Je suis seule

Diane Mond

Je suis seule

            Je suis seule, dans la ruelle mal éclairée. Je suis seule, comme seule au monde, dans ce sombre univers où j’aimerais tant que quelqu’un me rejoigne. Je suis seule, mais je n’attends personne. Et pourtant je voudrais avoir quelqu’un avec moi, quelqu’un qui me rassure, quelqu’un qui apaise mes peurs. Je suis seule, et sûrement pour longtemps encore. Il n’y a personne ici. Pas la moindre trace de vie. Même les rats, qui à l’accoutumée vadrouillent dans ces endroits malfamés, semblent déserter, éternels absents. Pourquoi ? Comment cela se fait-il ? Pas le moindre bruissement de vent pour faire bruisser les feuilles des arbres, pas le moindre pépiement d’oiseau pour égayer ce jour.

            Mais je suis idiote. Il n’y a aucun oiseau pour gazouiller, il n’y a pas d’arbre pour s’agiter. Pas non plus d’occupant dans les deux murailles de maisons qui forment une ligne vers l’horizon. C’est une ligne droite, sans aucun virage pour me faire voir autre chose, sans aucun espoir de tournant pour m’échapper de ce sordide univers. Je me retourne, espérant avoir derrière moi autre chose, quelque chose de salvateur, une autre direction à prendre, un nouveau départ à prendre. Une espèce de vie humaine, n’importe laquelle, un végétal même suffirait à rompre cette solitude. Mais non, je ne vois rien. Tout est vide autour de moi, je ne suis entourée de rien. Il n’y a pas de chose vivante. Il n’y a qu’un environnement morne, un environnement mort. Je ne vois rien, pas la moindre chose, juste l’infini. De chaque côté, à droite, à gauche, ces remparts gris, murailles m’empêchant de voir autre chose que, de part et d’autre, devant et derrière moi, l’horizon éternel.

            Je suis seule, et je ne sais pas quoi faire de cette solitude. Elle m’encombre, elle me gêne, me dérange, sentiment désagréable, nauséabond. Elle s’empare de moi toute entière, me prenant par surprise et dévorant peu à peu chaque partie de moi. Désormais, je suis toute à elle. Je suis seule, abandonnée de tous, dans cet endroit méconnu, dans cet endroit qui ne semble aboutir nulle part et ne venir de nulle part. Je suis prise au piège, ici ! Je n’ai aucun moyen de m’échapper de cet endroit immense et angoissant. D’où pourrait venir mon salut ? Je me demande si je pourrais escalader ces bâtiments…

            Je les observe un instant, puis plus longtemps, et au fur et à mesure que je lève la tête pour en apercevoir le sommet, ils me semblent croître indéfiniment. Je regarde plus haut, sans espoir, et ils s’étendent encore, sans limite à la démesure. Non, ils sont bien trop hauts pour être escaladés…

            Mais comment me suis-je retrouvée là ? Comment ai-je bien pu faire pour me retrouver en ces lieux singuliers ? Je n’en ai pas la moindre idée. Je me sens vide, aussi vide que l’environnement dans lequel je me trouve. Je cherche qui je pourrais appeler. Je ne sais pas. Qui me viendrait en aide ? Qui accepterait de venir pour rompre ma solitude, pour faire tomber ces murs, pour faire apparaître les tournants de cette rue ? Je n’en sais rien. Je n’ai personne qui me rejoindrait, je crois… Alors c’est bien cela. Je suis seule, et je le resterai ! Il ne me reste plus qu’à essayer d’avancer, tant bien que mal. Alors je me mets à marcher, vers l’horizon toujours plus lointain, toujours plus inaccessible, entre ces deux rangées de maisons grises. Et au fur et à mesure que j’avance, je me sens de plus en plus vide, et tout autour de moi est aussi plus vide ; il y a de moins en moins de choses autour de moi. Le néant, juste le néant.

            Sous mes pieds, une infinie étendue de gris. Sur les côtés, des murs gris sans porte ni fenêtres… Au-dessus de moi, le ciel qui me semble lourd. Il fait encore jour, mais le soleil ne luit pas, ne m’éclaire pas de sa lumière radieuse. Comment alors puis-je savoir qu’il fait jour ? Il y a encore une lumière, mais filtrée par d’épais nuages gris à la consistance laiteuse. La nuit n’est pas encore au rendez-vous, mais alors pourquoi ai-je l’impression qu’elle sera mille fois plus lumineuse que le jour ? C’est un ciel pareil à celui des ciels d’orages qui se tient au dessus de moi, pesant, au point que je peux presque le sentir effleurer mon dos, sans toutefois provoquer le moindre mouvement d’air au dessus de moi. Au fur et à mesure, je le sens de plus en plus sur moi, pesant, lourd, charge et fardeau. Mais toujours pas de mouvement ; le ciel qui pèse sur mes épaules est mort. C’est vraiment affreux comme sentiment de vide total, de vide douloureux pourtant. Je marche sans raison, sans but dans ce néant absolu, sans destination, déboussolée, dépaysée dans cet environnement qui m’est totalement inconnu. D’ailleurs, comment se fait-il que je sois là ? Je n’en sais toujours rien, je n’ai pas trouvé la réponse. Et pourtant, j’y suis bien !

            Je marche, encore et encore, et au bout d’un moment, la nuit s’abat sur moi, brusquement, sans crier gare. Il n’y a même pas eu avant ce crépuscule que j’aspire tant à admirer d’ordinaire… La nuit est tombée sans prévenir, sans prendre la peine de laisser les choses se faire comme elles le devraient. Et voilà qu’elle est là, encore plus lourd fardeau que le jour. Je croyais pourtant qu’elle allait être meilleure. Mais non. C’est une nuit sans lune et sans étoile, une nuit infinie, comme une étendue de noir au-dessus de moi, angoissante. Et pourtant, j’y vois encore, je peux encore distinguer ce gris affreusement monotone sur lequel je marche. La seule différence que j’ai remarquée avec le jour est la couleur du ciel, qui a viré du gris au noir. Mais ma vue est restée excellente… Serais-je devenue nyctalope ? Cela m’étonnerait fort !

            Mes pensées tout d’un coup s’emmêlent de nouveau. Je ne sais plus qui je suis, je ne sais plus où je suis, je ne sais plus comment je suis… Qui suis-je ? Que suis-je ? Suis-je vraiment une femme, comme je le supposais jusque là ? Peut-être ne suis-je qu’un fantôme, sans corps humain. Je marche en regardant le sol, mais je ne distingue plus mes pieds. Je vois toujours l’horizon au loin qui s’étend, noir comme la nuit qui descend pour se rallier à ce sol gris sur lequel je marche. Si je ne veux pas regarder ce gris qui me donne envie de me tuer, il me faut absolument regarder cela. Ce sont des œillères endiablées, ensorcelées pour me forcer à ne voir que ce noir angoissant, ou ce gris à vous rendre fou.

            Cela fait maintenant bien longtemps que je marche ; l’horizon ne s’est pas arrêté de reculer, le sol n’a pas arrêté d’être gris, la rue n’a pas eu de tournant, les maisons ne sont pas descendues, et les nuits noires ont continué de succéder aux jours gris. Je n’en peux plus. J’en ai assez, je ne veux plus marcher à tout jamais. Je veux mourir. Je veux arrêter de vivre cet enfer affreux. Mais je ne peux pas. Il n’y a aucun promontoire d’où sauter. Il n’y a aucun plafond pour me pendre. Il n’y a aucun couteau pour me l’enfoncer dans la peau. Il n’y a rien. Rien que deux murs gris un sol et un ciel. Et au milieu de tout cela, je suis seule. Je suis tellement seule que même la mort ne peut plus m’atteindre. Cette mort que j’ai tant redoutée, je donnerais maintenant tout pour l’avoir à mes côtés. Je ne peux pas continuer ainsi ! Assez ! C’est assez ! Je veux retrouver… Je veux revivre ! Je veux…

            Je me réveille, en sueur, après ce rêve, et toute chamboulée. Ce n’était qu’un cauchemar… Oui, mais quel horrible cauchemar ! Je m’assieds sur mon lit, et je tends l’oreille. Dans ma chambre, dans la grande maison toute entière, pas un bruit. Je suis seule…

Signaler ce texte