J’avale

evonlise

Une histoire de vie(s) amoureuse(s) et de burn-out. Classique.

Dans ma vie, j'ai aimé un garçon très, très fort, pendant très, très longtemps. 

Et puis, on a arrêté de s'aimer. A partir de là, j'ai cru tomber amoureuse de plein de garçons. 

Plein, plein de garçons. Jusqu'à ce qu'elle me tombe dessus et ne me lâche plus.

J'ai refait ma vie avec ELLE.


***

Nous sommes un matin d'automne. 1980. On me sort des tripes de ma mère. J'ai 1 minute. Je suis en vie.


***

C'est une après-midi d'été. 1998. Dans le garage de droite de la maison où il vit avec son père, il s'approche fébrilement de moi et, me collant contre le scooter sur lequel il a promis de me ramener, il me vole un baiser. 

« T'as fait quoi hier ? » me demande ma meilleure amie.

« Je suis tombée amoureuse ».

J'ai 17 ans. Je suis en couple.


***

C'est une soirée d'été. 2010. Dans la deuxième pièce de l'appartement que nous occupons depuis huit ans à Barcelone,  je m'approche fébrilement de lui, et m'asseyant sur le canapé que nous nous sommes promis de changer, je lui annonce que je veux le quitter.

« Qu'as-tu fait hier ? » me demande ma sœur.

« J'ai rompu ».

J'ai 29 ans. Je suis célibataire. 


*** Quatre mois plus tard

Nous sommes un soir d'automne. 2010. Dans l'aéroport où transitent tant de gens, de visages heureux, moins heureux, j'attends l'avion qui me ramènera de Barcelone à Paris.

Je déserte. Le pays, ma coquille. Je change de vie.

L'avion parcourt une trajectoire précise. Mon esprit commence sa trajectoire nerveuse.

Je pense. Que j'ai 30 ans.

Je suis. L'ombre de moi-même.


*** Six semaines plus tard

Nous sommes un matin d'hiver. 2010. Dans le métro parisien où transitent tant de gens, de visages heureux, moins heureux, j'attends le train qui me conduira au boulot.

Je pense à la réunion de 10h,  la présentation de 14h, au call prévu avec les Etats-Unis à 23h. Je n'ai pas de vie. A l'approche du train, les rails vibrent. Mon téléphone professionnel aussi.

« J'ai vu ton actualisation de 3h du matin sur le doc partagé. C'est ok. Ils sont en avance, dépêche-toi d'arriver » me dit mon boss.

« Je fais au mieux ».


J'ai 30 ans. Je travaille d'arrache-pied, ma tête va exploser.


*** Quatre semaines plus tard

Nous sommes un soir d'hiver. 2010.  Erwan, un garçon rencontré sur un site de rencontres, me propose d'aller au ciné. Nous nous retrouvons devant les MK2 des quais de Seine et Loire pour aller voir « Laurence Anyways », l'histoire d'un homme voulant devenir femme. L'histoire d'une métamorphose, d'un amour impossible. Je sens en moi une métamorphose, je deviens impossible.

« Tu n'as pas aimé le film, si ? Tu n'as pas cessé de gigoter » me lâche Erwan.

« Tu plaisantes ? J'ai adoré ! Il m'a transcendée ».

J'ai 30 ans. Je suis en zone de turbulences.


*** Deux semaines plus tard

C'est une après-midi d'hiver. 2010. Je pousse une porte, puis deux, puis trois, puis quatre. Puis cinq, puis six, puis sept. C'est à peu près le nombre de garçons par lesquels je me suis faite tirer ces six dernières semaines.

Je tire sur la robe que je viens de m'offrir. C'est la robe la plus chère que je ne me sois jamais payée. J'ai plein de sacs dans les mains, j'ai dévalisé les magasins.

« Tu as fait quoi cet après-midi ? » me demande ma meilleure amie. 

« Du shopping ! Ça m'a fait un bien ! ».

J'ai un âge indéterminé, disons celui de Pretty Woman. Je n'ai pas ses longues jambes.


*** Une semaine plus tard

C'est encore un soir d'hiver. 2011.  Je me rends à un dîner auquel j'ai été invitée. Que dis-je ? Je déboule à ce dîner auquel sept autres personnes sont invitées.

Je mène les discussions et fais la conversation. Que dis-je ?

Je monopolise la parole, sans concession.

Les mots qui sortent de ma bouche le font trop lentement par rapport au flot de mes pensées. Tel un goulet d'étranglement. La parole étranglée dans une gorge pas assez profonde pour tout contenir, hormis des phallus, que je me plais à y faire rentrer.

« Pleure, tu pisseras moins », dit-on.

« Suce, tu parleras moins », que j'me dis.

J'ai 30 ans. Je suis déséquilibrée.


*** Trois à sept semaines plus tard

Nous sommes plein de matins et de soirs de printemps. 2011. 

Je me réveille auprès de Quentin. De Jean. De Christophe. De Julien. D'Adrien. Pablo. François-Xavier. Laurent. A chaque fois, je crois être amoureuse. 

Je suis amoureuse de l'idée d'être amoureuse. 

« Quand est-ce que tu me fais un petit-fils ? » me demande ma grand-mère.

« Va mourir », pensai-je.

J'ai 30 ans. J'avale autant de verges que de tranquillisants.


*** Quelques jours plus tard

Nous sommes un matin de printemps. 2011. Il est cinq heures. J'ouvre les yeux, les volets, le placard à gâteaux. J'en croque un avant d'enfiler des sandales et une robe, et de partir me promener dans le parc des Buttes Chaumont. La musique dans mes oreilles accompagne mon pas marqué et déterminé. De retour à l'appart, je déjeunerai pour de vrai, lirai, passerai ensuite au marché. Tout cela avant d'aller travailler. J'ai bossé sur le dossier en cours jusqu'à deux heures du matin. Dans ma poche, mon téléphone sonne.

« Tu as bien dormi ? » me demande ma mère.

« Je suis en pleine forme ! »

J'ai 30 ans. Je dors environ 2 heures par nuit depuis 15 semaines.


*** Six jours plus tard

Nous sommes un matin d'été. 2011. Il me tournait autour depuis un moment mais, trop agitée et dispersée que j'étais, je ne lui avais pas prêté aucune attention.

Ce jour là, je sors au grand air m'enfumer les poumons et aérer mon esprit. Je me sens oppressée. Il s'approche de moi et m'étreint : je m'effondre. Au sol et en larmes.

« Tu es épuisée. Je vais rester avec toi » me dit-il sans me laisser le choix.

« Je ne veux pas ».

J'ai 30 ans. Il, c'est un burn-out.


*** Quelques jours plus tard

Nous sommes un soir d'été. 2011. Je porte une robe fluide et des sandales à lanières, on dirait des chaussons de danseuse. Ma tenue est aussi légère que ma vie me pèse. 

Je suis assise en face d'une table et d'une femme. Coco. Elle s'appelle Coralie mais je viens de décider de l'appeler Coco, comme s'il s'agissait d'une amie. 

C'est ma psy.

« Vous êtes disponible mercredi prochain à 20h ? » me demande-t-elle.

« Je le serai ».

J'ai 30 ans. Je suis en thérapie.


*** Quatre semaines plus tard

C'est un matin d'automne. 2011. Je me réveille. Le réveil est une épreuve chaque matin.

Ma première idée est d'avaler un somnifère pour ne pas voir passer la journée. 

J'opte pour la deuxième et enfile, six bonnes heures après avoir eu ladite idée, un pantalon de course et des baskets. Je pars courir, pour sortir un peu de chez moi et échapper à mon état.

Je transpire mes angoisses, je larmoie.

« Ça va ? » me demande Lucie, une amie, par texto.

« Non, ça ne va pas » me dis-je.

J'ai 30 ans. Je suis dépressive.


*** Cinq semaines plus tard

Nous sommes une nuit d'hiver. 2011. J'ai rencard. Il ne s'agit ni de Jean ni de Christophe. Julien non plus. J'ai rendez-vous avec Coco. 

Il est 22h16 - elle consulte parfois jusqu'à 22 heures, ce qui éveille des soupçons chez les conjoints de certains de ses patients. 

J'attends qu'elle en finisse avec le patient qui m'a précédée ; j'entends leurs voix basses et étouffées. Je me demande ce qu'ils sont en train de se raconter.

Je me demande ce que je vais bien lui raconter. C'est elle qui prend la parole.

« J'ai posé un diagnostic, ce qui est une bonne nouvelle : vous êtes bipolaire » me dit-elle.

« Je ne sais pas ce que c'est ».

J'ai 31 ans. Je suis maniaco-dépressive.


*** Le même soir 


Nous sommes la même nuit d'hiver. 2011. Je rentre chez moi.  Pleurer.

Moi, maniaco-dépressive ? Ah non, je fais erreur : je suis bipolaire.

Bipolaire, c'est mieux que maniaco-dépressive mais en fait, c'est la même chose.

Moi, je préfère être folle que bipolaire. C'est mieux. 

La folie a cet aspect universel et fascinant que n'ont pas les maladies diagnostiquées.

« ... »

« ... »

(dialogue de sourd entre la maladie et moi)

J'ai 31 ans. J'ai du mal à avaler : le diagnostic tout autant que les médicaments.


*** Quelques mois ont passé

C'est une après-midi de fin d'été. 2012. Je me trouve dans la maisonnée familiale, celle qui m'a vue grandir, qui garde entre ses murs tous mes secrets. Je converse avec mon père. 

Le bonhomme est médecin et réfute régulièrement le diagnostic qui a été posé. Je défends ma psy et, avant tout, la maladie, parce que je m'en sens responsable. 

Pas dans le sens où j'ai quoi que ce soit à voir avec ces troubles mais parce que je considère qu'il me revient de les accepter et de marcher sur le chemin de la vie, main dans la main, avec cette maladie. C'est ma plus intime amie.

« Je ne crois pas que tu sois malade, ma fille » me dit mon père.

« Papa, que tu le veuilles ou non, je suis bipolaire ».

J'ai 31 ans. J'accepte, je m'accepte.


*** Un an plus tard

Nous sommes un soir d'automne. 2013. Je sens le contour de mes lèvres me picoter, mon esprit s'agiter, cela fait plusieurs jours que l'envie de dormir m'a quittée.

Ces signes, je les reconnais.

Je m'éloigne de toute source d'excitation et m'oblige à une certaine passivité ; aussi et surtout à me coucher. Mes neurones sont comme des pervers sexuels qu'il ne faut pas exciter au risque de les voir violer mon intégrité.

« Tu as reçu les messages te prévenant de mon arrivée ? » me demande la maladie.

« Oui, merci ».

J'ai 32 ans. Je vais mieux.


*** Des années plus tard

C'est un matin d'automne, un soir d'hiver, une journée d'été. S'enchaînent janvier, avril, l'été, septembre, novembre, l'hiver, des soirées. Nous sommes en 2018.

« Je suis là », me dit-elle.

« Je sais ».

J'ai 38 ans. Je vais bien.



Dans ma vie, j'ai grandi de 0 à 18 ans avec mes PARENTS. 

De 18 à 30 ans, je suis partie faire ma vie avec LUI. On était deux. 

De 30 à 31 ans, j'ai détruit ma vie. SEULE.

Et puis, je l'ai refaite. Avec et autour d'ELLE. La maladie.

On va bien, on vous embrasse.

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