Je ne vous entends pas avec mes lunettes (part. 4)

Ivan Caullychurn

Où quand un Occidental rencontre la jungle thaïlandaise.

Encore une fois, et certainement pas la dernière, ma mort a été annoncée et ici, empêchée de justesse.

Comme tous les soirs après le dîner et les jeux qui s'en suivent ou le programme télé (oui la mission sans électricité ni confort occidental avait été légèrement modifiée), nous rentrons à notre cabane dans une nuit détenue en monopole par l'obscurité, munis d'une simple lampe de poche. Le chemin est étroit, ou assez large pour un seul pied pour mieux vous l'imaginer. Les bords sont jonchés d'herbes mi-hautes. Ce soir c'est mon tour d'être l'éclaireur. L'autre volontaire, Richie l'Anglais, me suit juste derrière, presque talons contre orteils. Nous marchons une vingtaine de mètres, il faut le dire avec une certaine assurance ; assurance accumulée au fil de ces quatorze derniers jours où pratiquement rien ne nous est arrivé. Une passivité des dangers qui nous a bêtement instauré une confiance présomptueuse envers la Nature. Je balade donc ma torche sur le chemin quand une sorte de lézard bouge sur le bas-côté droit. Je vous raconte cela, j'étais à trois pieds de pointure 44/45 (oui chez Goya ils chaussent plus grand) du sujet. Je ne m'effraie pas, pensant tout naturellement à un simple lézard, très nombreux ici. Mais un lézard est plutôt rapide, furtif. Là, le corps fin et longiligne que j'apercevais se mouvait lentement et un peu trop à mon goût. J'arrête immédiatement ma marche, ce qui entre Richie et moi marque le signal de la présence d'un élément potentiellement dangereux. À sa question « What's going on ? » que mon niveau d'anglais traduit sans réflexion aucune (merci mon niveau d'anglais), je réponds par un « I believe there is a snake. » Après le déploiement de ladite bête pour rejoindre l'autre bord, j'eus non seulement la confirmation de l'espèce mais également l'équivalent d'un arrêt cardiaque. De couleur ocre et d'une apathie inattendue et défiante, le serpent, appelons-le Bob, ne fuyait aucunement devant le bruit répété et forcé de nos pas cognés contre le sol. C'est pourtant bien la première leçon que j'ai apprise en arrivant ici. Les serpents se méfient des humains et craignent le bruit.
Devant ce manque d'obéissance, Richie et moi-même nous sentons désarmés. À tout moment, Bob le serpent nous donne l'impression de décider d'une attaque ciblée, comme si sa léthargie n'était qu'une tactique, une feinte. Il rampe encore, sa tête dépassant les herbes mi-hautes. La faible intensité de ma lumière frontale à dynamo prétendument d'une durée de vie exceptionnelle (merci Nature & Découvertes) me permet à peine de distinguer Bob des plantes sauvages, ajoutant des frissons à cette scène d'une tension paralysante. Richard, muni d'une lampe qui fonctionne bien (forcément, puisque lui ne l'a pas achetée chez Nature & Découvertes), défie Bob en chantant (les Anglais chantent très mal soit dit en passant) et en fracassant la terre de ses pieds danseurs. Rien n'y fait. J'en viens à la conclusion que nous avons affaire à un serpent sourd... mal entendant, pardon ; ou alors à un con de serpent ado qui fait sa crise existentielle et qui passe par la phase « je défie toute autorité car je suis un indépendant, un anarchiste, j'emmerde tout le monde, mes parents plus que les autres car ils ne comprennent rien à rien et ne veulent même pas m'acheter un scooter. » Bob semble donc se foutre volontairement de mes parades d'intimidation. Devant une telle nonchalance effrontée, Richie et moi réunissons ce qu'il nous reste de courage pour fuir. À fleur de peau tout le long du parcours restant, nous rangeons notre virilité sous la moustiquaire à notre arrivée à la cabane.

Le carnage aux fourmis.

Le lendemain, après avoir été envahis par une armée de fourmis noires et d'autres volantes, nous décidons, toujours avec mon allié fidèle et historique Richie l'Anglais, de nous attaquer à cette cible pullulante. Sous notre cabane, nous traquons une lignée de fourmis afin de situer leur Home Sweet Home. Nous arrivons à notre objectif après avoir pris le soin de toutes les écraser en passant. La fourmilière : des centaines et des centaines s'affairent à leur mission. Après l'écrasement nous optons pour la noyade : procédé écologique et à portée plus massive. Je vais de ce pas remplir le seau d'eau dans la rivière. En revenant, je m'aperçois que Richie n'a pas pu attendre mon renfort pour empêcher une avancée sensible et soudaine de nos ennemis. Il a uriné sur une partie du champ de bataille que nos adversaires voulaient faire leur. Son rire narquois me laisse penser qu'il en a tiré une grande fierté ainsi qu'une jubilante satisfaction. Notre humiliation de la veille face à Bob le serpent semble avoir décuplé notre plaisir à nous venger. Certes l'ennemi est cinquante fois plus petit que Bob et en rien venimeux, mais notre motivation n'en est pas moindre. Le procédé de l'eau se trouve être plaisant mais nous fatigue par les allers-retours qu'il nous contraint à effectuer jusqu'à la rivière. C'est alors que l'idée de la destruction ultime parvient jusqu'à l'esprit de Richie : le feu. « Ho ! » lui fis-je. Quelle merveilleuse et lumineuse idée as-tu eue là Richie. Il court chercher deux bougies ainsi qu'un briquet. Je prends au passage une bombe aérosol quasiment vide. Nous venons de recréer le lance-flammes. Nous fusillons à plus de quatre-vingt degrés des centaines de fourmis noires. Le plaisir sadique ressenti est de l'ordre de la jouissance d'un responsable de génocide arrivé à ses fins. Nous imposons notre force et reprenons notre supériorité sur la Nature. Une trentaine de minutes s'écoule et laisse place à un carnage fabuleux. Le chaos règne, les issues de sortie de la fourmilière sentent encore le cramé, certaines fourmis gigotent, brûlées au troisième degré. Les survivantes, déboussolées, vont de corps en corps emprises d'une panique bleue. La terre est noircie, la guerre a fait rage, les morts jonchent le sol comme dans un tableau de Munch et les vainqueurs, du haut de leur balcon, contemplent leur hégémonie. 

Signaler ce texte