Je buvais un café en terrasse
stephane-mathieu
Boulevard Saint-Germain, je buvais un café en terrasse… Les effets du temps déployaient les élans des couleurs parfumées de saison jusque dans les éclats du ciel prodiguant milles caresses sur les arbres lisses, emplissant les espaces intérieurs des badauds. Ceux-là, comme des queues de comètes, laissaient la trainée d'éther évaporée de leurs âmes vives au fil d'un sillon instantané. Paris brillait à ce moment comme une bille de verre perdue dans le désert, une loupe posée au centre de l'éternité sur des brillances immortelles. Le long des façades dentelées par Haussmann ou polies par les années modernes on devinait un souci d'harmonie sociale et d'architecture, des enfants qui frétillent au milieu des ballons et des téléphones flamboyants, au cœur d'une chaleur urbaine et gaie. Des barrières métalliques propres à l'air de ce temps serraient les travaux de près, les uns contre les autres, les liants en ilot d'activités régénératrices. On passait des espaces Navigo à ceux des modes doux du Vélib et Autolib virevoltant le long du boulevard pareils à des pigeons devenus aigles royaux, volant vers un paradis d'air et de liquide. Je savais la Seine en perspective au bout de l'artère, le doux et frais crépitement courant sous le ventre des chaluts en cette frêle gestation d'été. Je savais la place de la Concorde en terre d'alliance, où des véhicules atterrissaient, s'embrassaient avec vigueur, force, honneur et rage tels les cœurs battant d'une même famille pleine des sentiments d'union et de dérobade, d'emportement et de pudeur. Je savais le jardin des tuileries offrant ses larges hanches creusées par l'histoire aux bras du Louvre, danseur de Tango, sur la piste des modernités, cherchant ses lumières jusque dans la pyramide myope, tirant du ciel le suc du jour vers l'antre aux reliques humaines mesurées par une règle d'heures indivisibles. Un photographe jeta le filet d'un flash alors que je levais les yeux au ciel. Il disparut comme un chasseur de secondes avec son sac garni de gibiers temporels.
Comme je me plaisais à voir le défilement d'une vieille femme et l'éclair de jeunes gens en rythmes distincts ! Je les savais pourtant uniques en cet espace parisien aux mains artistes du quartier latin ou des millions de pellicules avaient composées son récit. Je savais cet instant de bonheur, de goût au heures des cafetiers, des rires des boutiquiers du bord de Seine bravant la Cathédrale, belle comme une mère immortelle surveillant le tumulte de ses enfants, auréolée et coquette dans les nuages. Cette saveur du temps de mai se faisait voisine du malheur des pauvres Erres chapeautés par des tentes bon marché, côtoyant les réfugiés du monde, mêlant les touristes à ceux-là, tous enfants de la terre, mais chacun dans le sillon de leur destinée de fortune ou d'infortune. Certains jouaient encore avec les brins de muguet quand d'autres allaient place de la République afin d'y tenir des nuits verticales en résistance transverses, en nuisance, en idéaux de Commune, en subsistance au sein de l'ouragan économique, laisser faire, laisser passer, ne restez pas sur place, le temps avance, le mouvement c'est la vie…
La Tour Eiffel restait guindée avec ses teintes de flux humain qui seules l'animaient. Soudainement, je me rappelais la phrase de Platon, La réalité c'est de l'éternité mobile. Je ne l'avais jamais comprise. Et puis là, je comprenais, je le savais, grâce à l'éclair du génie porté jusqu'à la cité antique de ce hameau de France. C'est alors que les arbres stoppèrent leurs effeuillages et le vent tut son soufflé découpé en un morceau de vie infime. Le ciel se fixa, immobile, les voitures, les vélos, les bus, les gens, même les murs aux couleurs changeantes prenaient les teintes de l'immaculé beauté de Paname, ville de lumière, île de France flottant au centre des Terres de province.
Avec effroi, mais sans peur, colonisé par l'effet progressif d'un anesthésiant puissant annonçant le bonheur éternel du papillon vernis, je ne parvenais à mouvoir mes yeux qu'au prix d'un effort devenu extraordinaire, ni mes mains, ni rien d'autre. Mes voisins de terrasse étaient pris dans le gel de leur personnage. Le garçon de café était beau, avec l'esthétique d'un arrière-plan de Rembrandt, altier et fougueux, portant la maîtrise dans son pelage noir et blanc du cheval prompt et agile. Il jouait avec le plateau argenté en forme de bouclier chromé sous une serviette de coton à son bras, enraciné dans un sourire magnifique. Ses yeux brillaient d'un emploi bienheureux, sans contrainte malgré la tâche devenue, au-delà du rite, le chant du ballet et de la chorégraphie. Tout était beau, perfection, sans mortalité, une nouvelle vallée de la Joconde derrière son visage. Je me sentis beau à l'observation. Mes yeux s'imprimaient définitivement vers l'horizon entre les crêtes de la ville. Le ciel au-dessus sembla s'ouvrir sans se dévoiler tout à fait. Tout était désormais posé. Je m'éteignais depuis toujours dans ce moment, dans une tranche de vie sans fin. Devant mon âme des yeux me scrutaient avec intérêt. J'étais le personnage d'une photographie au sein d'un instant choisi (l'une des dernières qui fut faite en papier) précieuse et jaunie de mai 2020 dans ce musée des arts pré numériques du début du XXe siècle exposé dans le hall « Douceur de vivre à Paris il y a 500 ans ». Ce bonheur, des yeux de lumières l'encraient en moi, le plaisir de vivre mon époque pour le temps qu'elle serait observée, me rendait force, beauté et sagesse pour les siècles des siècles.