JE REVIENDRAI, FINN - 4

Catherine Killarney

Amour et aventure à travers le temps

     Je retournai donc sagement à mon bureau mais je notais sur un petit cahier tout ce que j'entendais dans le bureau d'à côté. Je prouverai un jour que j'étais la femme de la situation !

     Mes nuits devinrent hantées par des histoires de bateaux, de pirates, de corsaires, de flibustiers. Des souvenirs d'enfant quand je bricolais des navires avec du carton, des cris de guerre quand j'organisais des « batailles navales » dans la cour de récréation, et puis le visage de ma mère qui souriait, et d'autres personnes que je ne connaissais pas dans la vraie vie mais qui me paraissaient familières. Je me voyais souvent à la proue d'un navire, en costume d'homme du XVIIIe, mes cheveux roux flottant au vent. Ah les rêves… On se demande si souvent d'où ils viennent… Maintenant, je le sais…

     Ce fut un choc lorsque j'appris que finalement la société avait recruté un homme pour le poste. Je retournai voir mon patron, qui s'attendait manifestement à visite…

     - Je sais, je sais… fit-il. Vous n'êtes pas contente !

     - Il y a de quoi… Vous m'aviez promis…

    - Promis d'y réfléchir, oui. Mais justement… Ce n'est pas un métier pour une femme, ma petite Delphine. Vraiment. Il faut être présent aux accostages et aux appareillages, à n'importe quelle heure du jour ou de la nuit. Vous vous imaginez toute seule, à minuit, sur le quai désert ? Non, ce n'est pas sérieux. Et puis je crains que les commandants eux-mêmes, qui sont plus âgés que vous, et donc moins progressistes, soient choqués de voir une femme se présenter comme leur agent…

     - C'est ridicule ! Je suis prête à prendre tous les risques. C'est mon problème.

     - Non, Delphine, c'est aussi le problème de la société. Vous avez vingt ans, vous avez tout l'avenir devant vous. Je sais que vous êtes intelligente et votre travail est parfait. Mais soyez patiente. Vous aurez un beau poste un jour.

     - Mais c'est celui-là que je veux !

   - Allons, allons, ne faîtes pas vos caprices de petite fille ! ajouta-t-il avec un grand sourire, lui signifiant que l'entretien était clos.

     Le nouvel embauché arriva, Louis, un jeune de mon âge, un peu indolent. Je le surveillais de près. Je m'étais arrangée pour qu'il me croie sa meilleure amie j'en profitais pour discuter avec lui de toutes les facettes de son boulot. J'apprenais, encore et encore. Mon patron m'avait proposé d'assurer le secrétariat du service maritime, en plus de mon travail d'aide-comptable. J'acceptai immédiatement, j'étais une bosseuse, cela ne me faisait pas peur et je pouvais toucher d'encore plus près ce monde qui me semblait tellement fascinant, et me faire connaître peu à peu des directeurs des compagnies et des équipages, car certains bateaux revenaient dans notre port régulièrement.

     Louis tomba malade… une mauvaise grippe. Je ne vais pas dire que je m'en réjouissais, mais devant le désarroi de mon patron, ainsi privé d'un élément essentiel en pleine campagne (nous recevions les bateaux principalement, et en grand nombre, de mai à décembre), je lui dis de ne pas s'inquiéter, que j'allais tout gérer. Et je le fis. Je pris l'appel du commandant par radio, alors qu'il s'apprêtait à entrer dans l'estuaire. Je réservai la place à quai, prévins le chef de quai qui recruta son équipe de dockers en fonction du plan de cargaison que je lui fournis, je m'occupais d'ores et déjà de ce que le commandant avait souhaité : ravitaillement, carburant, et une liste de livres. Malheureusement à leurs yeux, je demeurais toujours une jeune fille fragile et c'est un des cadres qui assista à l'accostage et à l'appareillage… Néanmoins, le commandant, très étonné d'avoir eu une femme en phonie, fit son curieux et demanda à visiter nos bureaux… pour me rencontrer ! J'étais aux anges. Nous avons discuté longuement, il m'a dit sa stupéfaction : dans aucun port au monde, il n'avait eu une femme agente et il trouvait ça absolument génial ! Il se demandait pourquoi ce n'était pas moi qui étais venue à l'arrivée du bateau. Je précise que ces compliments, et tous ceux qui viendront par la suite, m'étaient adressés sans aucune arrière-pensée. C'était un monsieur normal, qui attendait un service de son fournisseur, et qui se trouvait pleinement satisfait de la prestation. Pour le départ, j'exécutais à nouveau toutes les tâches, remplis tous les formulaires, sans rien oublier. Et on m'autorisa cette fois, mais dûment chaperonnée, à assister au départ de MON bateau, pour me faire plaisir. MON bateau. Un joli cargo blanc, dans l'ambiance portuaire, les mouettes, les odeurs mêlées du fleuve, du mazout, de débris du bois des palettes qui traînaient encore sur le quai. C'était bizarre, mais j'adorais ces odeurs mélangées. A part celle du mazout qui me paraissait incongrue.

     Pendant toute la semaine d'absence de Louis, je m'occupais de cinq bateaux et ce fut un sans faute dont je n'étais pas peu fière.

     - Vous avez vu ?  demandai-je à mon patron, le croisant dans un couloir.

     - Oui, c'est très bien. Mais Louis revient. Et puis, vous n'avez pas votre permis de conduire, reconnaissez que ce n'est pratique.

     Rabat-joie ! Qu'à cela ne tienne : je prenais bien évidemment des cours de conduite depuis plusieurs semaines.

    Louis avait une petite santé… il s'arrêta plusieurs fois et chaque fois je le remplaçai. Les commandants s'habituaient à moi de même que les directeurs des compagnies. Mais je restais au bureau, il n'y avait que les allées et venues à bord qu'on m'interdisait. Je fis remarquer à mon patron que je faisais le travail de trois personnes : l'agent, son secrétariat et la partie comptable. Je ne ménageais pas mes heures car j'adorais mon boulot ! Je me sentais totalement dans mon élément, je n'étais pas capitaine de navire, certes, mais je parlais toute la journée avec des armateurs, des commandants, des officiers, des matelots. Seuls me manquaient les odeurs du port, le ronronnement des machines, et les mouettes au-dessus du fleuve. C'était mon monde, mon univers, j'aurais voulu embarquer et partir à tout jamais.

     Louis donna sa démission. Lui, ça ne lui plaisait pas du tout de s'occuper de ces vieux cargos et de « faire le larbin » pour ces messieurs à bord. Je voyais les choses autrement, bien sûr. Je me précipitai immédiatement dans le bureau de mon patron qui soupira :

     - Non ! Vous n'avez pas votre permis de conduire !

   Je lui sortis ma feuille rose que j'avais obtenue la veille. Il n'avait plus d'arguments à m'opposer. A part le fait que je devrais travailler de nuit et me retrouver seule sur des quais… ce qui n'était pas sérieux du tout, me rappela-t-il.

    - Mais je prends le risque ! C'est ma vie ! Ma famille ne vous fera pas de procès si on me retrouve trucidée un matin entre deux grues ! Je n'ai que mon père.

    - Qui est avocat… me rappela-t-il malicieusement.

    - Ah oui, j'oubliais. Mais ce n'est pas le genre à vous attaquer. Je lui ai parlé maintes fois de ma passion pour ce job. Il est comme vous, il râle, mais il sait que je n'en ferai qu'à ma tête.

    Ma fougue était réelle. De guerre lasse, il conclut :

    - OK. Vous avez le poste.

    Et c'est ainsi que, après avoir rêvé d'être pirate, ou capitaine de paquebot, je me retrouvai officiellement agent maritime, la première femme à exercer ce boulot dans le port de Cherlonan. Peut-être même de toute l'Europe, d'après ce que me dirent ensuite mes capitaines.   

   Mon cher petit bébé, ta maman est une guerrière ! J'ai toujours aimé me battre. Comme dans mon enfance, comme dans mes rêves où je me voyais toujours en pirate.

Signaler ce texte