Je ne vous entends pas avec mes lunettes (part. 3)
Ivan Caullychurn
Le jour où intervient le moment de boucherie, le « SAW 4' moment » si vous préférez. Imaginez le résultat d'un corps jeté d'un train lancé à plus de 300 km/h. Voilà ce que mes yeux ont vu : nous nous préparions à dîner quand subitement, un cri mi-thaï mi-français (oui ici les enfants parlent les deux langues) glaça le sang de toutes les personnes présentes. L'un des trois enfants se tenait la tête, du sang s'écoulant d'entre ses doigts. Le père regarda. Le père d'un calme habituellement bouddhique laissa échapper une lueur d'effroi dans ses yeux. Je comprenais alors que la blessure n'était pas un simple bobo. Trifouillant la tête du petit, il semblait vouloir recoudre le crâne au seul moyen de croyances personnelles. Demandant conseil auprès de nous du fait de sa vue rendue faible par l'âge et la nuit tombante, je décidais d'y jeter un œil. Je vis un trou. D'un calme prémédité, je préconisais assez ingénument un envoi immédiat aux urgences. Le gamin en pleurs, le fut davantage en apprenant la nouvelle, étant certainement phobique des locaux hospitaliers. À son âge, l'idée de l'infirmière, qui plus est thaï, ne le console pas encore. Quelques heures et points de suture plus tard, nous retrouvions l'habituel hyperactif, quoique pas tout à fait remis de toutes ses émotions.
Ma mort a été annoncée et ici, empêchée de justesse.
Comme tous les soirs après le dîner et les jeux qui s'en suivent ou le programme télé (oui la mission sans électricité ni confort occidental avait été légèrement modifiée), nous rentrons à notre cabane dans une nuit détenue en monopole par l'obscurité, munis d'une simple lampe de poche. Le chemin est étroit, ou assez large pour un seul pied pour mieux vous l'imaginer. Les bords sont jonchés d'herbes mi-hautes. Ce soir c'est mon tour d'être l'éclaireur. L'autre volontaire, Richie l'Anglais, me suit juste derrière, presque talons contre orteils. Nous marchons une vingtaine de mètres, il faut le dire avec une certaine assurance ; assurance accumulée au fil de ces quatorze derniers jours où pratiquement rien ne nous est arrivé. Une passivité des dangers qui nous a bêtement instauré une confiance présomptueuse envers la Nature. Je balade donc ma torche sur le chemin quand une sorte de lézard bouge sur le bas-côté droit. Je vous raconte cela, j'étais à trois pieds de pointure 44/45 (oui chez Goya ils chaussent plus grand) du sujet. Je ne m'effraie pas, pensant tout naturellement à un simple lézard, très nombreux ici. Mais un lézard est plutôt rapide, furtif. Là, le corps fin et longiligne que j'apercevais se mouvait lentement et un peu trop à mon goût. J'arrête immédiatement ma marche, ce qui entre Richie et moi marque le signal de la présence d'un élément potentiellement dangereux. À sa question « What's going on ? » que mon niveau d'anglais traduit sans réflexion aucune (merci mon niveau d'anglais), je réponds par un « I believe there is a snake. » Après le déploiement de ladite bête pour rejoindre l'autre bord, j'eus non seulement la confirmation de l'espèce mais également l'équivalent d'un arrêt cardiaque. De couleur ocre et d'une apathie inattendue et défiante, le serpent, appelons-le Bob, ne fuyait aucunement devant le bruit répété et forcé de nos pas cognés contre le sol. C'est pourtant bien la première leçon que j'ai apprise en arrivant ici. Les serpents se méfient des humains et craignent le bruit. Devant ce manque d'obéissance, Richie et moi-même nous sentons désarmés. À tout moment, Bob le serpent nous donne l'impression de décider d'une attaque ciblée, comme si sa léthargie n'était qu'une tactique, une feinte. Il rampe encore, sa tête dépassant les herbes mi-hautes. La faible intensité de ma lumière frontale à dynamo prétendument d'une durée de vie exceptionnelle (merci Nature & Découvertes) me permet à peine de distinguer Bob des plantes sauvages, ajoutant des frissons à cette scène d'une tension paralysante. Richard, muni d'une lampe qui fonctionne bien (forcément, puisque lui ne l'a pas achetée chez Nature & Découvertes), défie Bob en chantant (les Anglais chantent très mal soit dit en passant) et en fracassant la terre de ses pieds danseurs. Rien n'y fait. J'en viens à la conclusion que nous avons affaire à un serpent sourd... mal entendant, pardon ; ou alors à un con de serpent ado qui fait sa crise existentielle et qui passe par la phase « je défie toute autorité car je suis un indépendant, un anarchiste, j'emmerde tout le monde, mes parents plus que les autres car ils ne comprennent rien à rien et ne veulent même pas m'acheter un scooter. » Bob semble donc se foutre volontairement de mes parades d'intimidation. Devant une telle nonchalance effrontée, Richie et moi réunissons ce qu'il nous reste de courage pour fuir. À fleur de peau tout le long du parcours restant, nous rangeons notre virilité sous la moustiquaire à notre arrivée à la cabane.