Je suis ou J'ai été ?

Kalyssa Br

Les violences étaient quotidiennes, pendant plusieurs heures, parfois plusieurs fois par jour. Pourtant, ses yeux étaient si beaux, son regard si doux, sa voix était si calme et posée.

Je suis une femme battue.

J'aimerais dire j'ai été, au passé. C'était il y a longtemps après tout, des semaines.

J'ai été une femme battue.

Je suis une femme battue.

De la même façon que je suis brune. Droitière. Que j'aime les chats. Et le Nutella. C'est qui je suis. Pas uniquement bien sûr, ce n'est pas une caractéristique réductrice. Mais ça fait partie de la définition globale. C'est moi.

 

Parce que j'ai peur. De façon générale. Comme une personne traumatisée après un crash aérien.

Les larmes s'évaporent, les doigts se remettent en places, les bleus s'estompent, mais j'ai peur.

C'est ridicule, personne ne va me frapper. Mais j'ai peur.

Mon chéri qui s'énerve parce qu'il ne trouve pas sa veste –et je veux dire, ce n'est même pas s'énerver, en jetant un verre contre le mur et en donnant un coup de pied dans le canapé. C'est s'énerver gentiment, dire, un peu fort, «p'tain, c'est encore cette pute qui a tout déplacer»- et j'ai peur. Parce que ça commençait souvent comme ça, ça commençait souvent pour rien à vrai dire. Ca commençait parce qu'il en avait envie, je suppose. Je vais pas blablater sur le pourquoi. Je l'énervais, j'avais pas de travail et lui une très bonne situation, ou je ne sais quelle autre connerie de psychologie de comptoir. J'en ai rien à foutre. Et je ne vais pas lui trouver d'excuses. D'ailleurs ce n'est pas de lui que je parle. C'est de moi.

Moi.

 

Moi qui ai peur. Du bruit. Des cris. Des voitures qui roulent un peu vite dans la rue. De tout ce qui dépasse le volume d'une conversation normale. Je sursaute comme une dingue devant n'importe quel film à suspense. Et je déteste les disputes. En fait, je ne sais pas me disputer. Je me contente de faire comme si tout allait bien jusqu'à ce que je demande «tu vois vraiment pas qu'il y a un problème?» en m'effondrant en larmes. Oui. Drama Queen. Pour ma défense, ça n'arrive que quand je suis fatiguée. Le reste du temps, je fais en sorte que tout soit parfait. Tout le temps. Jamais en veille, toujours à scruter le moindre détail, la moindre brindille sur les voies qui pourraient faire dérailler le train entier. Je crains la collision. Je suis conciliante, à l'écoute, serviable, gentille. Et je déteste ça.

 

Mais encore plus profond que la peur, il y a la confiance en soi. Petit à petit, tout les jours, il y a une remarque, une critique. On ne s'en rend même pas compte. C'est bien qu'il ose dire qu'il n'aime pas quand je me coiffe comme ça. Il a du caractère. Il dit qu'il faut être débile pour lire ce pédé de Stephen King. C'est bien, il exprime son avis. Et petit à petit, jour après jour, le mien n'existe plus, il est inconsistant et fade. Et on ne s'en rend pas compte parce qu'on a déjà commencé à disparaître.

 

Et un jour, il dit cette phrase. Ce n'est peut-être pas le plus méchant ou le plus tordu de tout ce qu'il a pu dire, mais c'est celle que l'on retiendra.

«Tu fais exprès d'être moche pour m'humilier devant mes collègues de travail».

Dans un train, alors qu'on s'apprête à rejoindre ces collègues de travail pour une soirée. Ses amis. Parce que les nôtres, on les a laissé partir. Pas assez bien pour nous, on méritait tellement mieux. D'ailleurs on ne mérite que lui. Il l'a dit. Il l'a répété. Il n'y a que lui qui nous comprenne. Que lui qui nous aime. Personne ne t'aime comme moi je t'aime.

Et dans ce train, il dit qu'on fait exprès d'être moche pour l'humilier devant ses amis. On ne l'entend même pas prononcer les mots. Ils flottent autour de nous. Il se lève prendre l'air dans une autre voiture. C'est quelqu'un d'autre. Quelqu'un d'autre qui ne nous connaît pas, et qu'on ne connaît pas, qui nous agrippe le bras. Il a l'air tellement inquiet quand il nous regarde qu'on se demande si le train ne vient pas de sortir des rails. Mais non, c'est juste nous qu'il regarde. C'est pour nous qu'il s'inquiète. Il demande si ça va. On pleure mais on ne le sait pas, il nous donne un mouchoir. On fixe le paysage qui file à toute vitesse. Il veut nous prêter son téléphone, qu'on 'appelle quelqu'un, pour nous aider, venir nous chercher peut-être et trouver quelque part où aller. Mais on est lasse, on a des courbatures à force de contracter tous les muscles, tout le temps. De serrer les points, de bloquer la mâchoire, de rentrer le menton, de tordre les pieds sous les fesses. Deux jeunes filles assises la rangée devant nous, se retournent. Tout le wagon nous regarde. J'ai honte. Je ne comprends pas ce qu'on me dit. Vous ne pouvez pas rester avec lui. Il vous a hurlé dessus. Je ne me souviens pas, je répète. Je ne me souviens pas.

 

Pendant une seconde, quand on est descendu du train et qu'il râlait en achetant les tickets de métro, on a pensé s'enfuir, disparaître dans la foule et monter dans un train qui nous emmènerait loin.

Mais je ne l'ai pas fait. Je suis allée à cette soirée, avec ses amis, avec lui. Il a gardé sa main sur ma cuisse et je n'ai pas bougé du canapé. Et à chaque fois qu'on me demandait comment ça allait, je lâchais un «très bien» que je ravalais aussitôt avec une grande d'ice tea.

 

Le pire dans tout ça, il ne voulait jamais que je mette des talons. Je me dis que j'aurais pu lui mettre une branlée. J'aurais dû. Un coup de genou dans les burnes. Ou même juste une bonne gifle. Ou simplement me défendre. Juste une fois, ça aurait suffit. C'est ça le pire. Le fait qu'on a laissé quelqu'un, quelqu'un qu'on n'a même plus aimé, nous cogner dessus. Sans rien dire. Qu'on a appris à s'enfermer dans la salle de bain en bloquant bien la porte avec un tabouret. Qu'on a passé des soirées à attendre qu'il se soit calmé, dehors, pieds nus. Parfois sous la pluie, parfois dans la neige. Qu'on faisait croire aux voisins qu'on avait oublié nos clés. Et qu'on a rien dit. On l'a laissé nous monter dessus, nous baiser, alors qu'on avait envie de vomir. Lui, il disait faire l'amour. Mon cul. Il nous baisait et après s'endormait sur nous, en murmurant, je t'aime trop fort. Mon cul. Mais on l'a laissé faire.

Je l'ai laissé faire.

 

Je ne sais pas trop comment finir ce texte. Je l'ai quitté. D'une façon assez lamentable, je me suis enfuis et par texto, quand j'ai été bien sure qu'il y avait des centaines de kilomètres entre nous. Je l'ai quitté sans rien dire, une fois de plus. Ca l'a rendu fou, il a sauté dans sa voiture, il est venu, me dire que ça ne pouvait pas finir comme ça. J'ai dit c'est pas toi, c'est moi. J'ai besoin d'être seule, de penser à moi. Ce n'était pas tout à fait faux. Il m'a supplié de faire l'amour une dernière fois, en souvenir du passé, pour se dire au revoir. Plutôt crever. Il a essayé de m'embrasser, ses mains serrant mes épaules. J'ai réussi à le faire partir. Peut-être la chose dont je suis la plus fière dans ma vie. Il m'a menacé. Je suis allée me réfugier chez ma soeur. Il a appelé pendant des jours, toutes les dix minutes. J'ai revu des amis que j'avais oublié depuis des années. Il a piraté ma boite mail et envoyé des messages obscènes à tous mes contacts en se faisant passer pour moi. Il m'a envoyé des lettres, s'excusant un instant, me menaçant celui d'après. Je les ai brûlées.

Et je ne l'ai jamais revu.


Je suis une femme battue et, une seule chose est sure, ça n'arrivera plus.


Merci Anaïs de m'avoir écoutée et conseillée pendant des heures, je t'en serais éternellement reconnaissante d'avoir été là pour moi alors que je pensais être seule.
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