Jeffrey

Julien Andrieux

Un épisode biographique imaginaire d'un réalisateur bien réel. Une partie de cette histoire est certainement vraie, le reste aurait pu l'être... La passion d'un ado qui deviendra sa vie.

“ Il faut toujours viser la lune. Car même en cas d'échec, on atterrit au milieu des étoiles.”

Oscar Wilde


Jeffrey allait au collège à pieds. En passant par le chemin de terre battue qui longeait le petit bois, il y en avait pour cinq minutes à peine. Comme tous les jours, il portait un survêtement noir, et son sweat-shirt bleu avec un fin liseré rouge en travers de la poitrine. Il n'y avait que dans ces vêtements qu'il se sentait bien. Avec une paire d'Adidas Nastase déjà défraîchies, blanc sale et trois rayures bleues. Un de ses deux meilleurs copains de l'époque ne portait que ces chaussures lui aussi. Sales ou pas. Ça les rapprochait: elles n'étaient pas très confortables, pas très jolies, mais c'était leur point commun.

 Jeffrey n'avait jamais eu beaucoup d'amis: trois à l'école primaire, deux au collège. Les mêmes, moins celui qui était parti dans un autre collège. Avec ses lunettes aussi épaisses que remboursées par la sécurité sociale, son unique et éternel survêtement, et sa coupe de cheveux qui aurait mieux fait de rester à l'école primaire, il n'attirait pas beaucoup l'attention. Et encore moins les regards de “la fille canon de la classe”, celle qu'il ne quittait jamais des yeux, au point qu'elle restait comme imprimée dans sa rétine, même lorsqu'il baissait les paupières.

 Il y a quelques temps, Jeffrey avait vu le premier téléfilm de ce jeune réalisateur, Steven Spielberg, intitulé “Duel”. Il avait été emballé. Et pourtant, il n'y avait presque rien: une voiture, son conducteur, un poids lourd dont on ne voyait jamais le chauffeur, et cette route, interminable. Impossible de décoller les yeux du téléviseur pendant 74 trop courtes minutes…

Depuis, il avait toujours un peu d'appréhension en doublant les camions sur la route. Et si jamais c'était possible ?

 Et puis il y eut E.T… Une véritable avalanche émotionnelle pour Jeffrey. Lui aussi, il aurait pu être ce petit garçon de huit ans qui adopte ce petit extra-terrestre si gentil, au moins autant perdu que lui sur cette planète. Lui aussi il aurait tellement voulu aider cet étranger à retrouver sa maison et ses amis. Non, vraiment, pour comprendre aussi bien les enfants, Steven Spielberg devait en être un lui-même. Et puis les dents de la mer, avec cette image obsédante de la gueule béante de ce terrifiant requin, et ces quelques notes de musique qui le hantaient chaque fois qu'il approchait de la mer…

 C'est à cette époque que naquit sa passion pour le cinéma en général, et les films de Spielberg en particulier. C'est là qu'il se dit qu'il aimerait faire ça lui aussi, un jour. Il ne parlait que de ça, ne vivait que pour le cinéma.

 Le problème, c'est qu'à son âge, les autres garçons jouaient plutôt au foot, aux billes, aux jeux vidéo. Lui, vu sa maladresse dès qu'il s'agissait d'utiliser ses mains pour autre chose qu'écrire, il n'y avait guère que pour les jeux vidéos que les autres le laissaient jouer avec eux, une fois de temps en temps. Sa passion du cinéma, il n'y avait qu'avec ses deux meilleurs amis qu'il pouvait en parler. Ensemble, ils s'imaginaient en vélo, en train d'aider E.T. à échapper aux agents de la NASA, ils s'inventaient des histoires bidons d'attaques de requins pendant leurs vacances, ils s'imaginaient en train de se battre à coups de pistolasers contre les Stormtroopers, ils fabriquaient des fouets avec des bouts de ficelle pour partir à la recherche de l'arche perdue, comme Indiana Jones. Ils prenaient les commandes du Faucon Millenium pour échapper aux croiseurs impériaux, ils partaient à bord de l'USS Enterprise pour explorer des mondes inconnus, où aucun homme n'avait jamais posé le pied avant eux…

 Au collège, ils devaient se contenter de discuter ou d'inventer des histoires, car dès qu'ils se mettaient à rejouer les scènes de leurs films préférés, les 4ème et 3ème les charriaient pendant que les filles de leur classe les regardaient en ricanant. Mieux valait éviter de se faire remarquer…

D'ailleurs, “Elle” ne le remarquait pas. Jamais. Alors que lui ne voyait qu'elle, il n'avait jamais croisé son regard, et elle ne devait même pas savoir qu'il était dans sa classe. Après tout, c'était peut-être mieux: il valait mieux ne pas exister, plutôt que d'être identifié comme le ringard de la classe.

 Et puis un jour, il y eut cet atelier vidéo-club organisé au collège, animé par des étudiants en audiovisuel, des vrais mordus de cinéma eux aussi. Jeffrey fut le premier à s'inscrire, suivi de près par ses deux meilleurs amis, et bientôt par une poignée de curieux qui s'ennuyaient à traîner dehors sans but. Après quelques séances au club vidéo, à apprendre à se servir d'une caméra, ou bien à étudier des plans et des scènes de cinéma dans les moindres détails, il était temps de passer aux exercices pratiques.

 Il appela ses copains à la rescousse, et ils réalisèrent leur premier court-métrage dans l'enceinte du collège. Fantastique, autant dans le style que dans le résultat. Quelques minutes seulement, mais des minutes de pure angoisse, de frissons ininterrompus. Les jeunes acteurs faisaient vivre les couloirs du collège, lesquels servaient de décor à la paranoïa des héros qui se voyaient poursuivis par des ombres. Peu de moyens, mais beaucoup d'effet.

 Les projections des courts-métrages réalisés par les élèves du club vidéo étaient ouvertes à tous. Alors très vite, on se mit à parler de lui dans la cour. Et puis les garçons vinrent le voir pour avoir un petit rôle dans ses films, même juste une réplique, tandis que les filles se bousculaient pour être figurantes, ou pour jouer les innocentes victimes de créatures malveillantes.

Comme tous les autres élèves du collège, “la fille canon de la classe” commença à s'intéresser à ce qu'il faisait, puis petit à petit, à lui. Ils devinrent amis, puis meilleurs amis, puis inséparables. Et lui ne se rendait même pas compte qu'elle le regardait de plus en plus, que ses yeux devenaient plus ronds quand elle lui parlait, que ses pommettes semblaient se réchauffer quand il approchait d'elle…

 Lui qu'on remarquait à peine il y a encore seulement quelques mois, qui avait tant de mal à partager sa passion avec les autres, était aujourd'hui comme un aimant dans la cour du collège. Tous les élèves venaient le voir, lui demandaient s'il avait écrit un nouveau scénario, s'il avait déjà commencé à tourner un nouveau film, quand il serait projeté au collège. Il débordait tellement de confiance en lui, qu'elle semblait envelopper touts ceux qui participaient à ses projets, comme une couverture qui ne cesserait de grandir.

Un jour, il pourrait écrire des scénarios, et même réaliser des films pour le cinéma. Et pourquoi pas travailler avec Steven Spielberg, ou bien tourner un Star Wars ? On pouvait toujours rêver…

 Il fallait qu'il commence par se trouver une signature, quelque chose qui le distinguerait des autres, qui permettrait de le reconnaître immédiatement. Un pseudo ? Bof… Son prénom ? Juste Jeffrey, comme ça ? Ou bien Jacob, son deuxième prénom ? Avec son nom, ça sonnerait bien mieux. Mais ses deux prénoms avec son nom, ça faisait bien trop administratif, comme s'il devait s'enregistrer pour une opération à l'hôpital… Ou alors les deux initiales de ses prénoms, suivies de son nom. C'est ça. Comme ça, ça sonnait bien, ça le démarquerait des autres. C'était décidé, il signerait: JJ Abrams.

 Aujourd'hui, c'est la sortie du septième épisode de la Guerre des étoiles. Son épisode. Avant de se rendre au cinéma pour la première projection, il trouve une petite carte sur son bureau, avec quelques mots griffonnés dessus: “Félicitations, Jeffrey. Vous avez dépassé la lune, et maintenant, vous êtes devenu une étoile ! Steven”

 Quel chemin mène du rêve aux étoiles, partant de modestes courts-métrages sans budget au collège, passant par l'écriture de scénarios pour de grands réalisateurs, pour finir par prolonger les plus grandes sagas de science-fiction du cinéma ?

Ceci est une autre histoire...

Signaler ce texte