Je suis une phobie

Elsa Phoebe

Tergiversations et barguinage d'Hanna, phobique de l'avion à l'aéroport de Tel Aviv. Réussira t'elle à monter dans l'appareil?

L'avion vient d'atterrir sur le tarmac de l'aéroport Ben Gourion. Il se dirige vers son parking avec l'élégance d'un paquebot russe rentrant au dock. Comme c'est laid un Boeing... Ca y est, l'escalier est positionné et les portes s'ouvrent.  Il est neuf heures du matin, il me reste donc une heure avant l'embarcation. Cinquante-neuf longues minutes à attendre que l'appareil dégueule ses passagers, fasse le plein de kérosène et me réceptionne voracement en son sein pour repartir vers la France.  

Je m'appelle Hanna, j'ai 25 ans. Dans la vie, j'aime avoir les pieds sur terre, littéralement. Si ce matin, je m'inflige l'horreur d'être enfermée dans une boite en métal à deux-mille mètres d'altitude, c'est parce que je suis française de culture et israélienne de cœur. Malheureusement pour moi, les deux pays ont la fâcheuse particularité géographique de se trouver à cinq mille kilomètres l'un de l'autre. C'est donc la peur au ventre que je suis installée sur un siège froid de l'allée C de l'aéroport international de Tel Aviv.  C'est là que j'ai décidé de boire mon deuxième, et peut-être dernier, café turc. 

La baie vitrée, offrant une vue plongeante sur la piste d'atterrissage, est un traquenard. Je tâche de ne pas regarder dans cette direction puisqu'à chaque approche j'imagine un crash abominable suivi de l'arrivée impromptue d'une demi-douzaine de camions de pompiers. Ca ferait ma journée, on me dirait : « tu imagines, ça aurait pu être toi ». 

Je pourrais m'attarder sur le génie de l'aéroport, sa construction futuriste et sa beauté architecturale. Je pourrais être émerveillée par la vertigineuse fontaine, qui diffuse un bruit de chute d'eau naturelle au milieu de la cohue des voyageurs en transit. Je pourrais aussi parler des jolies femmes au physique oriental qui foulent le tapis mouvant de l'allée C. Mais non, je suis obnubilée par le drame psychologique qui se joue dans ma tête et dont tout le monde ignore l'existence. 

Les fesses lourdement enfoncées sur mon siège, j'observe une populace éclectique et décomplexée se jeter sur des articles détaxés dont elle n'aura pas l'usage. C'est pathétique et drôle en même temps. Il faut bien s'occuper. 

Contrairement à ce que l'on a tendance à croire, les israéliens ne sont ni pressés, ni fatigués, ni énervés de faire la queue. Et pour cause, ils ne la font pas. Ils rusent, déposent leurs articles directement sur les cuisses de la caissière, feintant de ne pas avoir vu les touristes américains, japonais ou espagnols. Ils estiment avoir le droit d'être servi les premiers puisque leur avion décolle dans quatre heures et qu'il faut passer au lounge. Je regarde leurs manœuvres avec attachement. Ils vont me manquer pendant mes vacances à Paris. Pire encore : ils vont me manquer une fois qu'un trou d'air aura eu raison de ma personne.

Dans mon sac, une bouteille d'arak, une boite d'acamol (l'aspirine locale), des somnifères puissants et un gros rouleau de PQ. Inutile de se charger d'autre chose. Dans l'avion, je suis si crispée qu'hormis pleurer et draguer le personnel de bord, je ne fais pas grand chose de ma personne. Je dis bien draguer puisque l'angoisse mélangée à la conviction d'une mort imminente me rend lugubrement libidineuse. J'aurais peut-être dû occulter la bouteille d'alcool. Mais bon, rien de mieux qu'un petit shot pour se donner du courage pendant les turbulences...

J'ai déjà gobé un acamol et m'apprête à ingurgiter mon deuxième somnifère. La nuit a été aussi blanche que la couleur du fuselage de l'avion qui s'apprête à m'engloutir. Les muscles de mon cou sont aussi tendus que les discours politiques de Benjamin Netanyahou, et je ne pense pas qu'un estomac fut jamais plus retourné que le mien. Décidément, ces pilules misérables n'ont aucun effet sur moi. Je décide de marcher. 

Dans l'allée B, je peux voir un groupe d'hommes ultras orthodoxes, entièrement vêtu de noir. Je crois qu'ils prient. A l'heure où d'autres phobiques se tournent vers Dieu, je sors un joint de ma poche et part me réfugier dans le coin fumeur. 

L'athéisme peut s'avérer très frustrant, surtout lorsqu'il s'agit de vouloir tout rationaliser. J'ai l'intime conviction qu'une petite prière bien placée, et prononcée avec foi, se révèlerait bien plus efficace. 

Le coin fumeur consiste en un sas vitré, installé au centre de l'allée B. Je me rapproche du groupe de religieux, ils murmurent leurs prières en se balançant énergiquement d'avant en arrière. Ces mouvements frénétiques, cet enthousiasme, ce dévouement... ça me donne envie de vomir dans leurs chapeaux. J'ai appris quelque part que le mot ‘'haredi'' venait du verbe craindre. Ils craignent quoi? La peur de l'avion ? Dans ce cas-là, je voudrais les encourager. Allez-y les mecs, priez, exigez ! Que les lois de la physique nous concèdent la miséricorde, ou à défaut, un bon accueil au paradis...J'espère intimement que ces hommes prennent le vol pour Paris, au moins, j'aurais la présence de Dieu avec moi.

A l'intérieur du sas, une voyageuse sud-américaine à la chevelure châtaine abondante et indomptée me grille. Elle veut tirer une latte de mon joint. J'ai peur qu'elle me balance, alors j'accepte. Elle a dix-neuf ans et travaille dans un kibboutz en Galilée. La belle déclare avec beaucoup trop d'entrain qu'elle adore le ‘chadar ochel'(la salle commune où les habitants du kibboutz prennent leurs repas).  Nous discutons, ou plutôt j'écoute son monologue. Elle me casse la tête avec sa grâce et sa joie de vivre.

Je sens que le joint a un effet incroyable sur mon corps. Lentement, mes muscles se détendent, ma langue s'alourdit et mes coudes se relâchent. Je plane.

Je reviens tragiquement à la réalité lorsque ma nouvelle meilleure copine me demande : « tu as peur de quoi? ». Je me doutais bien que, même défoncée, elle prendrait conscience de la sueur qui perle sur mon front. C'est à ce moment là que je lance mon air assuré de porte-parole du gouvernement des pisseuses aéronautiques, et dégaine telle une évidence: 

‘'Ca n'est PAS naturel d'être dans une boite en fer au dessus du sol.

- Et l'ascenseur, tu as peur dans l'ascenseur?

- Non connasse, ça ne vole pas un ascenseur.''

Suite à une rupture dramatique, je me retrouve à nouveau seule sur une chaise, perdue dans cet immense terminal impersonnel. Il faut que je me change les idées. A ma gauche, un gamin de quatre ou cinq ans dégaine un paquet de cigarettes, en sort une et la mange.  Tu as raison, p'tit. Le chocolat détend. Dis, tu m'en files une ? 

Brusquement, un grand bruit de ventilation me fait sursauter. Un petit vieux à moustache passe l'aspirateur. Monsieur, ça ne va pas de foutre la trouille aux gens comme ça? Ce bruit infernal et pénétrant suscite en moi une rêverie quant à l'éventualité d'un vol de pigeon près des moteurs. Le corps de la bête, broyé par la turbine, pourrait-il faire crasher un Boeing 737? 

 Je me lève et marche. Il faut que mon esprit ingurgite quelque chose pour s'occuper. Je passe près d'un marchant de disques. Oui, il y en a encore en 2016. J'en profite pour vagabonder entre les rayons. Collision est le premier titre qui me saute aux yeux. C'est un album d'un groupe de jeunes libanais, sorti en 2014. Et si mon avion entrait en collision avec un autre appareil ? Le planning pourrait être mal calculé par le personnel au sol. 

Et si cet avion est celui d'un pays arabe, cela créera, en plus de ma mort, un incident diplomatique fortement médiatique. Je sors du magasin encore plus perturbée qu'à mon arrivée. Il me reste vingt minutes avant l'embarquement.

La jeune fille qui sert les cafés chez Aroma n'est pas en forme. Non seulement son chapeau est de travers, mais en plus elle envoie un jet de bave sur le micro en prononçant les deux syllabes de mon prénom.  Je paye ma commande en carte bleue, douze shekels, soit un peu plus de deux euros. Les israéliens sont plus intelligents que les français. Vous imaginez-vous, à Paris, tenter de régler une addition de deux euros par carte bleue ? Impensable. 

Et si ma peur de l'avion n'était que l'expression inconsciente et psychosomatique de mon refus émotionnel de quitter la terre promise? Non, je suis juste une grosse chochotte. Je me rends à l'évidence et bois une longue gorgée d'eau avec un troisième somnifère en guise de sucre.

Je m'endors finalement entre une poubelle et un pot de fleurs, la tête sur mon sac et la paille d'un café glacé entre les dents. 

Au réveil, ce que je crois être une minute plus tard, mon corps tremble, mon rythme cardiaque s'affole et ma mauvaise conscience jubile. Est-ce qu'une crise cardiaque permet d'avoir son billet remboursé en totalité ? Non, j'ai juste froid. Merde. J'enfile un pull, ça va mieux. 

Mon vol n'est plus affiché sur le tableau des départs. Je ne comprends pas. Il doit y avoir un délai. Mon supplice ne fait que s'allonger... Dans un froncement de sourcil, je regarde l'horloge et laisse tomber mon sac avec effroi. C'est le milieu de l'après-midi et je suis à Tel Aviv. Ma valise, elle, est bien arrivée à Paris.

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