Je n'en reste pas moins un homme
burdigala
Encore un regard qui se dérobe, une tête qui se détourne, toujours des gens qui s’écartent. Voudraient-ils me parler mais sans oser le faire ? Aimeraient-ils venir vers moi ? Peut-être craignent-ils ma réaction ? Je ne sais pas ce qui les retient. Ont-ils peur ? Eprouvent-ils de la pitié ? M’évitent-ils parce qu’ils ne savent comment m’aborder? Ou peut-être est-ce de la gêne tout simplement ?
Ces questions m’obsèdent comme un leitmotiv que je ressasse dans ma tête. Me suis-je un jour moi-même écarté du chemin? Ai-je moi aussi tourné la tête ? Ai-je éprouvé de la pitié lorsque j’étais « normal » ?
Je ne sais pas. Je ne sais plus. J’ai 30 ans. Depuis 2 ans je réapprends à vivre. Je découvre la vie assis. Je constate combien il est difficile de se mouvoir en fauteuil roulant. Difficile, oui… le regard des autres. Ce regard qui exclut, qui vous rappelle votre condition. Difficile ces gestes évidents hier et soudain si compliqués, voire inhumains, aujourd’hui.
Je suis handicapé.
Mon état dérange, mais dois-je rester confiné pour autant ? Je scrute le regard des passants, mais eux ne me voient pas ou me voient trop peut-être. Tellement imposant, je ne sais où me mettre. Je me sens à l’étroit dans ces minces allées. Je rêve d’un endroit où me faufiler sans complexe, sans craindre de bousculer. Pourquoi avoir créé des trottoirs aussi hauts ? Soulever mon poids sur cette chaise devient un fardeau. Que font ces objets au milieu de mon chemin ? Poubelles, motos, cartons ôtez-vous de ma route. Je ne peux pas passer. Piétons soyez sympas, je ne vois que vos jambes, l’horizon est bouché, je ne sais où aller. Si j’ose m’écarter et frôler le bitume, les semonces sonores et verbiages grossiers des automobilistes résonnent dans ma tête. J’envahis leur espace. Mais où est donc le mien ? Ni trottoir accessible, ni route autorisée, où devrais-je aller ? Où trouver mon chemin ? Je suis coincé dans mon fauteuil. Oui… Mais je sais encore penser. Mes facultés sont intactes. Mes jambes ne me portent plus. Certes. Mais ma tête me guide et mes idées m’éclairent. J’invente pour nous, un univers immense ; des allées infinies, des rayons accessibles, des perspectives lointaines, de vastes étendues. Terminé à jamais cet espace étriqué, et nous pourrons enfin circuler librement.
Nous sommes handicapés.
Oh, je ne suis pas le seul. J’ai bien tenté de me complaire dans mon malheur. Mais mon malheur n’est rien comparé à ceux d’autres. Je n’ai plus mes jambes mais j’ai tout le reste. Certains ont moins que moi. Il faut que je sois fort. Mes proches sont inquiets. Soucieux et tourmentés, ils se voilent la face et refusent d’en parler. Le sujet les angoisse, ils craignent de me blesser. A quoi bon se mentir, je ne peux plus marcher. Cessez toute veulerie, il faut maintenant m’aider. Alors que j’aurais dû baigner dans mon malheur, j’aurais pu m’égarer, tomber en dépression. Il n’en est rien. Mon état me galvanise. Les miens se mobilisent. Le sourire revient sur leur mine sinistre, et l’angoisse passée, il nous faut reconstruire. Je franchis les obstacles, pas à pas. Chaque progrès est une véritable victoire dignement remportée sur mon infirmité. Le chemin sera long mais j’ai confiance. Je crois en mon étoile. D’ailleurs, je viens de la rencontrer. Elle me guide dans ce dédale d’embûches. Elle brille parmi la foule et devient mon repère. C’est elle qui me rappelle que je suis toujours un homme. L’aurais-je rencontrée si ma vie en juin n’avait pas basculé ? Je ne saurais le dire. Pourtant l’idylle était complexe. Elle debout, moi assis. Alors, elle s’est assise pour m’apprendre à m’aimer et à l’aimer aussi. Je ne peux pas lutter, elle est si convaincante, douce et attentionnée, sa présence m’enchante. J’admire son optimisme, il m’aide à avancer. Cent fois, mille fois peut-être, elle ne cesse de dire, « sois confiant, je suis là, à nous deux nous vaincrons ». Et je redeviens l’homme que j’étais il y a 2 ans, un homme qui sourit et espère de la vie. Je ne peux plus marcher mais j’ai tellement à faire. Je sais encore penser, aimer, et m’émouvoir. Je combats sans me plaindre, je vise l’excellence. Je veux vivre ma vie et créer de mes mains, me dépasser sans cesse pour leur prouver à tous que mon avenir brille comme avant l’accident. Ma vie reprend son cours, sous un jour différent. Je me sens délivré, je suis à nouveau moi-même, l’homme de 28 ans qui rêvait en secret d’obtenir un trophée au prochain championnat. Sans tergiversation, je me suis décidé, au diable mes préjugés. Mon entourage est là, me soutient, m’encourage. La lutte est ardue…
Je l’ai pourtant gagné ce titre de champion, par un biais différent mais non moins glorieux.
Repousser mes limites, c’était mon objectif et je me suis prouvé que bien qu’ handicapé, toutes les difficultés, je les ai maîtrisées !
Je suis handicapé, je ne suis pas malade.
Et si j’ai surmonté mon propre handicap grâce à ma volonté et ma force mentale, alors vous aussi surmonterez le vôtre. Faut-il que vous soyez perclus d’idées reçues ? Ouvrez votre univers, dépassez vos tabous. Osez me regarder, ne tournez plus vos têtes. Soyez donc courageux, oubliez votre gêne. Vous debout, moi assis, nous ne sommes pas différents. Chacun avec ses propres faiblesses mène son combat. Moi j’ai gagné le mien et vous ce sera quand ?