Jack, Kurt et moi - Prologue
Al Kleifarvatn
Ah ! ça oui ! On peut dire que l'on filait à vive allure, la vitesse ne nous faisait pas peur et il fallait nous voir embrasser l'asphalte comme des schizophrènes.
Ma pauvre mère, dopée aux psychotropes de toutes origines, car minée par les extravagances de ce fils maudit, aurait certainement détesté me voir le pied au plancher dans cette carcasse à la fiabilité plus que relative, car la petite Fiat surchargée par trop de bagages inutiles, bravait la loi des hommes avec arrogance.
Elle fonçait vers Saragosse dans la solitude des plaines et disparaissait dans un halo de poussières, écrasée par la magnificence rougeoyante du soleil couchant. Je sentais pointé une petite larme d'émotion car l'image était belle comme la scène finale d'un road-movie hollywoodien.
J'avais bricolé et fixé assez maladroitement une vieille enceinte à l'aide de quelques vis et de tendeurs dans le coffre arrière de la voiture. L'appareil, découvert par hasard dans une benne à ordures jonchée d'immondices, était malade de trop de décibels, et le son, à la limite de l'inaudible, saturait désagréablement. La musique me transportait dans un monde meilleur et je bénissais à genou, front contre terre, ma bonne étoile d'avoir eu l'initiative de cette généreuse trouvaille.
Une cassette, l'unique survivante que je possédais, n'en pouvait plus de vivre, et je devais la rembobiner avec délicatesse à l'aide d'un stylo BIC pour chaque nouvelle écoute. J'en prenais soin, car la perdre serait mourir un peu. Nous écoutions en boucle le requiem grungy de Kurt Cobain, qui n'en finissait plus de gémir de désespoir dans l'habitacle surchauffé.
Qu'il était bon d'être libre, de passer les heures simplement, et de prendre l'instant présent comme la richesse ultime. Bon dieu que l'existence me paraissait excitante, et c'était comme cela que je voulais vivre dorénavant. A mille lieux des gens soporifiques et des obligations castratrices que m'imposait le diktat insupportable de cette société. Mon corps physique évidemment, mais aussi mon esprit, prenaient chaque jour un peu plus de maturité, car j'avais enfin compris où était ma place sur cette étoile, et je me plaignais avec force et remord d'avoir été. Le temps se consommait trop rapidement pour ne pas profiter de chaque instant, et toutes ces foutues années d'ignorance et d'abêtissement me déprimaient.
Jack Kerouac disait « Ma garce de vie s'est mise à danser devant mes yeux, et j'ai compris que quoi qu'on fasse, au fond, on perd son temps, alors autant choisir la folie. » Cette phrase symbolique et vitale à mon bien être psychologique me rendait alors bien des services, surtout lorsque la grisaille m'embrumait les neurones de mauvaises ondes, et par peur d'en oublier l'esprit, je l'avais noté en prévision des mauvais jours sur un bristol jauni que je gardais toujours au fond d'une poche.
Je rêvais de voyage à la Bouvier, d'aventures psychédéliques à la Dennis Hopper, ou de trip en caisse américaine comme Dean Moriarty, et de briser définitivement les chaînes rouillées du quotidien. La main légère et parfaitement positionnée sur le haut du volant, je pilotais mon bolide, comme Franck Bullit dans les rues pentues de Frisco et j'en appréciais d'ailleurs la gratifiante comparaison.
Je contractais volontairement le biceps ainsi que mon avant bras, tanné par le soleil d'été et je distinguais avec fierté les petits muscles secs et filiformes poindre dans le miroir fumé du rétroviseur.
Je jouais ainsi mon meilleur rôle. Nous étions Chris et moi, des anges, des anges vagabonds, et je pense que Jack Kerouac, dans ses délires littéraires, aurait adoré notre petite virée sauvage. Nous suivions la même destinée, si pleine d'imprévus et de rencontres. L'euphorie de l'instant me rendait heureux.
J'étais paré pour la grande aventure.