Je vis en paix au plus profond de mon terrier
My Martin
Franz Kafka
Prague. 1883-1924
Écrivain austro-hongrois de langue allemande
« Mince, grand de taille, et séduisant comme un prince hindou », dit-on
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D'après le numéro Hors-Série Le Monde. « Franz Kafka. L'insaisissable ». Juin 2024
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C'est alors que mon compagnon tomba et lorsque je l'examinai, je vis qu'il était gravement blessé au genou. Comme il ne pouvait plus m'être utile, je le laissai sur les pierres et me contentai de siffler quelques vautours dans les hauteurs qui se posèrent sur lui, dociles, le bec grave, pour le garder.
« Chevauchée » (1907-1909)
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La lueur blafarde des lampadaires électriques de la rue éclairait çà et là le plafond de la chambre et le sommet des meubles, mais en dessous, autour de Gregor, il faisait noir. Afin de voir un peu ce qui s'était passé, il se traîna jusqu'à la porte, lentement, tâtonnant et malhabile encore avec ses antennes, dont il éprouva alors seulement tout l'intérêt. Son flanc gauche semblait n'être plus qu'une longue cicatrice qui tirait désagréablement et il devait boiter carrément sur ses deux rangées de pattes. Du reste, au cours des évènements de la matinée, une petite patte avait été gravement blessée - c'était presque un miracle qu'il n'y en ait eu qu'une de blessée - et traînait derrière lui, inerte.
[...] « Nous devons tenter de nous en débarrasser », dit la sœur, cette fois à l'adresse de son père seulement, car sa mère dans sa toux n'entendait rien.
« La Métamorphose » (1912)
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Le visiteur était déjà un peu conquis par la machine. Il regarda les parties hautes de l'appareil en se protégeant les yeux du soleil avec la main. La structure était imposante. Le lit et le traceur occupaient le même volume et ressemblaient à deux gros coffres obscurs. Les deux éléments étaient reliés à chaque coin par quatre tiges de laiton, qui étincelaient presque dans le soleil. Entre les coffres, la herse était suspendue à un ruban d'acier. L'officier avait à peine noté l'indifférence initiale du visiteur, mais il était sans doute sensible à l'intérêt qui commençait à poindre chez lui. Il brisa donc là avec ses explications, afin de laisser un peu de temps au visiteur pour qu'il puisse regarder sans être dérangé. Le condamné imita le visiteur ; comme il ne pouvait pas utiliser sa main pour se protéger du soleil, il regardait en l'air en clignant des yeux.
« Dans la colonie pénitentiaire » (1914)
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La vraie recherche commença au premier étage. Comme il ne pouvait pas, malgré tout, demander où se trouvait la commission d'enquête, il inventa un menuisier Lanz - le nom lui vint à l'esprit, parce que c'était celui du capitaine, le neveu de Mme Grubach - et projeta de demander à toutes les portes si un menuisier Lanz habitait là, afin d'avoir la possibilité d'entrer dans les appartements.
[...] Mais l'inutilité de toute cette entreprise l'exaspéra ensuite de nouveau ; il repartit une fois de plus dans l'autre sens et frappa à la première porte du cinquième étage. La première chose q'il vit dans la petite pièce était une grande horloge qui marquait déjà dix heures. « Est-ce qu'un menuisier Lanz habite ici ? demanda-t-il. - Entrez », dit une jeune femme aux yeux noirs et lumineux qui lavait des vêtements d'enfant dans un baquet, et elle lui montra d'une main mouillée la porte ouverte de la pièce voisine.
« Le Procès » (1914-1915)
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Comme le bourreau penché sur sa caisse se tait, le condamné ajoute plus calmement : « c'est impossible. » Comme le bourreau reste toujours silencieux, le condamné dit encore : « C'est justement parce que c'est impossible que cet étrange usage du tribunal a été introduit. Il fallait encore préserver la forme mais la peine de mort ne doit plus être exécutée. Tu me conduiras dans une autre prison. J'y resterai sans doute encore longtemps, mais on ne m'exécutera pas. »
Fragment posthume extrait du Journal (22 juillet 1916)
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Alors que pour les adultes il n'était souvent qu'une distraction plaisante à laquelle ils participaient parce que c'était la mode, les enfants, frappés d'étonnement, la bouche ouverte, regardaient, en se tenant les uns les autres par la main pour plus de sûreté, l'artiste blême en tricot noir, avec ses côtes fortement saillantes, qui refusait même de prendre un siège et restait assis par terre sur la paille, qui répondait parfois aux questions en acquiesçant poliment de la tête, avec un sourire crispé, tendait aussi le bras entre les barreaux pour faire tâter sa maigreur, mais ensuite retombait entièrement dans sa prostration intérieure, ne se souciait plus de personne, pas même des coups si importants pour lui que sonnait la pendule, l'unique meuble de la cage, et ne faisait plus que regarder droit devant lui, les yeux presque fermés, trempant de temps à autre ses lèvres dans un minuscule verre d'eau pour les humecter.
« Un virtuose de la faim » (1921)
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Je vis en paix au plus profond de mon terrier, et pendant ce temps-là, mon adversaire, venu d'on ne sait où, se perce lentement et silencieusement un accès jusqu'à moi, je ne veux pas dire qu'il a un meilleur flair que moi, peut-être en sait-il tout aussi peu sur mon compte que moi sur le sien, mais il y a des voleurs passionnés qui fouillent la terre à l'aveugle et qui, du fait de l'énorme extension de mon terrier, ont même l'espoir de tomber à un endroit ou à un autre sur l'un de mes chemins ; bien sûr j'ai l'avantage d'être dans ma maison, de connaître exactement tous les itinéraires et toutes les directions, il se peut fort bien que ce soit le voleur qui devienne ma victime, une victime savoureuse sous la dent, mais je vieillis, beaucoup sont plus vigoureux que moi, et des adversaires, j'en ai d'innombrables, il pourrait arriver que fuyant devant un ennemi, je courre me précipiter dans les pattes d'un autre, ah, qu'est-ce qui ne pourrait pas encore arriver, en tout cas il faut que j'aie la certitude qu'il y a quelque part une issue facile à rejoindre et entièrement dégagée, où je n'aie plus du tout à peiner pour sortir, en sorte que je n'aille pas, tandis que je suis là à creuser désespérément, ne serait-ce que de la terre d'un léger remblai, sentir soudain - le ciel m'en garde - les crocs de celui qui me poursuit dans mes cuisses.
« Le Terrier » (1923)