J'aimerais
evagreen
Je suis las de ces images que je n'arrive plus à créer, de ces chutes d'eau que je ne parviens plus à escalader et de ces soleils que je n'arrive plus à faire briller.
J'aimerais enfoncer en moi l'abîme des monstres et des poussières qui bordent ces pays sans lumière.
J'aimerais dire avec la grâce des murmures inouïs la violence de ces heures ensevelies, sous des montagnes de regrets et des couchers de soleil larges comme l'amer.
J'aimerais découvrir ton visage aux échos de neige pour y apposer mes mains de braise et faire s'évaporer les lucioles dans tes yeux.
J'aimerais fuir loin du vent, plonger mon corps dans les eaux primitives de la création, arracher le plâtre de mes os et rejouer mon anatomie, me fabriquer de nouveaux corps, brutes comme les minéraux, secs comme les végétaux.
j'aimerais danser comme ces femmes au cou ciselé et aux couleurs acérés sur les tableaux de Matisse, boire les couleurs de sa palette et les recracher en négatif sur des photos de Man Ray, mon dieu, comme ces rêves sont clichés, comme ces fantasmes sont jonché au creux de mes ongles noirs et salis, comme j'aimerais m'envoler, une fois allongé dans mon lit.
J'aimerais arracher les pétales de toutes les fleurs du monde et les empiler jusqu'à la lune, j'aimerais exploser les tous les pétards du monde et faire s'envoler le sable de toutes les dunes, errer dans les rues en quêtes de rêves diurnes, me sentir enfin léger, léger comme un bulletin qu'on jette dans une urne.
J'aimerais prendre la route de nuit, vers les frontières qui déchirent l'ennui, je goberais entier les bandes blanches de l'autoroute et j'enfanterais en mon ventre le silence des routes glacés des Amériques hantées.
J'aimerais cristalliser les fils de soie de ces papillons qui bousculent mon âme et retrouver dans le souffle et la voie l'extase et la voix. Le plexiglass envelopperait mon passé aux senteurs de glace et je pourrais enfin m'abreuver de mondes aux accents de flamme.
J'aimerais dessiner des sourires sur ces têtes qui se reflètent à l'infini dans le miroir, grimper le long des chênes, des nuages et des clochers, admirer la syncope des jours colorés s'affaisser dans soupir décharné.
J'aimerais renaître sous de nouvelles couleurs, de nouveaux espaces, liquéfier les erreurs de la création et voire dégouliner sur les marches de l'ascension la même matière que celle dont sont faits nos rêves et nos cauchemars. J'aimerais cracher le charbon de mes entrailles et façonner de mes mains de nouveaux humains.
J'aimerais dire le secret des roches calcaires qui bordent nos calvaires et bouillonnent dans nos artères, saisir la nature de l'infime et faire tourner mes atomes sur la toupie de mes délires.
J'aimerais secourir cette femme de l'autre côté de la rivière, cette femme au visage éclatée, baignée d'angoisse et de regrets. Le trou, dans nos carapaces, écorché, le vif de nos plaies, les cristaux qui grandissent et étouffent nos organes, des oreilles à la place de des mains, des yeux pour servir de bouche et des visages partagés par deux êtres, peut-être que Dieu lui aussi, a ses brouillons.
J'aimerais tourner aussi vite que la Terre pour faire danser autour de moi ces visages immobiles aux couleurs irréelles. Le bleu des peines qui étire le vert des malades et se lit sur le visage de ces êtres de fusion, des titans nés avant la Création, absent au jour de la de damnation.
J'aimerais enfermer ma psyché dans une boîte en verre, la secouer et l'enterrer parmi les vers. J'immobiliserais à tout jamais le flux d'énergie qui coule dans les veines saillantes de mes mains, ces mains qui façonnent la terre et l'argile, j'aimerais les voir flotter à jamais dans des bulles d'éternel.
J'aimerais chanter plus fort que l'aurore et ses appels à l'horreur pour enfin sentir derrière le rouge lancinant des jours étranges la chaleur cuisante des aubes navrantes.
J'aimerais embarquer sur des navires d'airain et d'acier, boire et danser, assez, assez, oui c'est déjà bien assez ressassés, encensés, les vieux souvenirs au goût de mondes terrassés.
J'aimerais dire que je peux m'enfuir avec toi, avec eux, quitter le conditionnel pour embrasser l'impératif des indicatifs mais déjà je suis trop vieux, et je préfère laisser aux enfants mes rêves d'antan.
Je suis las de ces images que je n'arrive plus à oublier, de ces chutes d'eau que je ne parviens plus à dévaler et de ces soleils que je n'arrive plus à étouffer.