Instance de décomposition

etreinte

Les murs étaient colorés du même rose pâle depuis plus de quinze ans. A ses fenêtres, ses rideaux de princesse atténuaient à peine l'éclairage des lampadaires et de la Lune, presque pleine ce soir. Les décorations de sa chambre n'avaient pas changé depuis son enfance. La même frise fantaisie ornait les murs, les mêmes autocollants à l'effigie de ses anciennes héroïnes de dessins animés préférés vieillissaient avec les mêmes meubles esquintés aux tiroirs bancals et aux vis rouillées. Seul son lit avait dû être changé lorsque ses pieds commencèrent à dépasser, mais cela remontait déjà à plusieurs années maintenant.
A la lueur tamisée de sa lampe de chevet, elle faisait connaissance avec le reflet que lui renvoyait son miroir. Elle n'a jamais eu le droit de porter des robes, des jupes ou des talons. Elle était la fille à peine maquillée que les autres ne remarquaient que par son étrangeté. Ses cheveux toujours attachés, ses mêmes jeans délavés, sa voix douce et discrète que personne n'entendait jamais sauf si elle était obligée de parler.
Son seul ami était son chat. Il était assis sur le lit, au milieu des draps défaits et roulés en boule.
- " Comment tu la trouves celle-là ?"
Le chat l'observait avec les yeux mi-clos, mitigé entre une sieste ou une séance de toilettage.
- " Ohh, merci, t'es trop un amour !"
Elle s'approcha de lui et déposa un baiser sur sa petite tête entre ses deux grandes oreilles. Il ne changea ni de place ni d'attitude, nullement agacé par les caresses de sa propriétaire qui se ravisa au dernier moment.
- "Oups, désolée, je peux pas trop t'approcher, tu vas me laisser des poils partout..."
Le chat cligna lentement de ses yeux de félin, l'option sieste visiblement plus proche que l'option toilette.
- "Tu trouves aussi ? Je pensais la même chose mais..."
Elle retourna face au miroir. Ses deux dernières heures, elle les avait passées à se laver, se pomponner, se préparer. Elle avait piqué tous les vêtements un peu classe dans l'armoire de sa mère qui par chance lui allaient, toutes les deux n'étant ni très grandes ou corpulentes. Elle s'est maquillée comme elle avait toujours rêvé de le faire. Elle enfilait des parures, elles aussi empruntées à sa mère dans la boîte à bijoux, qu'elle ôtait pour les essayer avec d'autres tenues jusqu'à trouver la combinaison parfaite. Ce soir, tout ça lui était permis.
Son choix se porta finalement sur une longue robe noire fluide en satin. Quelque chose d'élégant et sobre, mais pourtant tellement exceptionnel pour elle. Elle se tordait devant la glace car elle voulait s'observer sous tous les angles.
- "... Ca fait pas un peu triste, en noir comme ça ? "
Le chat était maintenant allongé sur le ventre, dans une position de chat, les pattes et sa queue zébrée recroquevillés vers lui.
- "Oui... T'as raison."
Elle réalisa pour la première fois de son existence qu'elle avait grandi. Elle n'était plus faite pour ces murs de gamine, ces rideaux, ces délires de princesse, ces couvre-feux et ce cocon blindé dans lequel on voulait la maintenir. Elle devenait une femme, et, à sa grande surprise, pas aussi laide qu'elle ne le pensait. Elle voulait se mettre en valeur, au moins juste pour les grandes occasions si cela lui chantait, et se sentir enfin "normale". C'était le mot. Une fille normale de dix-sept ans, qui sort, se fait des amis et des amies, parle de garçons et qui n'est plus punie lorsqu'elle enfreint une des nombreuses règles rigides imposées par ses parents.
C'était surtout son père. Ses punitions pouvaient être terribles.
Elle n'avait plus besoin d'être à ce point couvée, et jugeait qu'à l'approche de sa majorité il était légitime qu'elle jouisse de plus de libertés que lorsqu'elle avait huit ans, et que pour un simple oubli de corvée elle n'avait pas à endurer un isolement à la cave toute une nuit, être forcée d'entendre sa mère se faire battre et ne plus sentir ses doigts à force de les appuyer contre ses tympans.
Tout cela était fini, elle pouvait enfin sourire à cette nouvelle partie d'elle même qu'elle découvrait.
- "Allez, c'est décidé, je garde celle-là. De toute façon j'ai plus le choix, elles arrivent dans cinq minutes."
Un dernier coup d'oeil dans la glace avant de rassembler ses affaires et elle était prête, toujours sous la supervision du chat.
- " Merci pour tes conseils Loulou, je sais pas ce que je ferais sans toi."
Elle le fixait, sans bouger.
- " Mais non, je t'ai déjà dit, tout va bien se passer. Je rentre pas tard en plus, pense au fait que j'aurais plein plein de choses à te raconter à mon retour !"
Silence. Le chat tendait l'oreille et ronronnait.
- " Promis. J'y vais maintenant. Pas de bêtises hein !"
Dernier baiser déposé sur sa tête essuyé par une ultime caresse, et elle sortait de sa chambre déguisée en inconnue, en tout cas plus la même femme qui y est entrée des heures, des années plus tôt.
Ses chaussures à talons bas ne lui posaient aucun problème pour descendre les marches qui séparaient les deux étages de la grande maison familiale. Elle s'imaginait défiler comme l'égérie d'une grande marque sous les flashs des photographes des journaux du monde entier, mais à peine en bas, elle fût tirée de sa rêverie par l'odeur agressive de ses parents. Ses pas claquaient dans le couloir et assassinaient le silence par détonations.
Elle poussait la porte de la cuisine, et sa mère l'y attendait avec ses yeux livides.
- " Alors maman, tu reconnais ta fille ? "
Elle tournait sur elle même pour se faire admirer, mais elle n'obtint en réponse que le bruit de l'envol des mouches paniquées qui commençaient déjà à pondre leurs larves dans le cadavre gelé de celle qui fût autrefois sa mère. Elle gisait affalée sur une chaise, contre le dossier, la tête en arrière presque séparée de son corps par une entaille sur toute la largeur de son cou si profonde qu'on pouvait voir ses veines et ses artères bouchées par un sang depuis longtemps coagulé. Ses yeux blancs étaient grands ouverts et sa langue presque avalée.
- " Ah, t'as vu comme ça fait bizarre !"
Partout, du sang séché, des flaques au sol qui formaient de grosses croûtes de plus en plus odorantes. Sa mère a toujours été pâle et chétive mais ici elle battait des records. Dans sa plaie ouverte grouillaient quelques vers qui bientôt se multiplieraient et la dévoreraient de l'intérieur jusqu'à déborder de tous ses orifices, jusqu'à ce qu'elle s'affaisse complètement pourrie par la décomposition en marche et que ses os découvrent l'air libre en chutant sur un carrelage devenu rouge par un tapis presque solide de ce qui constituait jadis son liquide vital.
- "Oh, fais pas cette tête allez. J'ai dix-sept ans maintenant, et je fais ce que je veux !"
Elle rit, exécuta quelques petits pas de danse avant d'ajouter pour elle-même :
- " J'ai toujours rêvé de dire ça !"
Une grosse mouche verte de la taille de l'ongle d'un pouce décolla de la bouche nauséabonde de sa mère et rejoignit le bourdonnement orchestré par la quinzaine de ses semblables qui lui tournoyaient autour. Ses lèvres blanches cachaient des gencives jaunies par le pus. Sur la gazinière éteinte se trouvait encore une casserole remplie d'un plat abandonné avant sa cuisson, et dans l'évier de la vaisselle sale qu'elle était dorénavant libre de ne jamais laver.
- " Non mais t'as rien à dire. Oui, je vais prévenir papa quand même. Merci. Toi aussi."
Elle quitta la cuisine pour se retrouver dans le salon, dans un état pas plus accueillant.
Le corps de son père était allongé sur le canapé, entièrement nu, poignardé tellement de fois qu'il ressemblait à une photo contractuelle d'une sous-marque de hachis parmentier périmé depuis des semaines. Ses testicules étaient broyées sur la table basse devant lui, dans un mélange filandreux de sperme et de sang se cristallisant autour de connexions nerveuses mises à nues. Son pénis lui aussi découpé baignait dans une choppe de bière à la couleur sombre et l'aspect stagnant comme de la vase aux abords d'un étang pollué.
- " Je savais que t'allais dire ça ! Mais tu sais ce qu'elle te dit la pute ? "
Le canapé imitation velours avait absorbé tout son sang et ses coussins en étaient gorgés comme des éponges. Les muscles à vifs de son visage méconnaissable apparaissaient sous sa peau qui pendait ça et là comme un masque d'Halloween grossier. Son oeil gauche était crevé, enfoncé dans son orbite par une lame tranchante juste en dessous de l'os visible de son arcade sourcilière. Sur son corps, partout, la même lame avait creusé son chemin, transperçant organes et tendons sans discrimination.
- " Elle te dit que ton règne est fini, JE décide maintenant et TOI, tu la fermes, tu comprends ? "
Son bras droit lui aussi épluché comme un oignon tombait du canapé et pendait mollement au dessus du sol à quelques centimètres d'une blatte curieuse. Ses orteils étaient rongés, mordus, mâchés par les petites dents effilées du chat.
Ces plaies et ce sang l'avaient carrément soudé au canapé, il semblait impossible de le déplacer sans déchirer des morceaux de peau collés déjà à moitié tranchés. Encadrée au mur, une photo de famille d'une époque révolue où tout le monde souriait.
- " Ouais c'est ça, salut."
Elle tourna les talons et attrapa au passage sur son chemin vers la porte d'entrée les clés de la maison pendues au mur du couloir par un clou.
- " Ah et je prends les clés hein, ne m'attendez pas !"
Avant de pouvroir entendre les vociférations qu'elle imaginait provenir de son père, elle était déjà dehors, sur le pallier, verrouillant à double tour derrière elle.
L'air frais qui emplit ses poumons la rappela à la réalité et fit remonter son stress. Après tout, il s'agissait de sa première vraie soirée entre amies.
Elle prit une grande inspiration et se répéta qu'elle était normale, qu'elle était normale, que tout allait bien, qu'elle était normale, jusqu'à entendre le bruit du moteur de la voiture d'une de ses potes qui venait la récupérer devant chez elle.
Elle l'accueillit de son nouveau sourire de femme, celui qu'elle avait longuement répété devant le miroir. Le même que ceux qu'elle avait taillé au métal, éternels, sur le corps de l'homme et de la femme qu'elle tenait responsables de deux catastrophes majeures : lui avoir donné la vie, et lui avoir repris.

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