prises de vues de ses ongles gris, orange ou verts selon la tendance et ses envies, ses vêtements et ses sacs de marque avec les étiquettes qu'elle cache sur les photos mais qui lui permettent de se faire rembourser quelques jours après le shooting. D'ailleurs c'est souvent Sophie qui lui rend ce service. Comme elle est plus fade et a l'air triste en ce moment, elle n'attire pas l'attention et échange les affaires avec brio. Lou a un tempérament haut en couleur. Son obsession du moment, c'est la toile et elle s'y jette à corps perdu.
Alors que Sophie n'émet jamais un mot plus haut que l'autre, Lou n'hésite pas à hurler dès qu'elle est contrariée. The Cherry Blossom Girl qui obtient plus 5000 likes pour une photo de son poupon déguisé, qui n'a probablement jamais faire caca de sa vie tellement tout est beau, blanc et propre chez eux, ça la rend hystérique. Lou est bien meilleure qu'elle mais a moins de like.
Un internaute qui commente une de ses photos avec des mots qui ne devraient pas exister ? Ca la met hors d'elle aussi. Elle le traque et le dénonce à Wordpress, la plateforme de son blog, Facebook et autre réseau social. Un lynchage version 3.0 pour les pervers qui essaient de se cacher derrière des pseudo. Internet pour les bloggeuses, c'est pire que le dernier RER B qui arrive à Sevran Beaudottes un samedi soir.
Elle a installé dans l'appartement ces « fenêtres Instagram », où tout est beau, tout est clean et où il suffit de customiser. Dans la cuisine, elle shoote ses petits déjeuners colorés et équilibrés, composés de tranches de kiwis, de bananes, de pommes, et puis des céréales et du yaourt bio couvert d'une cuiller de miel.
Lou titre, hashtague et tague précisément pour que ses photos obtiennent le plus de likes possible. Elle peut écrire « Récompense fruitée après un run de 10km ce matin ! Après l'effort, préférez aussi les aliments riches en glucide ;) #happytummy #eatclean #fruits #healthyfood #foodies #running #instarunner @mywayoflife @emyeatswell »sans la moindre connaissance nutritionniste et en ayant couru en tout et pour tout 2,5 km.
Mais la photo est belle, le filtre Reyes la sublime, le message est positif et Lou compte les likes qui arrivent par dizaines alors qu'elle n'a pas touché à son bol.
C'est Sophie qui nettoie l'envers du décors et ça prend beaucoup plus de temps que le shooting : les épluchures qui sont allées jusque dans la douche, la moitié du pot de yaourt qu'il faut recouvrir et remettre au frigo et la cuiller à ajouter au tas de vaisselle à faire dans l'évier. Il faut aussi faire sécher les chaussures de course mouillées de la pluie. Mais Sophie ramasse les miettes en souriant ; elle admire Lou. Et puis sa vie n'est plus la même depuis qu'elle lui est apparue.
Certaines amies de Sophie ont remarqué qu'elle avait changé. Quand Isabelle lui a rendu visite il y a quelques mois alors que Lou n'était pas là, elle a essayé de comprendre, de lui dire de sortir, de prendre l'air et de rencontrer des nouvelles personnes. Elle est même allée jusqu'à lui conseiller de voir quelqu'un ! Au contraire de Lou, elle lui parlait doucement pour ne pas la bousculer.
Quand Lou prend la pose, elle ne montre pas son visage. Elle peut passer des heures à choisir LA photo qui apparaitra sur la toile. Il faut faire attention à chaque détail ; les gens sont des tarés, ils relèvent la moindre petite imperfection, le reflet qui montre une peau brillante peut être considéré comme grasse. Elle utilise parfois Photoshop pour corriger des petits détails et les quelques kilos qu'elle perd dans les cuisses, se retrouvent parfois à moitié dans les seins. Mais le truc, c'est qu'il faut avoir l'air naturel voir nature, comme si la photo avait été prise rapidement et instantanément postée.
Il n'y a rien d'inédit dans sa démarche. Des milliers de jolis brins de filles offrent déjà des bons conseils et leurs images sur la toile depuis presque deux décennies. Pourtant, elle espère que son regard sur la mode, le sport, la beauté, sera de plus en plus connu et reconnu et pourra peut-être même lui offrir un métier. Pour l'instant, c'est peanuts. Sophie est persuadée qu'il ne faut pas forcément avoir une idée révolutionnaire pour plaire. Les écrivains se partagent les sujets de la vie, les bloggeurs peuvent bien manger le reste ?
Lou lit et relit tous les commentaires qu'on lui laisse, elle fouille et farfouille tout ce qui la touche de près ou de loin. Le voisin d'une amie de collège qu'elle ne connaît pas ? Elle n‘hésite pas à passer 15 minutes sur son profil Facebook pour regarder les photos de ses dernières vacances en Grèce. Elle n'explique pas sa satisfaction quand la photo qui n'aurait jamais du être postée apparaît à l'écran. La cuite de trop, l'angle ingrat ou la famille embarrassante. Quel délice de croiser le commentaire d'une tante quinquagénaire qui souhaite « bon voyage les poupounets » à un couple de hipster parisiens partis pour 4 mois en Asie. Elle like, elle participe à des événements où elle ne mettra jamais les pieds. Les personnes qui lui souhaitent son anniversaire ne l'ont jamais rencontrée mais lui parle comme si c'était une vieille connaissance. « HB ma Loulou. Que du bon pour cette bougie de plus. Peace & love »
Maxime n'a jamais rencontré Lou, il ne sait même pas que c'est elle qui a pris sa place dans le lit, aux côtés de Sophie. Il n'a aucune idée non plus du changement que le petit studio du 11ème a subi. Impeccablement rangé, petit mais fonctionnel. Les 7 étages à pied lui faisaient faire un peu d'exercice. Ça a du lui manquer au début, c'est qu'il avait pris ses habitudes. C'était plutôt confortable d'aller chez Sophie. Elle l'accueillait, lui faisait à manger et elle le laissait même dormir tranquillement quand elle partait en amphi assister à ses cours de linguistique anglaise, tôt le matin. Mais un jour il a certainement réalisé qu'il étouffait. Sans doute que Sophie ne pétillait pas assez pour lui. Pas une once d'originalité. Elle l'ennuyait. Il avait prétexté que c'était lui qui avait changé. En fait, il ne l'aimait sans doute plus assez pour supporter sa monotonie.
Quoi qu'il en soit, Sophie a profité de cet anonymat pour que Lou le demande en ami sur Facebook, juste comme ça, par curiosité. Sûrement flatté par ce geste venant de ce qu'il devinait être une si jolie fille, il a accepté et a ouvert les portes de son royaume en ligne, qu'il avait fini par fermer à Sophie.
Elles ont découvert, l'une bercée par la mélancolie et l'autre avec fringale, la nouvelle vie de Max, ses nouvelles relations, ses nouvelles photos, son nouveau boulot. Elles ont lu les mots que ses amis ont laissés sur son mur à propos d'un week-end prolongé passé à Berlin. Et puis en balayant ses albums, il était torse nu sur la plage et Sophie eut terriblement mal au ventre de voir ce corps qu'elle ne pouvait plus toucher ni sentir. Elle fut quand même soulagée de voir qu'il n'avait pas supprimé toutes les photos où ils apparaissaient ensemble. Lou remarqua qu'elle était effacée et sans trop de style. C'était peut-être un peu ça qui l'avait conduit à la quitter.
Après des heures d'espionnage dans les affaires de son ex, Sophie s'apprêta à aller se coucher quand Lou apparut, elle, extatique. Elle venait de se mettre en tête de reconquérir Max pour Sophie et eût mille idées à la seconde. Max venait de se mettre en ligne sur le chat de Facebook, c'était l'occasion de lui parler ! Lou ne laissa pas Sophie prendre le dessus et engagea la conversation. Elle avait eu l'occasion depuis des mois, grâce à son développement sur la toile, d'apprendre à comprendre les personnages virtuels en analysant leur profil. Maxime comme tous les assidus Facebook, mettait l'image au centre de ses intérêts.
Quelques mots brefs et ciblés pour commencer, elle conclut la conversation, satisfaite. Une pierre était lancée.
Quelques semaines plus tard, le Carreau du Temple accueillait sa deuxième édition du Street Food Temple, le rendez-vous de food trucks parisiens et de restaurants branchés proposant une version gastronomique des hamburgers, des bagels ou des simples crêpes. Lou s'était inscrite à l'événement et avait sharé. Max n'avait pas tardé à suivre.
Ils s'étaient donnés rendez-vous là bas. Lou s'était mise sur son 31. Elle portait un jean slim noir et des boots à talons genre santiags. Un petit haut en dentelle et une veste en cuir bleue électrique pour être cool. Son rouge à lèvre rose fushia Dior lui rehaussait selon elle son teint. BB cream, smokey eyes et gel dans les cheveux pour être sure de plaire. Les conversations que Max avait eues avec Lou ces dernières semaines avaient bien sur été partagées avec Sophie. Sans connaître le visage de Lou et juste en ayant vu son blog, sa page Facebook, éventuellement Instagram et Twitter, il avait bondi sur l'occasion quand elle lui avait proposé de le rencontrer, en vrai.
Cette année, c'était la Corée qui était à l'honneur au Carreau du Temple. Des décors de bouig-bouig asiatiques, des pancartes avec des baguettes et des polices qui rappelaient le lointain et merveilleux pays où Sophie et Max avaient voyagé la première année de leur rencontre. Le lieu était parfait.
Lou, Sophie s'assirent sur le coin d'une table. Il était 21h, l'heure de pointe pour les consommateurs parisiens bercés pas la musique de DJ Tin aux platines. Lou avait déjà instagramé ses mains qui tiennent une coupe de Champagne Ayala, que sa bouche va porter à ses lèvres. « Tellement #sweetmoments #freetime #TGIF #cheers #streetfoodtemple ». Après quelques minutes passées à cette table, elles se sont senties observées. Isabelle, l'amie de Sophie qui s'inquiétait pour elle il y a quelques mois, était elle-même là, accompagnée de connaissances communes. Elles regardaient Sophie en souriant. Peut être qu'Isabelle lui a même fait un signe pour qu'elle les rejoigne. Lou a dit d'une voix sourde de les ignorer, elles étaient en train de se moquer d'elle.
Maxime allait voir Sophie et découvrir que sa nouvelle vie correspondait finalement à la sienne. Lou persuadait Sophie que ce n'était pas une mauvaise idée, au contraire. Elles sortaient peu ensemble en soirée, et Lou paraissait survoltée.
Quand elles arrivèrent devant le stand bondé des Niçois, leur spot de rendez-vous à tous les deux, Maxime attendait, seul, les yeux rivés sur le menu que proposait le restaurant éphémère. Soudain il regarda en leur direction. Elles étaient arrêtées à quelques mètres de lui, sans être assez proches pour s'entendre mais bien assez pour se reconnaître. Sophie avait repris le dessus et n'osa plus avancer, Lou resta statique.
Un sourire hébété, puis il comprit.
Ses yeux tellement bleus, son regard si doux et bienveillant d'autrefois avaient disparu et laissaient place à une colère sans nom. Il maugréa quelques instants avant de s'avancer vers elle. Vers elle tout seule, car Lou n'était plus là.
Sophie était Lou. Lou était Sophie. Et Sophie était abandonnée dans cet accoutrement qui ne lui ressemblait pas, son visage masqué par une couche de maquillage, tel un profil Facebook lifté. Elle n'osa plus lever les yeux vers son Maxime adoré. Elle l'avait trompé, elle s'était jouée de lui, malgré elle ou pas. Il resta planté devant Sophie jusqu'à ce qu'il croise son regard pour lui dire des yeux tout le mépris qu'il avait pour elle.
Et puis il s'en alla.