Jeanne, 1764
Catherine Killarney
Bien qu'en ce début de mois de mars, on n'aurait pu décemment évoquer le printemps, le soleil était si radieux ce jour-là et la température si douce que Jeanne, en dépit des avis des médecins et de ses compagnes, et même de Louis venu s'inquiéter de sa santé en fin de matinée, décida de faire une promenade dans les allées du parc pour profiter de cette belle lumière et de la tiédeur de l'atmosphère. Elle toussait depuis l'automne et elle étouffait sous les conseils de tout un chacun qui s'avéraient au final plus inefficaces les uns que les autres. Et elle n'en pouvait plus de rester enfermée dans ses grands appartements, luxueux mais si froids, à deux pas des bavardages ininterrompus auxquels elle ne souhaitait pas prendre part et dont la futilité accentuait son sentiment de solitude.
Elle prit soin de se couvrir chaudement, pria ses dames de compagnie de se tenir à distance, car elle n'avait pas envie de parler, et cette balade charmante au milieu des arbres et des parterres de fleurs savamment arrangés lui fit grand bien, comme un petit espace de liberté et de bonheur tout simple. Ce sentiment ne dura guère. Le soir la trouva extrêmement lasse et elle repoussa son repas, n'ayant pas faim. Elle ne voulait pas se coucher pour autant, malgré son front fiévreux, ce serait s'incliner devant la maladie. Elle décida de rester un moment dans son salon, tout près de la cheminée, tranquillement, et de donner libre cours à ses pensées. Ses quintes de toux l'épuisaient et le sang dans ses mouchoirs ne laissait rien augurer de bon. Elle avait déjà vu nombre de ses amis mourir de maladies de poumon, peut-être ses jours étaient-ils comptés à elle aussi. Ce soir-là, mélancolique, elle avait envie de se remémorer sa vie, toute sa vie, comme si elle feuilletait ce grand album de souvenirs avant que peut-être il ne se referme plus tôt qu'elle ne l'aurait désiré. En dépit des épreuves, en dépit des difficultés, il lui semblait avoir eu une bonne vie, elle se le répétait sans cesse.
Elle avait encore froid. D'ailleurs, elle avait toujours eu froid à Versailles et en cet immense palais mal chauffé, il n'était guère étonnant qu'on attrape le mal. Elle n'aimait pas se plaindre au roi, qui l'avait tant gâtée, mais le seul reproche qu'elle osait exprimer depuis toutes ces années, c'était sa crainte du froid, cet air comme chargé d'eau, qui ne disparaissaient guère qu'en juillet et août. Dans ces vastes et hautes pièces que Louis lui avait allouées, le chauffage était bien difficile et il ne fallait pas quitter la proximité du foyer des cheminées. Dès qu'on s'en éloignait, un air glacial vous pénétrait. On avait alors l'impression que les tissus des vêtements, mais aussi les tentures et le linge de lit, absorbaient une partie de l'humidité ambiante. Elle le ressentait d'autant plus qu'elle avançait en âge… et que le roi ignorait sa couche. Le soir, on bassinait son lit, et il était plaisant de s'y engouffrer, mais rapidement elle grelottait, réclamait d'autres couvertures et le contact des draps devenait désagréable. Il n'est pas facile de vieillir, se disait-elle. Il lui semblait qu'en ses vingt ans, elle supportait beaucoup mieux l'hiver et ses tracas. Non qu'elle soit déjà vieillarde, mais il fallait bien admettre que son dos et ses articulations la faisaient désormais souffrir, des maux qui n'existent pas quand on est encore jeune fille, jeune femme, pleine de vie, d'énergie, de joie et si apte aux transports amoureux.
Jeanne ne voulait cependant pas pleurer sur son sort, elle avait été tant choyée, depuis son enfance. Son grand et unique amour était toujours auprès d'elle, ou presque, et même si elle ne pouvait plus lui rendre en ardeur ce qu'il aurait souhaité, qu'il s'était éloigné d'elle, pressé par les courtisans de tout bord qui n'avaient jamais supporté que la favorite soit de basse extraction, mais aussi attiré par des corps plus frais que celui de Jeanne aujourd'hui, ils avaient gardé leur belle amitié, et c'était ce qu'elle avait de plus cher au monde. Le voir fleureter avec ces radieuses ingénues lui brisait le cœur, elle ne pouvait le nier, mais ainsi sont les hommes, ne pouvant se suffire d'un seul amour…
Pour l'heure, il lui tardait que s'achève la construction du nouveau Trianon, que le roi avait commandé pour elle. Elle y serait tout à la fois isolée de la cour dont les cancans hypocrites, les jalousies, les rumeurs, l'exaspéraient, et proche de Louis qui pourrait la visiter chaque fois qu'il aurait envie de converser, de bavarder, de se confier à sa seule véritable amie. Bien que déchue de son statut de favorite, la compagnie du roi la comblait toujours autant et il semblait bien que la réciproque soit vraie. Il venait souvent, lui livrait ses soucis, ses envies, lui demandait son avis, ils échangeaient des livres, discutaient de politique, de littérature, de philosophie, ainsi qu'ils l'avaient toujours fait depuis qu'ils se connaissaient.
Depuis qu'elle avait contracté cette toux, elle se sentait si exténuée, c'est à peine si elle avait la force de lire. Mais dans ce nouveau et charmant petit palais, les salles seraient plus petites et pourraient être chauffées convenablement. Elle y retrouverait la santé elle en était sûre ; si tant est qu'il fut prêt à temps, avant que la maladie ne l'emporte... Jeanne sourit. Décidément, elle avait de bien morbides pensées ce soir. A se demander si elle ne souhaitait pas se voir déjà morte et conduite auprès du Seigneur. Il lui semblait certes ces derniers temps qu'elle arrivait au bout d'un chemin, qu'elle était contente d'avoir accompli sa tâche et plus très sûre de vouloir continuer.
Tout cela était ridicule. Louis serait furieux de savoir quelles noires lubies l'assaillaient. C'était la fièvre sans doute qui l'endormait et la conduisait dans des limbes mystérieux et ensorcelants. Non, elle voulait vivre encore, bien sûr ! Porter de jolies toilettes, en commander d'autres encore et encore, converser avec des peintres, en découvrir de nouveaux, et puis bavarder avec Louis, naturellement.
Mais… si elle devait partir, songea-t-elle soudain, de nouveau happée par un futur qui n'était pas encore écrit… Il faudrait songer rapidement à écrire un testament afin de faire connaître ses volontés. Elle n'avait pas d'enfant dont elle aurait souhaité garantir l'avenir. Aussi, tout devrait revenir au roi, tout lui appartenait puisque c'était lui qui lui avait tout offert si généreusement, toutes ces demeures, tous ces bijoux, tous ces tableaux, tous ces objets. Cependant, elle devrait songer à préciser qu'elle souhaitait qu'un petit quelque chose revint à son cher frère, Abdel, avec lequel elle avait toujours entretenu une relation pleine d'affection et de soutien. Et elle devait également s'assurer qu'un petit pécule fut remis à ses serviteurs et ses fidèles compagnes.
Jeanne repensa à ses enfants, décédés depuis longtemps maintenant. Elle aurait tant souhaité les avoir auprès d'elle en ses vieux jours. Les voir se marier, connaître leur descendance. Ses chers petits. Des larmes perlèrent au bord des paupières de la marquise. Nés de son mariage avec Charles-Guillaume, ils n'avaient guère laissé d'empreinte sur cette terre ; Charles et Alexandrine furent emportés dès la prime enfance. Avec Louis, Dieu n'avait pas permis qu'elle fut à nouveau mère… ses grossesses ne purent être menées jusqu'à leur terme. Etait-ce parce que cet amour était illégitime ? Elle ne pouvait y croire. A la cour comme ailleurs, bien des enfants adultérins voyaient le jour. Mais elle avait conçu une vraie tristesse à ne pouvoir concrétiser son amour pour le roi par un dodu bébé rose, qui plus tard leur aurait ressemblé. A Louis et à elle. Comme matérialisation, comme souvenir de cet amour qu'ils s'étaient portés l'un à l'autre. Jeanne avait aimé Louis de toute son âme, et elle l'aimait encore de toute son âme.
Elle demanda finalement qu'on lui apportât un bouillon et qu'on l'aidât à se débarrasser de sa lourde robe pour une tenue plus légère et confortable. Puis elle s'installa à nouveau dans son sofa, calant son dos et sa nuque avec des oreillers et s'emmitouflant dans une moelleuse courtepointe. Réchauffée par la soupe brûlante, elle s'abandonna un instant, lovée dans les épaisseurs de plume, savourant le calme de la pièce, doucement éclairée par les multiples chandeliers. A cette heure-là autrefois, elle se préparait pour l'une des innombrables fêtes organisées pour le roi et les courtisans, choisissait soigneusement sa tenue, ses bijoux, se laissait habiller, coiffer, pour être toujours la plus belle et honorer son bien-aimé. Elle se remémora leur rencontre, arrangée, illusoire, mais engendrant néanmoins un véritable amour.
Elle fut orchestrée de toutes pièces par son père, ses proches amis et sans doute son mari en personne, pour retenir l'attention de Sa Majesté, puis obtenir ses faveurs, qui rejailliraient ensuite sur tout le petit groupe familial. Comme tant de jeunes femmes plus ou moins bien nées, et un peu jolies, on s'était servi d'elle pour piéger le cœur et les sens d'un monarque afin de profiter des richesses qu'il ne manquait jamais d'accorder à sa favorite en titre. Que pouvait-elle faire d'autre sinon obéir à l'injonction paternelle ? Après son exil, suite à de mauvaises affaires, François Poisson était rentré en France ; privée de sa présence pendant ses jeunes années, Jeanne était aujourd'hui si heureuse de l'avoir retrouvé qu'elle avait envie de lui être agréable en tout. Lui voulait effacer à jamais la honte qui traînait encore sur son nom, paraître à la cour et rentrer définitivement dans les bonnes grâces du souverain. Comme les autres femmes de son temps, Jeanne ne pouvait vivre sans un homme à ses côtés, pour subvenir à ses besoins. Un père, un mari, un amant. Il n'était guère possible de refuser leurs petits stratagèmes et arrangements. Jeanne était belle, on lui disait souvent, elle avait reçu une excellente éducation, et savait converser avec esprit. Des qualités appréciées dans le beau monde et qui constituaient donc un formidable atout, qu'il ne fallait pas négliger. On l'avait bien mariée. Mais ce n'était pas suffisant.
Depuis ses noces avec Charles-Guillaume, Jeanne était devenue Madame d'Etiolles et vivait dans le château de famille de son époux, non loin de la forêt où le roi aimait chasser. Elle adorait recevoir et tenait salon chaque semaine, comme elle l'avait vu faire autrefois, lorsqu'elle accompagnait sa mère, choisissant avec soin ses invités, pour leur conversation brillante, leur goût pour l'art, leurs savoir et connaissances, et leur parfaite courtoisie. On bavardait, on mangeait des petits gâteaux, parfois on écoutait de la musique. Charles-Guillaume fit construire, sur sa demande, un petit théâtre, où l'on jouait des pièces devant son cercle d'amis ; elle trouvait cela tout à fait délicieux. Elle montait sur scène elle-même parfois et on l'applaudissait. Quels moments charmants ! Son mari était gentil ; elle ne l'aimait pas de ce sentiment dévastateur que l'on trouve dans les romans, et qu'elle connaîtrait plus tard, mais elle le considérait comme un bon ami, d'une fort plaisante compagnie. On aurait pu lui trouver un mari bien pire et elle appréciait le choix de sa famille. Charles-Guillaume de son côté trouvait lui aussi son épouse charmante, très bien élevée, parfaite maîtresse de maison, jolie mais très discrète.
Jeanne eut à nouveau une éprouvante quinte de toux, qui la laissa sans énergie plusieurs longues minutes, ses bronches la brûlaient et elle se sentait molle comme poupée de chiffon… Sa belle santé d'autrefois était bien partie et ses médecins avaient peut-être raison de s'inquiéter. Elle réclama de l'eau et se tamponna le front. Puis retomba dans la longue spirale de ses souvenirs.
Quand son père l'informa que le roi avait pour habitude de chasser dans la forêt voisine, elle se demanda bien en quoi cela devait éveiller son intérêt. Il insista, la complimenta, se félicitant de l'insolente beauté et de l'intelligence de sa fille, qui la rendaient dignes d'un roi, précisa-t-il avec un œil taquin. Que devait-elle comprendre de cette fine allusion ? Entendait-il la donner au roi comme maîtresse ? Mais pourquoi donc ? Ne remplissait-elle donc pas parfaitement son rôle d'épouse à merveille ? N'était-ce pas ce qu'on attendait d'elle ? Fallait-il faire plus ? Un adultère ! Voilà une perspective qui n'enchantait guère la jeune femme… à qui l'on avait appris la modestie et la morale chrétienne.
« Notre avenir à tous sera assuré, expliqua le Sieur Poisson, toujours marqué par ses années d'exil. Il faut savoir profiter des talents que le Seigneur nous donne ; s'il nous fait ce cadeau, c'est à dessein, c'est pour que nous les utilisions, c'est qu'il nous juge importants et que nous devons nous hisser au plus haut grâce aux dons qu'il nous a attribués. »
Le discours n'enthousiasmait guère Jeanne qui ne voyait pas ce que le Seigneur avait à voir dans cette affaire, la religion n'ayant jamais encouragé l'adultère, à ce qu'elle sût. Elle laissa dire cependant, leur petite stratégie ne serait peut-être pas couronnée de succès et Charles-Guillaume refuserait sans doute qu'on usât de sa femme comme d'un appât. Il n'en fit rien.
Quel était donc le plan ? Jeanne devait assister aux parties de chasse de Louis le quinzième ; son statut social le lui permettait mais elle n'y avait jamais songé, n'ayant aucun goût pour ce loisir, et étant déjà fort occupée par ailleurs. A part les courtisans, qui devaient s'extasier en toute occasion, qu'elle leur plût ou non, qui pouvait bien éprouver une telle fascination pour ce spectacle. Cependant, devant la ténacité de son père, elle finit par se trouver curieuse de voir de ses yeux ce grand souverain et elle accepta de prendre position dans la forêt pour observer l'équipée de Sa Majesté dans les bois. Le roi ne la remarquerait probablement pas, trop occupé qu'il serait à pourchasser sa proie, et elle aurait en revanche le plaisir de raconter à ses invités cette petite réjouissance.
On lui avait noté les heures des passages royaux et elle devait se poster à des endroits stratégiques afin que le souverain pût la voir. Elle n'osait dire que ce serait de loin, et qu'il n'aurait pas le temps d'admirer quoi que ce soit ! Mais son père, les amis de celui-ci, et même son cher mari, semblaient si heureux de leur petite entreprise qu'elle s'amusa elle aussi de la situation. Elle avait revêtu l'une de ses plus jolies robes, portait un merveilleux chapeau garni de fleurs fraîches et, contre toute attente, Louis la vit. Il était habitué à l'assiduité des spectateurs venus l'admirer ou l'encourager et, à moins d'être vraiment derrière un gros gibier, il ralentissait souvent pour les gratifier d'un léger sourire. Il lui dira plus tard qu'il fut ébloui par son apparition, qu'il n'avait jamais vu aussi ravissante créature. Jeanne le voyant s'arrêter quelques secondes et la saluer, rougit vivement, mais fut sensible à ses grands yeux sombres et à sa prestance. Il fallut cependant attendre pour qu'elle pût l'apprécier tout à fait et tomber amoureuse, avec toutes ces agitations du cœur que l'on décrivait dans les livres.
Oui, ce sentiment extraordinaire, elle l'avait connu. Cette complicité, ce bonheur d'être ensemble, de rire, de lire, de se promener ensemble, sans compter les étreintes intimes, tellement différentes, tellement plus extraordinaires lorsque l'on aime de tout son cœur l'être qui vous embrasse.
Louis, qui avait dû enquêter sur la belle inconnue de la forêt, l'invita peu de temps après à un bal masqué, donné en l'honneur du mariage de son fils le dauphin avec l'infante Marie-Thérèse. C'était la première fois que Jeanne venait à la cour, un honneur incommensurable, un rêve qu'elle pensait inatteignable et auquel elle n'avait d'ailleurs jamais aspiré jusqu'à présent. Elle découvrait les splendeurs de Versailles, son immensité, ses fastes et cette foule bigarrée, vêtue des plus beaux satins, des plus nobles soies, des plus riches brocarts et velours, des plumes, des fleurs, des rubans, des bijoux qui scintillaient de mille feux, se reflétant dans les miroirs. Jeanne ne croyait pas aux fées mais elle se crut un instant arrivée en leur palais…Décorée pour le bal, bruissant des conversations et des éclats de rire de ses hôtes, la galerie des glaces semblait un lieu hors du temps, magique, où l'or ruisselait et se répétait à l'infini dans les grands miroirs.
Le père de Jeanne lui avait conseillé de s'habiller en Diane chasseresse… subtile allusion au moment de sa première rencontre avec le roi. Ce dernier et nombre de ses amis avaient revêtu des costumes d'arbres ! Des arbres qui se déplaçaient de dame en dame… c'était du dernier comique. Quelqu'un avait dû révélé au souverain sous quel déguisement elle était venue, car il vint directement vers elle et se fit connaître. Ce fut masqués qu'ils apprirent à se connaître. Il était charmant, sa conversation était plus qu'agréable, son esprit brillant, et son regard si intense. Comment ne pas aimer un tel homme ?
Elle ne souhaitait pas devenir sa maîtresse, car elle trouvait une telle situation tout à fait inconvenante, mais elle n'en disait rien à son père qui aurait été fâché. Le roi par ailleurs ne manquait pas de fort accortes et jeunes personnes tout autour de lui. Et pourtant, il tentait bel et bien de la séduire, avec les mots ; il la piquait, elle répondait, il la piquait à nouveau et elle trouvait toujours un trait d'esprit ou une répartie à lui opposer. Il ne la quitta pas de la soirée. Jeanne entendait autour d'elle les commentaires et les questions des observateurs : qui était donc cette belle Diane, inconnue à la cour, et que le roi (que tous avaient identifié depuis longtemps) ne voulait plus lâcher. On murmurait son nom, Madame d'Etiolles. Lorsqu'elle fut invitée quelques jours plus tard à un nouveau bal, la rumeur enfla : c'était clair, le roi avait un nouveau caprice…
Et Jeanne devait bien l'admettre : elle était folle de cet homme ; ils s'accordaient à merveille, songeaient aux mêmes choses au même instant, chérissaient les mêmes livres, les mêmes artistes et elle savourait avec gourmandise chacun des instants passés à ses côtés. Lorsqu'il devint clair pour tous qu'elle était devenue la favorite en titre, Monsieur Poisson père fut enchanté des bons et loyaux services de sa fille, qui montrait combien elle était attachée à sa famille et prête à œuvrer pour son bien-être. Il ne savait pas que, si elle n'était pas tombée amoureuse de Louis, elle n'aurait jamais cédé à son désir. Elle entra dans son lit uniquement parce qu'elle le voulait de tout son cœur et de tout son corps. Louis l'installa dans un appartement juste au-dessus du sien et ils avaient un escalier secret pour se rendre l'un chez l'autre. Jeanne l'appelait leur petit escalier d'amour.
Deux ans plus tard, il lui offrait le domaine de Pompadour et la faisait marquise. Elle demanda la séparation officielle avec mon mari, afin que les choses soient claires ; c'était important pour elle. Elle pouvait désormais être présentée officiellement à la cour.
La princesse de Conti accepta d'être sa marraine, comme le voulait l'usage. Elle imagina un bref instant qu'elle avait trouvé une amie, mais comprit rapidement que ce n'était ni par tendresse ni par affection que la princesse agissait ; le roi avait accepté en échange de ce petit service de régler toutes ses dettes. Jeanne savait bien qu'il lui serait difficile d'être acceptée : elle n'était qu'une bourgeoise, pas une noble ni une aristocrate ; mais, dans sa naïveté, elle croyait encore à l'amitié et dut apprendre à y renoncer. Tout comme à connaître parfaitement les rites et les traditions de Versailles, que Louis lui fit enseigner par deux maîtres spécialistes de cette science délicate et subtile. Ils lui transmirent toutes leurs connaissances sur ce sujet et lui permirent de jamais commettre aucune erreur, tant dans ses comportements ou ses paroles. On pouvait l'attaquer sur sa basse extraction, mais pas sur sa façon de se tenir à la cour. Pourtant ceux qui ne l'aimaient pas, et ils étaient nombreux, restaient à l'affût de la moindre erreur pour pouvoir la discréditer auprès du roi et amener ce dernier à prendre une nouvelle maîtresse, chaque famille aristocratique ayant sa propre candidate à pousser en avant… Jeanne n'était pas dupe et ce manège misérable lui faisait penser à une foire aux bestiaux… toutes ces jeunes filles trop décolletées, trop fardées, qui riaient fort et faisaient tomber leur mouchoir devant le roi afin de se faire remarquer, anxieuses de ne pas l'être, blessées de n'être pas choisies, craintives à l'idée des réprimandes qu'elles essuieraient de leur famille ; ces jeunes filles dont la fraîcheur et l'innocence fanaient vite au contact des excès de la cour et de la fausse admiration d'autres prédateurs. C'était le sort qu'elle-même avait subi. Mais elle avait eu la chance d'être déjà mariée avant, de connaître donc les réalités de la vie, et elle aimait vraiment le roi, profondément. Cependant le bonheur ne dura qu'un temps. Trop de monde la détestait, trop de jeunes filles gravitaient autour du roi, comme des papillons autour de la lumière.
Jeanne compta… sept années. Ce n'était pas si mal, après tout, pour un véritable amour, sincère et réciproque. Et maintenant il l'aimait toujours, comme une sœur, comme une amie. Ses baisers lui manquaient mais il lui prouvait chaque jour la profondeur de son attachement. Elle vivait d'ailleurs toujours à Versailles et n'avait jamais été congédiée au fond d'une province comme bien d'autres favorites.
Généreusement, Louis l'encouragea dans tous ses désirs et ses passions. L'architecture, l'art, la peinture, la philosophie. Initiée aux arts par sa famille, par son ancien mari, et vivant dans les somptueux décors de Versailles, elle se sentait enivrée et voulait chaque jour en apprendre davantage, en savoir plus. Elle adorait connaître de nouveaux artistes, architectes, paysagistes. Evoluer dans un environnement qui plaît à l'œil et à l'âme n'est-il pas la première condition pour vivre en harmonie ? Mettre un tableau ici, des fleurs sur cette console, admirer les parcs bien dessinés… Jeanne se passionnait pour ces métiers qui tournaient autour du logis, le construire, le décorer, l'embellir jour après jour. Louis lui offrit un château, Crécy, ce qui lui permit de mettre en pratique ses aspirations, ses nouveaux savoirs, ses goûts, mais aussi d'être éclairée sur de nouveaux détails et techniques concernant la juste décoration d'un palais. Ils passèrent ensemble à Crécy de merveilleux moments, il lui disait même que c'était sa résidence préférée, que Versailles était trop grand, trop luxueux, rappelant trop la démesure de son aïeul qui l'avait construit à son image… Pour Crécy, Jeanne choisit elle-même l'architecte et le paysagiste qui procédèrent, sous ses indications, au remaniement du château, des jardins, et même du village voisin. Ce furent de folles discussions avec ces messieurs, qui lui expliquaient pourquoi elle ne pouvait pas poser une fenêtre ici, une porte là, ouvrir une nouvelle aile, créer un bassin ou un bosquet… C'était passionnant. A l'inverse, elle leur donnait parfois des idées auxquelles ils n'avaient pas pensé et qu'ils réalisaient selon ses vœux. Elle était alors si fière ! Crécy fut son petit chantier personnel. Elle put même faire appel au grand peintre François Boucher qui vint y travailler pour elle. Louis lui donna également une parcelle dans le parc de Versailles où elle fit construire une demeure de charme, avec des volières, où elle aimait se reposer et passer du temps avec quelques dames de compagnie.
Elle espérait que pour le nouveau Trianon, elle pourrait à nouveau donner libre cours à ses envies. Si le projet l'avait enthousiasmée au début, elle devait pourtant avouer qu'aujourd'hui, elle se sentait si fatiguée, depuis plusieurs mois déjà, qu'elle s'était peu à peu désintéressée du projet qui avançait sans elle ; Louis lui rapportait ses dernières idées, elle lui marquait son accord, et il transmettait aux corps de métier. Il fallait vraiment qu'elle parvînt à combattre cette fièvre et cette indolence pour retrouver ce qui la portait autrefois. Elle n'était pas si vieille… Etait-ce Louis qui lui manquait trop ? La vie était moins gaie sans lui. Ses visites régulières n'étaient rien auprès des heures, des journées entières et des nuits qu'ils partageaient autrefois.
Jeanne contempla le beau tableau qui la représentait, accroché sur le mur opposé. Elle se rappela les heures passées avec son ami le peintre François Boucher, alors qu'elle posait pour les portraits qu'il faisait d'elle. Elle choisissait soigneusement ses toilettes et aimait avoir un livre à la main, ou une mappemonde, pour montrer un peu de sa personnalité et ce qui lui importait dans la vie. Pour le reste, elle laissait François choisir ce qu'il voulait et ce fut chaque fois de telles merveilles qu'elle le taquinait en disant qu'il la rendait bien plus belle qu'elle n'était. Aujourd'hui, il était définitivement évident qu'elle n'était plus cette jeune femme gracieuse, au teint de pêche, aux cheveux soigneusement coiffés. Elle ne quittait plus aujourd'hui ses petites coiffes qu'elle jugeait plus propices à son âge et cachait sa chevelure qui n'avait plus l'opulence et les reflets d'autrefois.
François Boucher n'était pas le seul peintre qu'elle avait fait venir à la cour. Elle était fière d'avoir pu inviter Maurice Quentin de La Tour, Charles André Van Loo, ou Jean-Marc Nattier. Elle avait également fait travailler des graveurs, des ébénistes, des sculpteurs… et sourit en évoquant ces beaux souvenirs. Louis lui avait permis de côtoyer de si grands artistes. Mais il disait qu'elle en avait tout le mérite puisque c'était elle qui savait reconnaître les plus grands, encourageait leur venue à Versailles, puis les couvrait de commandes.
Elle avait également fait travailler les manufactures de porcelaine françaises, parce qu'elles trouvaient leurs œuvres aussi belles que celles venant de Saxe, ou des horizons si lointains comme le Japon et la Chine. Pourquoi ne pas promouvoir de préférence les grands artistes du royaume ? Quel bonheur et quelle fierté lorsque l'un d'eux inventa pour un service de table une nouvelle couleur : « le rose Pompadour » ! Il est vrai qu'elle proposait sans cesse des idées, posait des questions, incitait tous ces magnifiques créateurs à donner le meilleur d'eux-mêmes.
Mais la première de ses passions restait la lecture des philosophes qui font tant pour élever la pensée. Même ceux qui écrivaient des textes audacieux, contestataires, pouvaient être assurés de sa protection. Elle défendait parfois au roi de sévir et l'incitait à réfléchir sur cette idée d'une monarchie nouvelle, qui écouterait et protégerait le peuple bien davantage. Des sujets mangeant à leur faim, ne craignant pas pour l'avenir de leurs enfants, ne pouvaient qu'adorer un roi qui se préoccupât ainsi de leur sort. Le bénéfice était double. Certains la haïssaient à la cour pour ces penchants… Elle fut fustigée lorsqu'elle défendit la publication des deux premiers volumes de l'Encyclopédie de Diderot et D'Alembert, condamnée par le parlement de Paris, et réussit à en faire valoir l'utilité, puis la diffusion. Elle avait adoré la lecture de L'esprit des lois, de Montesquieu, et s'amusa à faire figurer l'ouvrage sur un portrait d'elle peint par de La Tour. Ce qui n'empêcha pas le pape d'en interdire la lecture… Elle réconcilia même Voltaire, avec le roi.
Bien des politiques la détestaient… Tout le monde la détestait, en fin de compte. Tous sauf Louis et quelques dames de compagnie, dont elle n'aurait pu jurer cependant qu'elles ne cancanaient pas derrière son dos une fois que celui-ci était tourné…
Elle subissait régulièrement ce qu'on appelait les « poissonnades », des pamphlets injurieux, qui rappelaient son nom, celui de son père, Poisson, et l'animal peu distingué qu'il évoquait. C'était aussi une manière de rappeler sa basse extraction. On n'acceptait pas que – c'était une première – le roi pût choisir pour maîtresse une femme du peuple… Jeanne laissait dire, laissait faire… tant que Louis lui gardait son amour, elle était une femme comblée et infiniment heureuse. Louis n'appréciait guère que l'on se permît du dire autant de mal et de critiquer sa favorite. Il ordonna à l'un de ses ministres, le comte de Maurepas, de trouver les auteurs de ces lettres insultantes. Mais l'homme sembla ne mettre aucun enthousiasme dans sa mission, au point que Jeanne se demanda s'il ne faisait pas lui-même partie des auteurs…Même si elle considérait ces attaques comme presque normales, bien qu'elles ne fussent pas très agréables – une favorite est toujours critiquée –ce qu'elle n'admettait pas, c'était que l'on salît le nom de son père, et de toute sa famille. Ils n'étaient pas nobles, certes, mais c'était des gens honorables et discrets, qui ne faisaient de tort à personne.
La reine et le dauphin eux-mêmes, avec lesquels elle avait pourtant longtemps eu des relations courtoises, influencés par les dévots qu'ils fréquentaient, pressaient maintenant Louis de faire cesser sa liaison adultérine. Jeanne ne pouvait les blâmer ; elle était une pécheresse aux yeux de Dieu, même si son amour était sincère. S'il ne l'avait pas été, jamais elle ne se serait engagée dans cette relation. Et n'étais-ce pas terriblement hypocrite de lui reprocher si fort son inconduite quand on songeait que de nombreuses autres femmes l'avaient précédée dans le lit du roi, et dans ceux de ses aïeux, sans que la cour n'en soit fort offusquée. C'était la coutume et pas seulement dans le beau pays de France… Toutes les femmes vivaient comme un honneur d'être concubine royale et nombreuses étaient les candidates… Pourquoi Jeanne était-elle tant détestée ? Sans doute était-elle trop intelligente et cultivée ; on lui aurait pardonné la frivolité, pas de se mêler des affaires du royaume.
Ses ennemis gagnèrent la partie. Louis peu à peu envahi de doutes sur la bienséance de cette liaison espaça leurs rencontres et finalement cessa de partager des moments intimes avec la marquise. Ou bien était-ce parce que, comme tous les hommes, il avait envie de chair plus tendre et plus fraîche ? Il lui garda son amitié, mais elle n'était plus sa maîtresse. Il maintint sa résidence à Versailles mais ne la visitait que de loin en loin. Jeanne fulminait d'autant plus qu'aussitôt les courtisans intensifièrent leur jeu séculaire pour placer leurs jeunes beautés auprès de Sa Majesté… Et lui n'y voyait rien. Ah les hommes !
Jeanne gardait son influence auprès du roi. Elle organisait des fêtes auxquelles il assistait volontiers, elle continuait à parler art et philosophie avec lui, architecture aussi. Son frère Abel-François Poisson devint même marquis, puis fut nommé directeur des Bâtiments du roi.
Mais elle savait qu'une jeune femme viendrait fatalement prendre le cœur du roi et qu'elle le perdrait cette fois définitivement. Si au moins, elle pouvait « choisir » ces maîtresses… s'efforçant de ne pas placer sur son chemin une beauté trop intelligente et trop maligne… Jeanne suggéra aux hommes du roi qui lui étaient restés relativement proches de le pourvoir en jeunes filles un peu sottes. Ils comprirent fort bien la demande… Ils organisèrent des fêtes intimes pour le monarque en sa maison du Parc-aux-cerfs, qui présentait l'avantage de ne rien officialiser à Versailles. Pour le moment, le petit système fonctionnait. Louis se contentait de ses ingénues.
A nouveau Jeanne sentit des frissons lui parcourir le corps. Le feu avait baissé d'intensité dans la cheminée et elle appela un valet pour mettre une autre bûche et raviver les flammes.
Elle se demanda ce qu'aurait été sa vie si son père et son entourage n'avaient jamais eu cette idée de la placer sur le chemin du roi pour servir leurs intérêts. Elle se souvint que sa mère l'avait emmenée chez une voyante alors qu'elle avait neuf ans. La femme l'avait fixée d'un air étrange et l'avait pointée du doigt : « Toi, tu seras la maîtresse d'un roi ». A l'époque, Jeanne n'avait pas compris de quoi il retournait, elle avait surtout eu très peur de ce regard sombre posé sur elle. Qui sait ? Peut-être sa mère avait-elle rapporté plus tard le propos à son père et que cela lui avait donné des idées… La femme avait eu raison, Jeanne était aujourd'hui couverte de richesses et elle faisait envoyer régulièrement une pension à cette sorte de bonne fée.
Toujours est-il que, mariée à Charles Guillaume, elle n'aurait sans doute jamais connu la passion amoureuse. Elle aurait vécu une existence agréable, douce et paisible, comme au début de son mariage. Elle aurait continué de recevoir ses amis, d'embellir leur château, d'en faire un endroit constamment joli, lumineux, confortable et doux. Charles-Guillaume se montrait gentil ; pas vraiment attentionné, mais souriant et d'humeur égale. Elle se doutait bien que, comme tous les hommes, il aurait probablement eu des maîtresses, mais son rôle à elle, épouse légitime, n'était pas de le blâmer, mais de fermer les yeux, de tenir sa maison, de lui faire honneur et d'assurer sa succession filiale. De l'amour, il n'était point question, et elle n'y voyait rien de très anormal. La vie était ainsi faite, et bien différente de ce qu'on trouvait dans les romans. C'était d'ailleurs pourquoi les mères vous empêchaient de les lire… Charles-Guillaume et elle auraient ainsi continué de vivre en bonne entente et peut-être auraient-ils eu d'autres enfants, remplissant la grande demeure de leurs éclats de rire, éclairant sa vie, illuminant sa vieillesse.
Au lieu de ça… elle se trouvait là, dans cette pièce splendide, seule, si seule. Elle avait connu l'amour, mais c'était un sentiment éphémère, elle le savait désormais. Elle avait vécu quelques années comme une reine mais son temps était terminé, même si Louis lui conservait son amitié. Et elle avait pris froid en ces murs humides, ces salles si opulentes mais si peu confortables en réalité. Dans la demeure de son époux, peut-être aurait-elle gardé sa santé ?
Jeanne s'était mariée à 20 ans. Charles-Guillaume d'Etiolles était un neveu de son beau-père, Charles François Le Normand de Tournehem, et le mariage permettait de consolider la fortune familiale. Elle avait eu la chance – contrairement à beaucoup de ses amies ou cousines, mariées à des inconnus, parfois beaucoup plus vieux qu'elles – de connaître déjà son fiancé, qui n'avait que quatre ans de plus qu'elle. La chose était ainsi moins effrayante et elle savait que cet homme serait vraisemblablement un bon mari. Ils eurent deux enfants, un bonheur immense pour Jeanne, mais suivi d'une douleur inexprimable : son bien cher petit Charles était mort en sa première année, lui arrachant le cœur ; puis sa jolie et merveilleuse Alexandrine fut emportée par la maladie à neuf ans à peine. Jeanne était alors déjà à Versailles et se languissait de sa fille, élevée au couvent des Dames de l'Assomption, à Paris. Lorsque qu'elle apprit que l'enfant était malade, Louis fit envoyer en urgence deux de ses médecins personnels au chevet d'Alexandrine mais ils arrivèrent trop tard.
Pauvres chers anges… Quand Jeanne toussait, et les médecins lui recommandaient la plus grande prudence, comme si elle était à l'article de la mort, elle se disait qu'après tout partir ne lui faisait pas peur et qu'elle retrouverait ses chers enfants auprès du Seigneur.
La nuit tombait et Jeanne était toujours plongée dans ses souvenirs, comme si elle voulait lire une dernière fois l'album de sa vie. Les bougies, les chandeliers, les candélabres et les lustres avaient été allumées et elle aimait leur douce lueur scintillante. Ils lui rappelaient toujours la galerie des glaces brillant de mille feux lorsqu'elle avait été invitée pour la première fois à Versailles. Tout ce faste, tout ce luxe, toute cette lumière, cela avait été un moment magique pour la jeune femme qu'elle était.
Jeanne Poisson à Versailles. Qui aurait pu croire une chose pareille ? Et quel camouflet pour ces aristocrates bien nés. Guère étonnant que son nom suscitât encore aujourd'hui de vilains jeux de mots chez ses ennemis.
Son père était fils de tisserands et s'était élevé un peu socialement en épousant sa mère, d'une famille plus aisée. Ils eurent trois enfants, Françoise, Abel et Jeanne. Grâce à ses nouvelles relations, son père devint conducteur dans le service des vivres de Paris. Mais pendant la disette de 1725, il fut accusé de trafics et de ventes frauduleuses. A tort ou à raison, Jeanne n'en saurait jamais rien. Il dut quitter le pays, et partit s'installer en Allemagne pour échapper à la justice. En son absence, il fut déclaré débiteur pour plus de 200 000 livres et la séparation de biens entre lui et sa mère décidée. On saisit leur maison. Jeanne avait six ans.
Avant son départ, son père l'avait confiée au couvent des Ursulines à Poissy, connu pour l'éducation des jeunes filles issues de la bourgeoisie. La séparation brutale d'avec ses parents à un âge si tendre fut difficile mais le couvent était le lot commun de beaucoup de petites filles.
Sa mère avait surmonté la honte et les dettes et grâce à des amants bien choisis avait retrouvé son train de vie. Elle reprit Jeanne auprès d'elle trois ans plus tard et fit en sorte que son instruction soit complétée de la meilleure des façons : dessin, musique, peinture, gravure, danse, cours de chant et de déclamation. Bientôt elle lui permit de l'accompagner chez son amie Madame de Tencin qui tenait un salon littéraire.
Charles François Le Normant, compagnon de sa mère, lui tint lieu de père. Même si les ennuis de son père et son exil lui marquèrent l'esprit et le cœur, même si la conduite de sa mère lui valut de nombreuses insultes, même si Charles François n'était qu'un homme de passage dans sa vie, ces trois personnes firent toutes de leur mieux pour donner à Jeanne et à son frère, la meilleure des éducations, et de leur former l'esprit. Jeanne leur en était profondément reconnaissante. Cela lui valut l'amour d'un roi. Et de côtoyer d'incroyables artistes et hommes d'esprit.
Bientôt minuit et Jeanne commençait à sentir le sommeil venir peu à peu. L'afflux de souvenirs diminuait, le livre était fini. Elle avait connu des tragédies mais aussi beaucoup de bonheur. Il fallait dormir maintenant. Dormir et demain serait un autre jour…