Jacques et Maud2

Abdelmajid Benjelloun

 

Jacques et Maud

Roman

 

Mon(?) histoire se penche sur un jeune homme, Jacques, et une jeune femme, Maud, originaires tous deux d’une petite ville du sud de la France.

Il a 27 ans et a le visage anguleux; donc, c’est un nerveux.

Elle a 25 ans et a le visage rond; elle est donc d’un tempérament doux.

Il procède d’un milieu paysan depuis de très nombreuses générations.

A l’inverse, sa famille, à elle, est citadine depuis le XVI è siècle.

Les deux, évidemment sans le savoir, conservent profondément des atavismes de leurs origines respectives. Une vigueur, métabolique, cela va de soi, et une rigueur morale incontestables, pour lui, et une délicatesse dans les rapports humains en tous genres, pour elle.

Il est grand de taille, comme de juste, puisque les enfants de nos jours sont plus grands que leurs parents. C’est une donnée statistique indiscutable.

Mais elle, est petite, relativement, autour d’un mètre 55.

Sans beauté particulière, sauf peut être ses yeux d’un marron assez clair, Jacques est, disons, d’un physique courant, sans signes distinctifs. Même sa grande taille, qui aurait pu le caractériser il y a un demi- siècle, est désormais chose courante, par les temps qui courent.

Elle, mon Dieu, elle a les yeux bleus, extrêmement clairs. On ne peut pas prétendre qu’elle est blonde, car elle a la peau brune, mais on ne peut pas non plus prétendre qu’elle est brune, car elle est assez claire. 

Ses cheveux sont soyeux, en coupe- garçon.

Tout est harmonieux en elle, en dépit de sa petite taille. Bref, elle est parfaite, merveilleusement proportionnée, comme si en vue de sa naissance, ses mensurations avaient été mises sur le papier par un mathématicien- artiste- sculpteur, un Rodin qui serait passé par Polytechnique.

Elle n’est ni maigre, ni forte, elle est un idéal féminin incarné.

Elle prépare l’agrégation de philosophie.

Il est professeur de la même matière dans une université du sud de la France.

Des semaines avant son départ, Maud avait acheté, pour se documenter, une bonne dizaine de livres sur le Maroc et sa capitale spirituelle, Fès.

Jacques, descend les Talaâ el kbira et sgira, sans vraiment regarder les gens autour de lui. Soudain, il aperçoit non loin de la célèbre fontaine Ennajarine, à une dizaine de mètres, une silhouette de femme portant une robe légère rose. Elle l’intrigue, car il ne sait si elle est vieille ou, au contraire, jeune, belle ou non.

Mais il n’empêche que son arrière- train lui avait donné un frisson indescriptible, un émoi inoubliable. Presque a- sexué. Il lui arrive de penser qu’il y a dans le derrière des femmes tout le pardon du monde.

Il accélère le pas, comme poussé irrésistiblement dans sa direction. Arrivé à son niveau, et presque sans la regarder, il s’adresse à elle très cavalièrement, à la limite de la correction la plus élémentaire :

-Alors, on se promène dans les ruelles tortueuses de Fès la ville millénaire, en ans, en mosquées, en ruelles, et en nombre de saints qui y sont enterrés !

Naturellement, elle l’ignore et poursuit sa marche. Il sent qu’il y va de sa dignité à lui. Elle ne le regarde même pas. Elle se dit au fond d’elle-même qu’il s’agit d’un vulgaire énergumène qui ne rate aucune occasion pour essayer de faire des conquêtes faciles, lorsqu’il voyage à l’étranger. Elle ajoute au fond d’elle-même: Dieu que les Français, mes compatriotes, sont sans gêne lorsqu’ils sont en vacances ! Ils se croient tout permis. Eh bien, avec moi, cela ne se passera pas comme çà !

Et elle poursuit son chemin, comme s’il n’existait pas, tout en sachant qu’il continue de la suivre.

Il accélère le pas, et cette fois, il la regarde de très près.

Elle se retourne vers lui, et il a maintenant le loisir de la regarder de face.

Sa beauté le bouleverse. Il tremble de la tête aux pieds. Il veut prononcer à son intention quelque parole, mais il en est incapable.

Mon Dieu, finit-il par se dire, comment une jeune femme peut-elle être aussi belle ?...De toute ma vie, je suis certain que c’est la plus magnifique jeune femme qui puisse exister au monde !

Il ne vit pas un coup de foudre, mais un cataclysme, un tsunami des plus dévastateurs, dans son cœur et le reste de son corps.

Et tout en continuant à poser ses pieds sur les traces imaginaires des siens, Jacques dispose encore d’un peu de présence d’esprit pour essayer de formuler quelques mots à son intention, elle qui n’a pas cessé un instant de l’ignorer royalement.

Il lui balbutie à l’oreille comme imperceptiblement : « votre visage, mademoiselle, exprime toute la joie du monde… ».

Entre nous soit dit, ce n’est pas la première fois qu’il emploie une telle formule à l’adresse de jeunes filles, qu’il veut séduire.

Et contrairement à tout à l’heure, où elle avait réagi négativement à ses avances, cette fois-ci, elle se tait. Elle hésite; elle veut même lui répondre, peut-être même en le rabrouant comme tout à l’heure, mais elle en est empêchée mystérieusement.

Son silence l’encourage à poursuivre en ces termes : « Je suis sûr qu’avec vous l’amour innocente la mort. Enfin, un peu ».

Il y a de quoi être interloqué, car Maud n’a jamais entendu ou lu de la ‘poésie’ de ce type, aussi inattendu et curieux, pour ne pas dire baroque. Pourtant, elle est une lectrice assidue de la poésie moderne, depuis Rimbaud, Mallarmé, Lautréamont, jusqu’aux poètes français contemporains, en passant par l’incontournable Apollinaire.

Elle se décide enfin à lui parler :

-Monsieur est un peu poète, à ce que je constate…

En avouant timidement qu’il est poète, il ajoute que le dernier commentaire qu’il lui a récité est de lui, l’ayant composé la veille à l’hôtel sans savoir le moins du monde qu’il allait le réciter le lendemain à la créature de rêve qu’elle est.

Il récidive : « Oui je crois au devoir, que dis-je, au miracle d’ange dans l’amour humain ».

Cette poésie(?) ne plaît pas autant à Maud qu’elle l’intrigue. Et sur ce plan, Jacques a réussi à attirer son attention.

-Pourquoi vous êtes vous décidée à passer vos vacances dans cette ville féerique ?

La réponse ne se fait pas attendre, puisqu’elle lui répond qu’elle l’a déjà visitée une fois, avec ses parents, lorsqu’elle avait cinq ans, et qu’elle a quasiment tout oublié de ce voyage, à l’exception d’images confuses et fugaces, sans consistance.

-Et vous ?

-Non, moi je suis né à Casablanca, mais mes parents se sont installés en France, dès l’indépendance du Maroc. Je n’avais alors que deux ou trois ans. Ce qui fait que tout ce que je sais du pays, et de Fès, en particulier, est d’origine livresque, car j’ai beaucoup lu sur ce pays.

-Ah bon… !

Donc, nous sommes tous les deux dans la même situation ou presque ?

-Tout à fait !

Nous connaissons Fès sans la connaître vraiment.

Justement, nous sommes juste en face de l’une des plus belles demeures de Fès, selon les guides touristiques, c’est le Palais Mnebhi.

Est-ce que nous y entrons ?

-Pourquoi pas !

-Il est un peu sombre, n’est-ce pas, lui dit Maud. J’ai lu dans un des guides qu’il fut un temps où il était à ciel ouvert. Et je ne comprends pas pourquoi on l’a, malencontreusement, coiffé d’un toit.

-C’est vrai, note Jacques, que les gens qui y ont habité du temps où il était en prise directe sur le ciel, devaient être des gens heureux.

-Lorsque j’entre dans une maison, j’ai toujours la sensation de sentir la présence des personnes qui l’ont habitée dans le passé. Ma famille et mes autres proches ont toujours prétendu que j’avais un peu des dons de médium.

-C’est vrai ?

-Oui, mais n’exagérons rien.

Ils s’assoient et commandent un thé à la menthe.

Le guide en titre du palais, un Chérif Alaoui, se joint à eux, sans y être invité par le couple. Il leur fait l’historique du lieu:

-Le palais a été construit par le ministre marocain Mnebhi, au tout début du XX è siècle, en lieu et place de Dar Essika, soit le bâtiment officiel où l’on battait monnaie.

.Lyautey, le premier Résident Général de France au Maroc, y a habité.

.Le premier Congrès médical jamais organisé au Maroc, fut tenu là.

.Les festivités du retour du leader nationaliste marocain au Maroc, Allal el Fassi, libéré de son exil gabonais par le Résident Général Eirik Labonne, furent célébrées dans les lieux en juin 1946.

-Maud l’interrompt, tout cela est bien beau, mais ce qui m’intéresse, ce n’est pas les aspects officiels du palais, qui certes sont édifiants, mais plutôt les personnes bien individualisées qui y ont habité.

Il hésite un peu, car il ne possède aucune information à cet égard. Il va alors consulter sur-le-champ, le propriétaire du palais, Sentissi, qui éclaire alors sa lanterne: une seule et unique famille a jamais habité le palais, et ce, plus de trois décennies durant, depuis qu’elle l’avait achetée à Mnebhi: c’est celle des Bel-‘Issawi Waqwaquou.

Maud reste rêveuse cinq bonnes minutes. Elle médite je ne sais sur quoi. Elle ne répond même pas à Jacques qui lui parle. Elle ne touche plus à son verre de thé. Elle n’est plus en admiration, comme au moment où elle a foulé le sol du palais, devant son faste décoratif, lequel est d’une beauté inouïe.

Impossible de lui adresser la parole, car depuis quelques minutes déjà, elle a fermé carrément les yeux.

Le Chérif Alaoui, perplexe sur l’attitude de Maud, sort de table.

Lorsqu’au bout d’un instant qui semble interminable à Jacques, elle finit par rouvrir les yeux, elle persiste dans son mutisme, et elle est en larmes.

Comprenant qu’il est désireux de savoir ce qu’il en est, Maud lui dit qu’elle lui expliquera plus tard ce qui lui est arrivé.

Jacques commande des limonades.

Maintenant, Maud a repris tous ses esprits.

Elle devise dorénavant avec son compagnon de fortune, comme s’ils se connaissaient de longue date, ou du moins en apparence.

Le chérif Alaoui retourne à leur table, pour continuer son commentaire sur les décorations uniques à Fès des deux salons d’apparat qui se font d’ailleurs face. Il leur dit, notamment que de très grandes quantités d’or ont dû servir à cette fin.

Mais devant le silence de Maud, qui reprend, il finit par s’en aller pour ne plus revenir.

-Je dois revenir ici, je dois revenir ici, je dois revenir ici…dit-elle, comme si elle se parlait à elle-même.

Jacques est visiblement très déçu, car il comprend que Maud n’aura pas le cœur dans les jours qui suivent, à l’amour, mais à ce qu’elle a senti ou pressenti dans le palais. Il sait qu’il serait très mal venu de lui manifester la moindre attention charnelle, si infime soit-elle.

Ils quittent enfin le palais.

Maud décide de retourner sur-le-champ à sa chambre au palais Jamaï.

Et c’est presque imperceptiblement qu’elle répond par l’affirmative à la question de Jacques: allons-nous nous revoir ?

Elle lui permet tout de même de lui donner son nom complet, le nom, l’adresse et le numéro de téléphone de l’hôtel, ainsi que le numéro de sa chambre.

Sans le lire, elle engouffre le bout de papier qu’il lui avait tendu dans son sac à main, et court, évidemment seule, comme une folle, en direction de son hôtel.

Elle s’enferme dans sa chambre, je ne sais combien de jours.

Comme elle voyage seule, personne ne s’en inquiète. Quant à Jacques, en homme du monde, il sait qu’il doit la laisser tranquille un certain temps avant de la contacter.

Jamais auparavant elle ne s’est trouvée dans cet état. Certes, elle eut quelques visions, quelque légère communication avec quelques morts de la famille, bref une expérience ténue de l’au-delà et de ses infinis, mais c’était sans commune mesure avec ce qu’elle vient d’expérimenter à Dar Mnebhi.

Peu à peu elle se relève de sa léthargie.

Pour la première fois, depuis son retour précipité à l’hôtel, elle ouvre les fenêtres de sa chambre et revoit ainsi la lumière du jour.

Durant sa réclusion, elle n’a pas pensé un seul instant à Jacques.

Elle prend son petit déjeuner en plein air. Il fait très beau, car on est en mai, et les grosses chaleurs de l’été n’ont pas encore commencé à s’abattre sur la ville.

Elle médite les yeux ouverts sur les intenses émotions qu’elle a ressenties au Palais Mnebhi.

Elle reprend peu à peu goût à la vie.

Sur quoi, elle marche un peu à l’aveuglette dans la médina, évitant d’aller dans la direction du palais, peut-être inconsciemment.

En regardant une jeune femme parler au téléphone dans une cabine publique, elle se souvient de Jacques. Elle l’appelle. Ils se donnent rendez-vous, dans la demi-heure qui suit, dans un café de Bab Boujeloud.

Je pense qu’il est inutile que je vous offense en vous révélant que depuis la dernière fois, il n’a pas cessé de penser à elle, car vous devez vous en douter.

Ils se font la bise, comme de vieux copains.

Jacques évite en gentleman d’évoquer l’’incident’ de Dar Mnebhi. Mais il n’a qu’une idée en tête: tout faire pour lui plaire.

Elle ne tardera pas à se rendre compte de son petit jeu. Mais elle fait mine de ne pas y faire attention.

Quoi qu’il en soit, elle a la tête ailleurs. Et même dans le cas contraire, elle prendrait une attitude neutre, voire désintéressée.

C’est elle qui ouvre le débat sur la question, au grand mécontentement de Jacques, qui sait qu’un tel sujet l’éloigne beaucoup de son but.

Elle lui fait carrément une révélation. Ecoutons-là :

« Jusqu’à présent, mes facultés quelque peu visionnaires étaient tout à fait secondaires dans mon existence, mais je suis convaincue qu’il ne saurait être encore le cas à l’avenir, après le choc terrible que je viens de subir dans le palais Mnebhi. Dorénavant mes dispositions à voir ce que les autres ne voient pas, ne sauraient, comme avant, être considérées par quiconque comme une espèce de soupente de mon destin. Dans le passé, il m’était même arrivé de hausser les épaules, lorsque je prenais conscience que je n’étais pas comme les autres. Maintenant, je les prendrais très sérieusement en considération. A mon corps défendant, cela va de soi… Que je le veuille ou non, je suis obligée de retourner au palais… Je sais que c’est paradoxal, et que l’on peut me traiter de masochiste ».

Pour illustrer son propos, elle prend l’exemple audacieux, à ses propres yeux- d’habitude, elle est très pudique- de la mante religieuse, qui est poussée irrésistiblement vers la mort, pour des raisons sexuelles. Elle sait qu’elle mourra à l’issue de son accouplement avec le mâle, mais aucune force ne pourra la sauver, à commencer par la sienne propre. L’instinct de survie est alors anéanti chez elle.

Jacques n’a pas d’autre choix que de la suivre sur sa voie. Et donc, toutes leurs discussions tourneront, ou du moins dans un avenir proche, autour des mystères du palais Mnebhi, car c’est ainsi qu’il faut les appeler; sinon, Maud n’y aurait pas eu le malaise que l’on sait, et dont elle est certaine qu’il est de nature para- normale.

En homme du monde, il prend soin, après de longues minutes de silence, où l’ange ne passe pas, de relancer la discussion avec elle en abordant un thème connexe, parallèle, pour ne pas remuer le couteau dans la plaie.

Certes, il n’est pas considérablement au fait de la parapsychologie, mais ses lectures, nombreuses sur tout sujet, lui permettent de mener très honorablement un débat en la matière. Elle est en proie à un bataillon mélancolique de sentiments contradictoires, car elle est tout à la fois d’accord et non avec Jacques. Elle est prise dans un tourbillon de peine(s). Comme si elle regrettait d’entrevoir quelques pans du mystère, quel qu’il soit.

D’après elle, elle s’en serait passée très volontiers.

Elle refuse de commenter les citations de Jacques qu’elle vient d’entendre.

Elle se met à réfléchir, ou à méditer à voix haute.

Elle se suggère à elle-même plus qu’à Jacques cette proposition : une réalité, la réalité, le monde, nous les observons comme une silhouette. La réalité ne prend en vérité de la consistance que dans l’esprit.

-Chère Maud, lui répond Jacques, tu me sembles bien kantienne !

-Certainement, comment aurions- nous été capables d’appréhender le monde sensible sans nos catégories intellectuelles ?

-Mais je pense, au fond, que tu es plus platonicienne que kantienne.

-Oui, mettons…

…Nous nous éloignons beaucoup de notre propos. Ce que j’entendais par ma formule, c’est que le mystère après tout ou avant tout, plutôt, recouvre tout le monde qui nous entoure, …Un point c’est tout.

D’accord, je suis parfaitement consciente que nous n’évoluons pas dans le monde comme des semi- aveugles, et que Dieu a si bien fait les choses que nous n’avons pas de difficultés majeures à vivre l’univers, oui, à vivre l’univers.

Cependant, il reste comme un reliquat irrépressible qui est beaucoup plus flou qu’une silhouette. J’en expérimente moi-même une partie infinitésimale.

Mais quoi qu’il en soit, j’admets la suprématie de l’esprit sur nos capacités sensorielles à appréhender le monde.

Mais qu’est ce que l’esprit ?

Que savons-nous de lui ?

L’esprit, nous en sommes dotés, mais nous n’en connaissons qu’une petite partie, d’après les spécialistes du cerveau.

Il est quand même curieux, je me répète, que nous ignorions l’essentiel de ce qui est en nous. Comparaison n’est pas raison, c’est comme si le propriétaire d’une maison, qu’il habite du reste, depuis des décennies, ignorait très largement comment elle est agencée et ce qu’elle contient.

Peut-être, je dis bien peut-être, pour une question, de pure sensibilité aux êtres, aux choses, et tout compte fait, au monde- il ne faut pas oublier que l’affect est à la base de toutes les activités humaines, sans exception aucune, comme l’a très bien montré Piaget- telles ou telles autres personnes sont capables de mobiliser, à la différence de Monsieur tout le monde, certaines de leurs capacités mentales que les scientifiques connaissent très mal, pour ne pas dire qu’ils les ignorent complètement; en quoi elles percent seuls certains mystères.

Et crois-moi, je n’en suis pas du tout fière, car je m’en trouve désarçonnée à un point que tu ne peux pas deviner.

-Jacques qui écoute très attentivement Maud, se permet cette observation: mais les hommes, qu’ils soient doués ou non de facultés extrasensorielles, constituent une catégorie bizarre: ils demandent sans cesse à la cécité de leur raconter la vue. Ils demandent sans cesse à la vie, au monde, de leur raconter l'invisible, Dieu, l'au-delà, le mystère.

-Oui, c’est tout à fait cela. Si ce n’est, et c’est ce que j’essaie de te dire depuis tout à l’heure, que les gens comme moi souffrent beaucoup à cause de leurs dons qui sortent de l’ordinaire.

-Je ne le savais pas. Je pensais au contraire qu’ils doivent en être très heureux.

-Je t’explique….Je vais essayer d’être très brève: le palais est hanté. Lors de notre passage dans les lieux, j’ai été visitée, ou du moins, je le pense, par deux esprits.

Et comme tu dois le savoir, les maisons ne sont pas hantées pour tout le monde. Cela tient à cette sensibilité particulière dont certains doivent être dotés, pour en sentir la présence.

-Tu m’as déjà dit, ou du moins, c’est ce que j’ai cru comprendre, que la meilleure manière d’en « guérir » en quelque sorte, c’est de revenir à Dar Mnebhi, et que c’était pour toi une obligation absolue à laquelle tu ne peux pas du tout te soustraire.

-Exactement !

-Nous y allons, alors !

-Non, c’est plus compliqué que cela.

-Comment cela ?

-Il me faut prendre des précautions?

-Comment peux-tu être si sûre qu’il faut mettre des gants à cette fin ?

-Non, tu n’y es pas du tout. Je sais intuitivement que je dois y passer des nuits, car les esprits sont des entités de l’obscurité….

-Tu m’étonnes, car la dernière fois, nous y sommes allés de jour, mais tu as eu quand même des contacts avec eux.

-Nuance, de jour, on peut, selon certaines circonstances, sentir leur présence, évidemment à leur exclusive initiative.

Mais cette fois-ci, comme c’est moi qui ai besoin, d’entrer en communication avec eux, je suis astreinte à leurs conditions. Lorsqu’on veut les contacter, on ne peut le faire que de nuit. Et comme ils sont capricieux, et qu’on ne peut pas prendre rendez –vous avec eux (tu parles ! Prendre rendez-vous avec ces entités d’un autre monde, tu parles d’un rendez-vous !), l’on est obligé d’y passer la nuit. Peut-être ont-ils ainsi l’opportunité de nous observer avant d’accepter de se manifester à nous.

-Est-ce dangereux ?

-C’est toujours dangereux !

-Et maintenant, il se pose le problème de la manière de procéder pour y passer la nuit, car le palais est un restaurant, et pas un hôtel.

-C’est toute la question.

-Eh bien, nous nous en arrangerons d’une manière ou d’une autre. On verra.

Que penses-tu, faut-il nécessairement y passer la prochaine nuit ?

-Non.

-Et puis, tu ne vas tout de même pas y aller toute seule, que ce soit de jour, pour préparer le coup si je puis dire, ou de nuit…

-Evidemment…

Es-tu prêt à m’accompagner dans les deux cas de figure, car c’est peut-être aussi périlleux pour toi que pour moi ?

-Naturellement, je ne vais pas te laisser entre les griffes de ces jinns !

Pour les beaux yeux de Maud, Jacques est prêt à se jeter dans la mer, même s’il ne sait pas nager.

Vous imaginez bien qu’il a déjà commencé à l’aimer.

Ils dînent ensemble, et Jacques raccompagne Maud jusqu’à l’entrée de son hôtel, sans plus. Il lui donne rendez-vous le lendemain matin, pour le petit-déjeuner, au café La Renaissance, en ville nouvelle.

Le lendemain matin, dès qu’ils ont terminé de prendre leur petit déjeuner, ils décident de se rendre au palais.

En un tournemain, ils obtiennent du Chérif Alaoui le droit de passer la nuit dans le palais. Ils avaient très habilement avancé des arguments d’ordre esthétiques et poétiques, désireux, selon eux, de jouir des splendeurs des lieux, la nuit, afin de mieux écrire sur eux, en écrivains qu’ils sont tout deux.

Ils s’attendaient à ce qu’il leur demande une contrepartie financière pour son autorisation, mais il n’en a rien été. Jacques et Maud convinrent qu’ils lui feront un beau cadeau une fois que tout sera terminé.

Ils quittèrent le palais très satisfaits, car ils ne pensaient pas qu’ils allaient parvenir à leurs fins aussi facilement.

 

Le rendez-vous avait été pris pour minuit, sachant que le Chérif Alaoui doit les faire pénétrer par une porte dérobée dans une pièce aménagée au pied levé  comme chambre à coucher.

De même qu’il a été entendu entre eux qu’ils auront les coudées franches dans tout le palais, et qu’aucune porte ne sera fermée, de sorte qu’ils puissent y évoluer à leur guise.

Maud, surtout, passe toute la journée dans une sorte de surexcitation où se mêle à la fois la joie et l’effroi, pour des raisons aisées à comprendre.

Mais Jacques a le bon goût de ne pas évoquer avec elle ce qu’elle compte entreprendre dans le palais, une fois qu’ils y seront, passé minuit.

A l’heure dite, on les introduit dans le palais.

Ils avaient fait une longue sieste, chacun dans sa chambre d’hôtel, sachant qu’ils allaient passer une nuit blanche, et très mouvementée pour le moins, en plus.

La pièce se révèle être un dépôt de tapis sentant très fortement la laine, comme de juste.

Sur le sol git une natte en guise de lit, deux oreillers, et quelques draps.

Maud est décidée pour l’instant à n’allumer aucune lumière, et à n’utiliser qu’une lampe de poche.

Le cœur noué, Maud, flanqué de son aimable accompagnateur, se promène-le mot est vraiment mal choisi- dans tous les coins et recoins du palais.

Vers quatre heures du matin, épuisés tout deux, ils s’endorment sur la natte, comme frère et sœur.

Comme convenu avec le Chérif Alaoui, ils doivent quitter les lieux à six heures du matin. C’est d’ailleurs ce dernier en personne qui les réveille en sursaut.

Ils partent à la hâte, chacun de son côté.

A l’hôtel, ils passent presque toute la journée au lit. Séparés, de toute évidence.

Le même schéma se répète encore cinq nuits de suite, sans résultats.

Maud commence à croire que le palais n’est pas habité par de mauvais esprits, comme elle en avait eu la cinglante sensation, la première fois.

C’est dire donc que les angoisses des premières nuits se sont un peu estompées.

Mais ce qui devait arriver arriva, la septième nuit, comme dans les horribles contes d’enfant.

Vers deux heures, Maud commence à vibrer de tout son corps. Elle en est comme électrifiée.

Jacques ne comprend rien.

Elle entrevoit dans l’embrasure de la porte d’entrée de la pièce deux silhouettes blanches et transparentes, une entité de sexe masculin et une autre, de sexe féminin, selon toute apparence.

Maud tremble de la tête aux pieds. Mais elle a le courage de se concentrer sur le phénomène qui se déroule sous ses yeux. Elle n’aura pas fait tous les sacrifices que l’on sait pour rien. Maintenant qu’elle est engagée, il faut qu’elle aille jusqu’au bout. Ce n’est pas le moment de flancher.

L’’homme’ s’adresse à Maud comme si sa bouche était recouverte de ses mains, en ces termes :

« Nous sommes Dalil et Dalila, pas les Samson et Dalila de la Bible.

Nous sommes zoroastriens, et donc des adorateurs du soleil, comme d’autres jinns sont juifs, chrétiens, musulmans, bouddhistes, etc...

Ne me demandez pas pourquoi nous avons embrassé une telle religion...

…Nous avons beaucoup erré avant de nous fixer sur ces lieux, pour une raison très simple: ils sont enchanteurs !

…Nous avons fait beaucoup de dégâts aux habitants successifs du palais, et particulièrement aux Waqwaquou.

Nous y reviendrons.

Dieu nous avait damnés car nous sommes issus de relations incestueuses ».

Contrairement à ce que l’on pourrait croire, et maintenant qu’elle a tout loisir de les observer, ils sont moins, disons, moins fantomatiques qu’elle ne l’a cru au début. Peut-être, depuis le premier regard qu’elle leur a porté, ils ont changé d’aspect: ils semblent plus réels, et même plus humains.

Leurs corps harmonieux, n’ont rien à voir avec les fantômes classiques, ces espèces d’entités indéfinissables habillées de draps blancs flottants.

Leurs yeux sont d’un bleu extrêmement foncé, qui donne la chair de poule.

Ils ne laissent pas le temps à Maud de leur poser des questions.

Jusqu’à présent, faut-il le répéter, c’était l’homme qui s’était exprimé. C’est au tour de la femme de prendre la relève :

« Nous aimons à pareille époque venir chaque année passer nos vacances ici à Fès, car c’est la période la plus belle de l’année ».   

Jacques frisonne de peur: il sent lui aussi une présence étrange, mais il ne voit pas le couple d’esprits vacanciers, pas plus qu’il n’entend leur propos.

Même Maud, qui en sait long sur ce genre d’êtres condamnés à être des âmes en peine jusqu’à la fin des temps, s’étonne qu’ils parlent autant. Généralement, ou du moins c’est ce qu’elle sait, ils parlent peu, et de manière monosyllabique, alors que Dalil et Dalila parlent presque distinctement, en dépit de l’espèce d’écran acoustique dont sont couvertes leurs voix.

Maud veut bien placer un mot. Mais c’est peine perdue.

C’est au tour de l’homme de reprendre la parole : « C’est nous qui avons changé le petit Sidi Driss, en 1924. Mais nous avons commis d’autres méfaits dans le palais ».

Ils ne donnent aucune chance à Maud de demander des explications à ce sujet.

Dalil poursuit : « C’était plus fort que nous, ses piaillements nous ont mis hors de nous. Nous nous sommes vengés de lui. Nous voulions passer des vacances tranquilles. Mais c’était impossible.

Sans oublier que Sidi Driss venait pratiquement de naître, et que selon nos traditions jiniesques, nous sommes maléfiquement attirés par le sang de l’accouchement.

Nous savons beaucoup de choses, bien plus que les savants actuels les plus réputés, sans oublier que nous lisons énormément.

Il poursuit : « En vérité, pour le petit Sidi Driss, on n’avait pas pris toutes les précautions, et nous, nous en avons profité.

Lorsqu’on dit que nous sommes, parmi nos congénères, des esprits du mal, c’est que c’est vrai.

-Maud ose demander, qui est le petit Driss ?

-Tu auras le temps de savoir qui c’est, en son temps.

-Nous partons et nous vous laissons vous reposer.

Le reste de la nuit se passe sans histoires. Ce qui permet à Maud et à Jacques de dormir dans une certaine quiétude. Sans se frôler, fut-ce une seule fois.

Le matin, c’est le même scénario qui a lieu, à cette différence près qu’ils ne vont pas se quitter comme les dernières fois, et qu’ils vont passer toute la journée ensemble.

Maud, pour la première fois depuis l’incident du palais, se sent comme délivrée d’un étrange mal, bien qu’elle sache que l’histoire n’est pas terminée.

Pour la première fois aussi, elle se laisse aller à certaines confidences avec Jacques, mais sans grande portée. Mais il s’agit d’une nouveauté.

L’après-midi, ils ne regagnent même pas leurs chambres pour la sieste.

Et minuit venu, ils reviennent au palais.

Maud a attendu Dalil et Dalila deux bonnes heures, sans résultat.

Ils étaient sur le point de se coucher lorsqu’ils entendent un sifflement aussi bizarre que sinistre émanant du patio du palais.

Jacques étant endormi, elle sort munie de sa lampe de poche, toute seule, empruntant le couloir conduisant au patio. Elle tremble de peur, ne sachant à quoi s’attendre.

Soudain, elle se trouve tête à tête avec une silhouette des plus horribles, noire et aux contours indéterminés.

On est loin de la forme générale de Dalil et Dalila.

A priori, on ne sait si c’est une femme ou un homme.

La chose s’adresse à Maud en ces termes. Sa voix est claire et distincte:

« Je suis une ancienne princesse mésopotamienne datant du temps de Hammourabi, qui erre depuis dans le monde, d’une contrée à une autre.

Je m’appelle Wi-Pa. Je suis d’ailleurs accompagné de mon mari, Astershergafdelfimilemfalotslequies.

Comme tu le constates, je ne dois pas mesurer plus de 66 centimètres de haut, et lui approche les deux mètres trente.

Dieu n’a pas voulu recevoir notre âme dans l’isthme des justes, après notre exécution, suite à notre condamnation à mort pour un crime atroce que nous avions commis sur la personne d’un enfant de deux ans, pour des raisons que je ne t’expliquerai pas.

Dalil et Dalila, à qui tu as déjà parlé, qui sont nos copains en fantomitude, sont des exemples de gentillesse et d’amabilité, par comparaison à mon mari et moi, qui sommes, au contraire, d’une barbarie que tu ne peux imaginer.

Comme eux, nous sommes en villégiature dans ce beau palais, à l’exemple de nombre de mauvais esprits venus du monde entier à la même époque, pour la douceur qui règne alors dans cette villa ancienne.

J’ai pris la physionomie-et en fait bien plus- de l’esclave Dada Minata(que tu ne connais évidemment pas) du propriétaire de ce palais, Mohamed Waqwaquou, qui repose, elle, en paix, et qui n’a rien à voir avec les esprits malins de notre espèce.

Maud constate horrifiée, que Wi- Pa porte une robe longue en cuir noir sertie de coquillages.

Elle rebrousse chemin pour aller vomir aux toilettes.

Dès qu’elle en sort, elle se trouve à tête avec

Wi-pa, flanqué de son  Astershergafdelfimilemfalotslequies, qui doit se baisser pour ne pas toucher le plafond, et qui jusqu’à présent n’a pas prononcé un seul mot.

D’ailleurs, pendant toute la conversation, si on peut l’appeler ainsi, il continuera à se taire, car il est muet comme une pierre.

Wi-Pa, en se répétant, lui dit : « Avec nous, c’est une autre paire de manches, cela ne va pas se passer comme avec Dalil et Dalila, qui de tous les vacanciers de ce palais, sont les plus doux et les plus gentils.

Donc, attends-toi au pire avec nous. Pour te débarrasser de nous, les épreuves qui t’attendent dépassent de loin celles que Harrison Ford, ce triple idiot raciste, comme on peut l’être très rarement, a eu à subir virtuellement dans la débile série ‘Indiana Jones’. Alors que toi, tu dois les surmonter dans la réalité la plus cruelle. 

Maintenant va dormir, lui dit –elle, demain soir on avisera ».

Il va de soi que Maud passera le reste de la nuit, dans la terreur, et que de ce fait, elle ne fermera pas l’oeil jusqu’au lever du soleil.

Cher lecteur, comme vous m’êtes très sympathique, j’éprouve quelque appréhension à vous narrer par le menu toutes les ordalies, pas divines, mais sataniques, funestes, par lesquelles elle est passée.

Mais je voudrais les résumer à l’extrême.

Tout d’abord, Wi-pa et Astershergafdelfimilemfalotslequies décident de la tenir prisonnière, 29 jours et 29 nuits au palais, en prenant soin de la rendre illico presto invisible.

La mésaventure dure 29 jours.

Lorsque Jacques se lève le matin et qu’il ne la trouve pas, il la cherche partout, en vain. Il éclate en sanglots, étant convaincu qu’elle est perdue à jamais.

Il se sauve, sans même prendre soin de fermer après lui la porte du palais.

Elle subit diverses tortures physiques et psychologiques, innommables. Mais il y en a une que je ne peux pas ne pas vous raconter, pour sa barbarie: on lui verse de l’huile d’olive vierge dans le bas ventre.

Elle se tort de douleur comme de juste.

Et lorsqu’elle leur pose la question :

Pourquoi moi ?

Elle a droit à cette réponse :

-Pourquoi, faut-il que de toute la faune humaine qui nous laisse tranquille, il y en ait un représentant, en ta stupide personne, qui ose venir nous déranger dans notre douce villégiature; cela t’apprendra ce que coûte un tel acte abject ?

Dalil et Dalila tentent à plusieurs reprises d’intercéder en sa faveur, en vain.

Dans l’adversité qui est la sienne, elle a voulu une fois poser la question de savoir pourquoi Wi-pa et Astershergafdelfimilemfalotslequies s’attaquent à elle, à l’exclusion de son camarade Jacques, mais elle n’en fait rien, car elle a déjà la réponse, à cause de sa sensibilité évidente -insoupçonnée à ses yeux, ou du moins jusqu’à l’incident du palais Mnebhi- pour les choses de l’invisible.

Croyante de tout temps, elle ne cesse de prier le Seigneur de la sauver des griffes hideuses de ce couple de malheur.

La prière, durant ces jours et ces nuits épouvantables, l’a aidée considérablement.

Dieu exauce les prières de ceux de ses fidèles qui sont dans le besoin extrême.

A l’échéance du délai, que Wi-pa et Astershergafdelfimilemfalotslequies lui avaient imparti, ils la rendent visible de nouveau.

Elle se retrouve en plein jour dans le palais, au milieu des clients et des serveurs qui vivent en direct ce phénomène de génération spontanée.

Il est de ces formules courantes que l’on ne peut pas ne pas utiliser, même si elles sont émoussées par l’usage: elle ne sait pas où se mettre.

Mais en dépit de son désarroi, elle a quand même assez de présence d’esprit pour se souvenir que ses malheurs avec Wi-pa et Astershergafdelfimilemfalotslequies ne sont pas terminés, et que pour qu’ils lui donnent leur définitive et satanique absolution, selon Wi- pa, il faut qu’elle trouve le moyen de son salut elle-même, lequel(je vous le précise à l’avance) se trouve déjà dans son cœur, sans qu’elle s’en rende compte.

Il va de soi que cette condition, pour énigmatique, qu’elle est, va mobiliser les prochains jours, toutes ses facultés intellectuelles et affectives.

Sale et ayant toutes les apparences d’une bohémienne qui n’a pas dormi dans un lit depuis 17 ans, elle prend la décision de se rendre à son hôtel, mais elle change sur-le-champ d’idée, et prend la direction de celui de Jacques, étant convaincue qu’il était déjà retourné en France, pour être déjà arrivé au terme du séjour qu’il devait accomplir à Fès.

Qu’elle n’est sa joie d’apprendre qu’il est toujours là, mais qu’il ne se trouve pas sur le moment dans sa chambre. Elle lui laisse ce mot !

« Bonjour, je suis de retour, contacte-moi s’il te plaît à mon hôtel ».

Décidément, en matière de laconisme, du reste, sans commune mesure avec ce qu’elle vient de vivre, on ne peut pas faire mieux.

Mais il est aussi évident qu’elle n’allait pas lui raconter ses malheurs dans le mot en question.

Lorsqu’elle regagne son hôtel, le concierge appelle à la hâte le Directeur qui arrive en courant.

-Comment Mademoiselle, on a averti la police, on a cru qu’il vous était arrivé un malheur.

Votre ami Jacques a été interrogé par la police à diverses reprises. Je le sais parce qu’il me l’a dit. Depuis quelques semaines, il vient demander après vous au moins dix fois par jour. L’avez-vous rencontré ?

Que vous est-il survenu ?

Mademoiselle, on ne disparaît pas comme cela en terre civilisée ?

-Maud, qui est d’une grande agilité mentale, trouve un alibi tout de suite: je suis parti à Taroudant avec un homme dont j’avais fait la connaissance la veille de ma disparition.

-Mmmm, fait le Directeur en regardant ses subordonnés d’une manière qui signifie qu’il y a du sexe dans l’affaire.

Sur ces entrefaites, Jacques rapplique.

Ils se jettent dans les bras l’un de l’autre, en sanglotant comme des enfants.

Le Directeur et ses subordonnés ne comprennent rien. Ils chuchotent: en matière de couples, l’immoralité est décidément de mise chez ces dépravés et satanés Occidentaux !

Le concierge dit même que s’il était à sa place, il l’égorgerait séance tenante !

Maud et Jacques les ont entendus, distinctement. Mais ils n’en ont cure.

Maud prend une nouvelle chambre, où Jacques la suit, mécaniquement.

Sitôt dans la chambre, Maud lui pose cette question :

Qu’as-tu dit à la police pour ce qui est de ma disparition ?

-Sa réponse est fulgurante : je leur ai dit que tu étais parti avec un autre homme au sud du Maroc.

Maud fait éclater sa joie en s’écriant et en levant les mains au ciel: comment une telle communication de pensée a-t-elle pu se produire ?

C’est un miracle !

Je finirais par croire que mes modestes capacités de médium ont commencé à déteindre sur toi.

-Qui sait, répond-il ?

-Je me douche et je te raconte tout.

Et elle lui raconte tout.

Ils s’enlacent.

Leur étreinte, c’est la renaissance après la mort dans un Eden terrestre.

 

Dans pareille situation, n’importe quel autre homme amoureux aussi intensément que Jacques, croirait son aimée, même si elle lui jurait que le jour était apparu en pleine nuit, la veille.

Jacques, une fois qu’il a desserré son étau (c’est vraiment le mot) sur elle, n’a besoin d’aucun autre détail à même d’expliciter davantage ce qu’elle vient de vivre.

Maud lui dit: en somme, le couple de fantômes m’a explicitement affirmé que pour qu’il annule l’emprise qu’il a sur moi, il faut que je cherche dans mon cœur le moyen d’y parvenir.

-Ceci étant, lui dit-elle, je ne vois vraiment pas ce que contient mon cœur qui soit susceptible de contrecarrer ce terrible ascendant que Wi-pa  et Astershergafdelfimilemfalotslequies ont sur moi.

-Comment, après tout ce qui t’est arrivé, il se fait que tu sois capable de retenir le nom, surtout du fantôme mâle.

-Je ne te l’ai pas dit, mais c’est au travers de véritables supplices que j’ai fini, sous leur contrainte, cela va de soi, par apprendre par cœur le nom du mari.

-Ainsi, si tu dois chercher dans ton cœur le remède, pourquoi ne pas t’y mettre le plus vite possible ?

Interroge ton cœur comme dit si bien la chanson !

-C’est facile à dire !

Entendent-ils par là que je dois chercher plutôt dans mon passé un événement susceptible de me sauver ?

-Qui sait ?

-Peut-être dans mon enfance, y aurait-il quelque chose à glaner pour assurer mon salut !

-Peut-être.

Tout cela est bien beau, mais je ne suis pas encore revenue à mon état normal. Je sens encore leur présence, même si cela n’a rien à avoir avec ce qu’ils m’ont imposé comme exactions de toutes sortes, au palais, qui d’ailleurs ne mérite pas ce nom, après tout ce que j’y ai vécu.

-Je suis bien d’accord avec toi. Mais n’oublie pas que nombre de bâtiments très anciens, luxueux ou non, sont des lieux de prédilection pour les revenants.

Je n’en connais pas la raison. Les fantômes préfèrent l’ancien au nouveau. Peut-être parce qu’ils sont eux-mêmes anciens, et qu’ils se trouvent mieux à leur aise dans des habitations qui leur rappellent leur existence terrestre, avant qu’ils ne soient damnés.

Souviens-toi, la notion de fantôme de l’opéra est assez récurrente dans la littérature.

-Je suis lié par eux par une autre contrainte : je dois revenir encore et encore au palais, jusqu’à ce que je retrouve par moi-même la solution à mon mal. Autrement, ils ne lâcheraient pas prise.

-Et donc, nous allons de nouveau y repasser ensemble des nuits.

-Si cela ne te dérange pas !

Les nuits suivantes, selon le même processus que par le passé, sont néanmoins plates, comme un lac calme par un jour où le moindre vent est absent.

Il ne se passe absolument rien d’anormal.

Mais la possession, ou du moins ce qu’il en reste, est encore de mise.

Et la solution ne pointe pas à l’horizon de l’intellect de Maud.

Que faire mon Dieu, se lamente-t-elle souvent ?

Un jour, au petit matin, ils quittent à la hâte le palais, mais ils décident d’y revenir pour le déjeuner.

Uniquement pour meubler leur temps.

A peine attablés, le Chérif Alaoui vient à leur rencontre.

Il est assez poli pour ne pas remettre sur le tapis la question de la disparition de Maud, ayant appris entre-temps qu’elle avait quitté Jacques pour un homme, paraît-il un Allemand grand et blond, pour l’accompagner dans une vile du sud du Maroc, qu’on ne lui avait pas spécifiée.

Mais les regards qu’il porte sur eux montre bien qu’il est au courant de l’escapade amoureuse de Maud.

Et en s’empressant de les quitter, il leur annonce, une fois debout qu’il avait oublié de leur communiquer toutes les coordonnées d’un certain Latif Waqwaquou, revenu au palais, lieu de sa naissance, comme en pèlerinage, quelques mois plus tôt. Il précise qu’il les lui a remises pour tout visiteur du palais désireux d’en savoir plus long sur le palais Mnebhi.

Et Maud et Jacques de les lui demander.

Il leur tend un bout de papier contenant les informations en question.

Et il ajoute : il paraît que c’est un écrivain, mais j’avoue que je n’ai rien lu de lui.

Maud et Jacques abandonnent sur le champ l’idée de déjeuner au palais, pour aller me téléphoner depuis une cabine téléphonique.

Les appels demeurant sans réponse(je le saurai plus tard), ils décident de m’envoyer alors un e mail, dans un cyber- café du coin.

Même lorsque je suis en voyage, je consulte ma boîte mail.

En effet, je prends connaissance de ce mail, à la Bibliothèque Nationale, à Madrid.

Le voici :

« Bonjour Monsieur,

Je suis une universitaire française, qui aurais des questions à vous poser sur le palais Mnebhi, dont il paraît qu’il est le lieu de votre naissance.

Je suis prête à vous rendre visite à Rabat, quand vous en aurez le temps.

Je vous ai appelé à plusieurs reprises, mais il n’y avait personne au bout du fil.

Au plaisir de vous rencontrer très bientôt 

Maud ».

Je lui réponds instantanément que je suis à Madrid, mais que je serai de retour avec l’aide de Dieu, à Rabat, deux ou trois jours plus tard.

Après un échange de correspondance par cette voie miraculeuse, elle arrive à Rabat, et s’installe à l’Hôtel Terminus, qui se trouve à une minute de marche de la gare centrale de la capitale.

Nous nous donnons rendez- vous à l’entrée de l’hôtel, à 16 heures.

Que voulez- vous, il est des êtres auxquels vous donneriez sans sourciller la plus grande partie de l’air que vous respirez, de l’eau que vous buvez, du pain que vous mangez, de la joie que vous éprouvez, dès que vous les rencontrez la première fois.

Elle est entrée tout de suite dans mon cœur, selon l’adage populaire bien de chez nous.

La littéralité d’un très grand nombre d’expressions courantes au Maroc me plaît énormément.

Cinq minutes après nous être installés au premier café qui se présente, nous parlions déjà comme si nous nous connaissions depuis toujours.

Je ne voyais pas le temps passer. A 21 heures, nous en étions encore à parler.

Tout a été dit.

Elle m’a raconté ses infortunes fassies. Sachant que j’aurai à imaginer le reste, je décide tout de suite d’en faire un faux roman, en tenant à rester dans les limites de la vraisemblance.

Je dois spécifier que lorsque Maud m’avait appelé au téléphone pour la première fois, je lui avais demandé si elle avait bien les yeux clairs, elle m’avait répondu : comment le savez-vous ?

Je dois ajouter que j’avais rêvé qu’une jeune femme, petite de taille et aux yeux clairs, allait me téléphoner le lendemain.

Etonnée, elle me lance :

-Vous savez tout me concernant !

Connaîtriez-vous par hasard aussi le nom du beau-père de ma sage femme et le nom de son chien ?

Nous nous donnons rendez-vous le lendemain, au même endroit et à la même heure.

Et cette fois, je vais à sa rencontre, muni d’un exemplaire de mon livre-en fait je l’ai écrit dans une très large mesure sous la dictée de mon père- à tirage limité, et non disponible sur le marché, Sidi Driss m’a dit….

Je le lui offre en lui révélant que je n’avais donné un exemplaire de ce livre qu’à mon père, mon frère Hassan, et mes sœurs, ajoutant que le Bon Dieu a voulu qu’elle figure, du fait notamment de mon geste, en bonne place, parmi les personnes extrêmement chères à mon cœur que je viens de citer.

Je lui demande l’autorisation de l’appeler ‘Maud, ma fille’.

Elle en rougit de plaisir, voire de pudeur.

C’est sa manière d’accepter mon offre.

Nous nous asseyons à la même table du café de la veille.

Aussitôt que nous nous sommes assis, je lui dis : « Maud, ma fille, point n’est besoin de continuer notre débat dans un café, d’autant qu’une oreille indiscrète ou non, peut parfaitement capter une partie de notre conversation dont tu sais combien elle est confidentielle. Tu vas m’accompagner chez moi. Ma femme est mes enfants seront ravis de faire ta connaissance, j’en suis certain…. ».

-Volontiers.

Mais me permets- tu d’abord de t’appeler Tonton ?

-Avec plaisir.

Après les sympathiques embrassades, incontournables dans notre belle société marocaine, auxquelles elle se prête volontiers avec les membres de ma famille, nous nous installons chez moi au salon, autour d’un verre de thé à la menthe.

Dès que nous sommes prêts à parler, elle ouvre l’exemplaire du livre que je lui ai donné la veille, et j’ouvre le mien.

C’est elle qui lance les amicales hostilités : « Tonton, je n’ai pas commencé à lire le livre que tu m’as remis, car j’étais convaincu, et je le reste, qu’il vaut mieux que nous lisions ensemble les passages du livre qui s’accordent ou complètent ce que j’ai vécu dans le palais de ta naissance.

-Tout à fait d’accord, ma fille.

-Si tu permes, je voudrais aborder en premier cette terrible phrase : ‘Ils l’ont changé’.

-Allons à la partie du livre qui l’évoque; c’est aux pages 44 et 45; toi tu lis, à voix basse, entre tes lèvres, et moi à voix haute, car je vais être obligé, ce faisant, d’apporter des renseignements complémentaires, pour la bonne intelligibilité du texte.

Je te répète que c’est Papa qui raconte le fait :

« A la même période(c'est-à-dire à peine quelques jours après la naissance de Papa), des Ouazzanis

-accompagnant dans la nuit leur mariée à travers les rues de Fès, dans un vacarme de tous les diables, où se mêlaient la musique d’un groupe d’Ahl Touat, et les voix d’un groupe de Hmadchas et de Aïssaoua- sont parvenus à Souiqet Bensafi(notre quartier). Attirées par le bruit assourdissant, toutes les femmes de la maison, y compris les esclaves, sont montées à la terrasse pour assister au spectacle.

 

(Je profite de cette occasion pour te parler d’une tradition révolue que seuls les Chorfas ouazzanis pratiquaient: elle consistait en ce que la mariée fût portée par 12 fossoyeurs, de chez elle jusqu’au domicile de son époux, sur une sorte de dais, nommément une guebba, soit un support en bois surmonté d’une toiture en tissu, le tout capitonné luxueusement).

 

Mon père étant endormi, ils m’ont donc laissé tout seul en bas. Il faut que je te signale que mon père avait ordonné que sa femme ne monte jamais à la terrasse. Lorsque les femmes sont redescendues, elles ont trouvé que j’avais la tête fourrée dans le qadouss, (c'est-à-dire un orifice à même le sol, servant à l’évacuation des eaux) et que j’étais en pleurs. Elles m’ont récupéré et m’ont emmené chez Frouh(une nourrice de passage) pour qu’elle m’allaite. J’ai refusé son sein.

Mon père, réveillé par le boucan qui régnait alors dans la maison, est sorti en pleine nuit pour aller chercher Moulay Tahar Menjra, son meilleur ami et, en quelque sorte, son Directeur de conscience. Ce dernier a commencé à réciter des versets coraniques, alors que je continuais à pleurer. Je n’ai rien trouvé de mieux, dans mon désespoir d’enfant possédé, que de le tirer par la barbe. Moulay Tahar Menjra a demandé aux femmes ce qui m’était arrivé. Mais on ne lui a pas dit la vérité. Il a demandé un bol blanc. Il a écrit sur ses parois internes on ne sait quoi avec du smagh, produit qui sert à transcrire des talismans, et y a versé de l’eau. Il m’a lavé avec cette eau. 

J’étais guéri. Alors que tout le monde était content parce que j’étais rétabli, mon père posa cette question à Moulay Tahar Menjra : « Qu’est-il arrivé à mon fils ? »

Sa réponse fut cinglante : « les esprits l’ont changé ! Tu dois acheter un bouc, et l’égorger dans le même qadouss où l’on a trouvé Sidi Driss ».

 

Je me promène au jardin de chez moi, quelques instants avec Maud, en parlant de choses et d’autres avec elle.

Plus tard, nous lisons ensemble le chapitre intitulé Mon grand père et ses visions du jinn(?).

 « Mon père avait l’habitude d’effectuer ses prières du dohr, d’el ’asr et du maghreb, au sanctuaire–mosquée de Moulay Idriss, sachant qu’à l’issue de cette dernière prière, l’on procédait alors à la lecture collective d’un hizb du Coran. Sur quoi il rentrait chez lui. Mais lorsque mon frère Si Mohammed a fait faillite au Sénégal, il y a élu domicile, pour prier le Seigneur afin que son fils récupère sa fortune initiale. Il y passait donc tout son temps de nuit comme de jour. Il y avait même fait installer un lit de campagne.

A : Ce privilège était-il donné à tout le monde ?

R : Non. Il faut l’autorisation du moqaddem avec l’aval des Chorfa Idrissides.   

On lui amenait là ses repas.

Une nuit, alors qu’il s’est levé pour faire ses ablutions en vue de la prière du fajr, le tombeau du saint s’est ouvert. Un homme à la jellaba blanche en est sorti. Il a traversé la porte du mausolée sans l’ouvrir, pour aller faire ses ablutions. Puis il y est retourné de la même manière.

Q : Comment grand père a-t-il su qu’il a traversé la porte pour faire ses ablutions ?

R : Il ne l’a pas vu faire mais il l’a deviné.

Q : Est-ce que grand père a pris peur ?

R : Non.

Q : Pourquoi ?

R : Il ne nous a pas dit pourquoi.

Q : Grand père lui a-t-il parlé ?

R : Non !

A : Donc, grand père n’avait pas la fréquentation bavarde des anges ?

(En d’autres termes, l’invisible, ou le mystère, fonctionne chez lui au silence. L’absolu fonctionne au silence.Mallarmé parle de conjonction avec la probabilité. Je parle, pour ma part, de conjonction avec l’infini).

R : On peut le dire ! En tout cas, Dieu a exaucé ses voeux, puisque mon frère Si Mohammed a repris du poil de la bête.

Mon père sera resté en prières une vingtaine de jours, et n’aura quitté le mausolée de Moulay Idriss qu’une fois que mon frère a retrouvé sa fortune.

Une autre fois, et cette fois-ci à Dar Mnebhi, on a vu un jinn sortir du qadouss de la fontaine centrale du palais, mais je ne me souviens plus si ce fut mon père ou une esclave qui eut droit à un tel spectacle ».

Plus tard, mon père ajoutera d’autres précisions à cet égard :

Mon grand père s’est installé en tant que mzaoug, c’est à dire littéralement en suppliciant, au mausolée de Moulay Idriss.

Il ajoutera, et c’est le plus important que l’homme à la jellaba blanche n’était autre Moulay Idriss lui-même ».

-Nous sommes, dis-je à Maud, carrément dans l’irréel, que dis-je, dans le réel invisible plutôt, qu’il n’est pas donné à tout le monde de voir. Et toi, tu y as accès d’une certaine manière

J’ajoute :

« De tous les temps, et un peu partout dans le monde, dans toutes les cultures, et particulièrement dans les premiers temps, l’on a cru aux esprits. C’est comme si on s’était passé le mot. A une époque où les moyens de communication étaient quasiment nuls.

Un jour, en Mésopotamie, dans l’Egypte antique ou en Chine, il y a des milliers d’années, tel ou telle a vécu au pied d’un arbre un phénomène étrange, qu’il s’empresse d’attribuer à l’arbre, en considérant qu’il est doté de capacités surnaturelles. La croyance à l’esprit de l’arbre a commencé ce jour là. Et ainsi de suite, avec les cours d’eau, etc…

Il est donc à noter ce réflexe humain généralisé à l’ensemble de la planète, toutes ères historiques à travers les âges comprises : croire aux esprits ».

-Maintenant, Tonton, que dois-je trouver dans mon cœur susceptible de m’arracher à la pernicieuse influence que ce couple maudit d’esprits continue d’avoir sur moi ?

-Ma chère enfant, vraiment je ne sais pas, mais donne-moi quelques jours pour réfléchir.

Arrêtons-nous aux mots qu’a employés à cet égard Wi-pa…

Elle a utilisé le mot cœur, et pas esprit.

Et d’habitude, à quoi associe-t-on le cœur ?

A l’émotion, aux sentiments, à la sensibilité, bref à l’amour.

-J’y ai pensé aussi, mais cette trouvaille évidente, s’il en est une, à quoi pourrait-elle me mener ?

-Il faut pousser plus loin la réflexion à ce sujet.

Tout dernièrement, un ami très proche m’a raconté l’anecdote que voici: peureux, comme personne d’autre au monde, et particulièrement lorsqu’il se trouve sur un bateau dans une mer démontée, il a failli y mourir un jour, car le vent soufflait à plus de 150 kilomètres à l’heure et les vagues atteignaient les dix mètres. Il m’a juré, que pendant la traversée dans le ferry, s’il n’était pas alors fou amoureux d’une jeune femme espagnole qu’il venait de connaître, il aurait fait certainement un infarctus, tant il était paniqué.

Bref, l’amour sauve de tous les dangers, ou tout au moins, nous aide considérablement à les affronter.

L’amour libère de tous les malheurs, de toutes les négativités.

Il libère même de la mort. Je m’explique: lorsque meurt un être cher, l’amour que l’on aura partagé de son vivant avec lui, lui survit, et c’est cet amour même qui nous aide à surmonter sa mort.

Il demeure alors en puissance en dépit de l’absence de l’être cher.

L’amour sauve de toutes les possessions plus ou moins diaboliques.

-Donc creusons du côté de l’amour !

Elle crie presque : comment n’y ai– je pas pensé plus tôt ?

Le remède à mon mal, c’est tout simplement l’amour de Dieu.

-Je ne te cache pas, qu’avant de venir te voir, j’avais déjà une petite idée sur l’amour comme moyen de salut: celui de Jacques, dont je ne peux te cacher que j’ai commencé à l’aimer, sans parvenir à me l’avouer à moi-même.

Elle m’incite à m’arrêter à l’amour ‘terre à terre’, si je puis dire, entre un homme et une femme. Je lui indique alors que Dieu n’aime pas que l’on désire trop fortement un être et/ ou une chose.

Je lui cite un grand mystique marocain, Sidi Abdelaziz Debbagh, qui, j’ajoute, a écrit un livre, à mes yeux révolutionnaire, étant sans doute l’écrit qui m’ait le plus marqué dans les vingt dernières années, pour avoir littéralement bouleversé ma vie: Kitab al Ibriz.

Je savais que les apprentis- soufis ne peuvent lire cet ouvrage qu’avec l’autorisation expresse de leur Cheikh, soit leur guide spirituel. Mais j’avais pris la liberté de passer outre, sans doute à mes risques et périls, tant il est vrai que ce livre peut en désarçonner plus d’un.

Sidi Abdelaziz Debbagh raconte, comment en aimant à l’extrême une femme, on va à l’encontre des enseignements divins les plus élémentaires, en ce que seul le Créateur y a droit. Et Dieu pour sanctionner ceux qui transgressent cette loi, rappelle à lui la femme en question.

-Tonton, dois-je, pour guérir de la possession dont je suis l’objet, comprendre que je dois m’interdire d’aimer Jacques ?

-Absolument pas.

Il faut simplement de la modération dans l’amour que tu éprouves pour lui.

Mais il va de soi que tu dois laisser pour Dieu le plus grand espace possible.

-Explique-moi, Tonton, je suis comme tout le monde, soit un être de chair et de sang; dans ces conditions, il vaut mieux que je me fasse nonne. Mais je ne m’en sens pas la vocation.

-Tu as raison, ce n’est pas une opération- éclair, une sorte de blitzkrieg que tu aurais à lancer dans ton dans ton coeur et ton intellect, qui va porter ses fruits dans l’immédiat. C’est un exercice spirituel qui peut te demander, soit quelques mois, soit 40 ans.

Et en tout état de cause, ce que je veux que tu comprennes, c’est que Dieu sera tellement présent en toi, qu’aucune force du mal ne peut t’atteindre, à commencer par celle de Wi-pa et de son diable de mari au nom imprononçable.

Lorsqu’on se rapproche autant du Créateur, Il ne peut pas ne pas en faire autant.

C’est une question d’ascèse d’une rare difficulté. Même les saints les plus avérés ont mis toute une vie pour y parvenir. Il m’est arrivé une fois d’écrire que le saint se réconcilie avec les autres avant même de se disputer avec eux. Lorsque notre Créateur est installé, si je puis dire, à domicile dans notre cœur, il s’agit alors du Bien Suprême.

D’ailleurs, il existe un hadith de Sidna Mohammed qui déclare que dans toute sa Création, c’est dans le cœur de l’homme que Dieu se sent le mieux.

Et comment ce Bien Suprême, si tu es capable de bien le ‘caler’ dans ton cœur, ne constituerait pas le rempart le plus solide contre les forces maléfiques ?

-Mais Tonton, serais-je capable de remplir mon coeur de Dieu?

-J’en suis certain.

Je te sens comme si tu étais ma propre fille, et je sais que chez toi, même à partir de maintenant, le bien l’emporte déjà sur le mal. Tu es prédisposée à te remplir le cœur de Dieu, comme on dit si bien au Maroc.

Je sais que tu es catholique, et je ne te demande pas de te faire musulmane, car il n’y a pas de contrainte dans la religion révélée par Sidna Mohammed.

Je connais la place de Jésus dans le cœur de tout chrétien. Mais ce que je vais te demander de faire, pour commencer, je ne pense pas qu’il puisse porter atteinte le moins du monde à ta foi de nazaréenne, puisque tu crois en Dieu. Fais-moi plaisir, tous les matins, prononce 100 fois la formule : «Dieu est en mon cœur, et bientôt, il y régnera en maître, sans partage ».

Ce serait ton dikr de chrétienne.

-Je te promets que je le ferai. 

-Il est quand même un paradoxe que je ne peux pas ne pas te révéler: Wi- pa, n’est-ce pas, t’a bien spécifié qu’il faut que tu trouves toi-même le moyen de ton salut. Ainsi, depuis quand le mal, qu’elle incarne avec son terrible époux, préconise-t-il le bien à celui qui veut se sortir de l’ornière ?

A moins que l’amour, le vrai, serait aussi important et décisif, pour les fantômes, quel que soit le mal qu’ils portent, que pour nous.

-Tout à fait d’accord, Tonton !

Quelques années après son voyage au Maroc, où j’ai eu la chance de la rencontrer, elle semble guérie de son mal, grâce à son rapprochement avec Dieu.

Elle est redevenue ce qu’elle était avant: un joyau d’être humain. Une sorte de spécialiste de la vie heureuse.

Cette jeune femme est un bonheur.

Abad, c’est le nom de famille de Maud.

Elle apprendra un jour qu’elle est morisque d’origine.

Lorsque je m’imagine repasser quelques instants avec Maud, cela ne peut que ressembler magnifiquement à un morceau de musique de clavecin ancienne…

Une musique clavecinée ancienne.

Maud et cette musique, ou encore un air d’opéra baroque chantée par une femme, c’est toute la splendeur de l’Occident.

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