JJJJ

thierry

Jour J : Jaune ou Jaja ?

 

 

 

Préambule :

Elle et lui ne se connaissent qu’avec des mots et une image. Photoshopée ou pas ? Sur Internet et le site idoine, ils se côtoient. Des mots, beaucoup, énormément, passionnément ? Mais que des mots…

Alors ils veulent se voir.  Et ils décident une nuit que se fera trois jours plus tard, vendredi. Pas tout de suite même si ça les démange, parce que le travail et la distance qui les séparent les en empêchent. Internet annule les distances que virtuelles, et entre eux deux résiste une réalité de 444 kilomètres. Elle s’appelle Louise et lui, Achille. Pseudo ou pas ?

Plus qu’à attendre… et laisser à rebours les mots glisser d’entre mes doigts qui raconte ses rêves une nuit après l’autre. Encore trois jours pour se fictionner la tête avant le jour J.

1 : J-3

Ce vendredi, dernière journée de travail, libéré, chomdu, pas inquiet d’un sous, je sors du bureau et cours après le bus, puis saute dans un train de banlieue, et monte au vol dans le train grande ligne. Le TGV, Train Groove Volant. Tout neuf, le direct Paris – Saint malo. Car depuis peu, plus de micheline pour finir le trajet. Le TGV vole sur les nuages. Je ne vois pas grand chose car à ras mon cortex filent des bans de songes. 

Je m’endors ? Et je me réveille à Saint-Malo. Plus que quelques pas sur le quai. Ne pas trébucher dans les derniers pas. Sourire mais pas trop bêtement. Que dire ? Les premiers mots à ne pas louper. Attendre qu’elle entame une conversation et lui sourire ? Laisser un peu de silence entre nous deux, le temps de poser, d’ajuster les regards ?

Il la voit. Elle brille. Il s’approche d’elle. Elle l’a vu. Et moi de dire, parce que cela m’échappe

- Ben (très agréablement surpris, mais très très gêné), t'aurais pu t'habiller, un peu, pour venir à la gare ?

Car, je la vois dans sa plus simple parure, nue comme une louve sans poils, ou presque. Louve parce que tu es louve de mer, navigatrice aux longs cours au cou d’un Adam précédent. Je la découvre casquette de marin vissée sur la tête, pipe taillée dans os de cachalot pendue au bec de fou de Bassan. Parce que fou ? Fidèle ? Fou d’être fidèle ?

Et elle de m’engueuler :

- Parce que toi, toi, (très énervée, elle me postillonne un peu dessus, genre bouscaille locale) tu te crois malin avec des ailes dans le dos... Regardes un peu ça (elle fait de grands gestes fous autour de moi) : tu sèmes du duvet partout. Une gare toute propre, toute neuve... Tout le monde nous regarde maintenant. Chui connue, moi, ici... T’es ridicule. Tu me déçois. Pauv’ type ! Adieu !

Et elle me tourne le dos, fâchée…  Définitivement ? Et j’ai beau apprécier terriblement la vision sous cette nouvelle perspective féminine, me voilà tout penaud et contrit. Je la regarde s’éloigner de moi. Elle chaloupe et me naufrage, pour in fine, diablement m’exciter. En panne subite de mots. Sang pompé ailleurs. Cerveau atone. En perte subite de confiance. En perte de nous. Et de moi, subséquemment.

Et tellement seul. Seul dans la gare. Plus qu'à rentrer à tire d'aile... Quand d'un coup, la toux aviaire me secoue les poumons... Quelle poisse ! Un vétérinaire malouin, véto-tireur, me repère et me vise avec sa carabine de cow-boy... A peine le temps de léviter des deux pieds à hauteur de quelques pouces, que je sens une foudre en plomb me transpercer de part en part, plein cœur. Et je pique du nez et tombe salement sur le carreau à brouter un dernier trèfle que le béton de la gare neuve n’aura pas couvert. Je perds la vie. Perdu mon Eve. Et pas le temps d’en tirer une larme. Que mon sang d’ange et grippé me coagule mon rêve… rêve disparu. Matin ! 

2 :  J-2

Ce vendredi, dernière journée travaillée, pas inquiet d’un sous,

je sors du bureau débraillé et cours à bride abattue derrière le bus, puis trempé de sueur grimpe dans un train de banlieue et escalade un train grande ligne.

J’arrive à S.M., pas la ville au corset gainé cuir, mais la cité des corsaires. À peine sorti de la boîte de métal, je sens me monter au nez l’air puissant de ce bras de mer à portée de pieds. Me prend la tête comme j’aime. Ma fatigue disparaît. La tension tombe. Détendu à donf’. Je marche sur le quai, bien rempli, WE, vacances. Je marche et je ne la vois pas. Je m’inquiète très vite. L’attente dure. Je croyais qu’elle me stopperait net dès mon pas lancé sur ce quai. Il faut que je trouve un argument pour me ressaisir, si elle sort de cette foule et découvre mon regard affolé ? Elle pourrait croire qu’il m’est destiné ? Je me dis que dans cette foule dense, elle n’ose pas se mettre en avant ? Elle attend peut-être de me voir avant de se signaler ? Elle veut contrôler le physique.

Quand…

Quand subitement, totale surprise et me prend de cours, lourd au cou. Une dame s’y accroche. Je l’ai bien aperçue de loin avec son sourire terrible. Elle sautillait. Je trouvais cela amusant. Je la regardais pour me distraire de mon inquiétude naissante. Elle gesticulait frénétiquement. Ses bras s’agitaient dans tous les sens. Pour qui, vers qui ? Dans ma direction ? Celle-ci vaut pour tous ceux qui m’accompagnaient dans ce train et se dirigeaient vers la sortie. J’ai bien vu, de loin, la course d’élan qu’elle commençait à prendre. J’ai comme perçu son attention d’opter pour un first-beurré, salé-breton, pour sauter plus haut. Mais de là à ce qu’elle vise mon cou…

Mais… pas que ça... pas que ça… non. Pas le temps de lui dire un mot, un « désolé ! », pas même un « OOh ! », à  cette petite chose, massive et, femme.

À bras raccourcis, elle effectue un violent posé de bouche sur ma bouche. Ses lèvres lippues et grasse comme trempée de substances étranges font ventouses sur mes miennes. Sensation sans pareil et qui me panique. D’autant qu’elle commence un long bouche-à-bouche qui ne me sauve de rien du tout, très éprouvant. Non seulement son baiser me vole un premier mot pour exprimer ma surprise, crier au secours, supplier sa clémence, mais bien plus grave à mon goût, elle m’empêche de respirer. J’espérais vaguement inspirer un peu d’embrun. Et je respire que dalle. Je m’angoisse. Je congestionne. Elle m’assassine. Pourquoi moi ? Ah oui… Internet, le site, nos mots… Elle m’asphyxie, le nez épaté, sa face qui s’écrase contre la mienne. Je n’ai plus de trou à dispo par où respirer. J’essaye en vain de prendre de l’air en passant par une oreille. Je cherche une issue au cauchemar. Je touche l’absurde. Il m’explose à la figure. Je vais crever là, en gare de Saint-Malo, étouffé et étranglé par un bout de femme d’un mètre cinquante et  qui m’est totalement inconnue.

Sa bouche me dévoile un goût d’ail écrasé dans du cumin, poivre, piment, et des +s exotiques que je ne connais pas. Et qui me brûlent la langue, le palais, les gencives. Je dois être pourpre dedans et dehors. C’est un massacre en bonne et due forme. Certes, je l’avoue, ce goût tenace force le respect. Il distend mon diapason alimentaire. Il me brûle et m’empoisonne à la fois. Tuerie en règle, goûteuse. S’ajoute à l’étouffement et l’étranglement. Je collectionne. Aurais-je à faire dans cette affaire à une tueuse professionnelle ? Je soupçonne un contrat sur moi. On m’aura confondu avec un Kennedy, un pape ou dissident politique virulent ??? Ses yeux clos, les miens grands ouverts, au bord du vertige, je cherche à comprendre.  J’aimerais un tout petit peu me réveiller et qu’on m’explique ce qui m’arrive. Que du très lourd que je supporte plein les bras et la bouche. Je commence à ressentir une forte douleur au cou. Ses pieds gigotent dans le vide et me contusionnent les tibias. Son dessous de nez me gratte d’un poil rasé d’il y a peu. Me voilà Irrité de partout. Impossible de chasser l’attaque massive des démangeaisons violentes. Les douleurs s’accumulent. Je ne pense plus à Louise. Je ne vois plus qu’une tueuse sans nom qui me cible par erreur. Je ne distingue plus rien à ce charivari de ma vie. Je cherche, questionne, tombe dans le grotesque total.

J’imagine alors que Louise m’aura lâché dessus une amie trahie, un fauve de femme, pour calmer sa douleur ? Je compense et je la sauve ? Je dois jouer dans cette pièce de boulevard le rôle de la viande qui calme la faim ? Je fais l’os ? Je me sens rongé de partout par une confusion extrême des sens et de ma raison. Et je me sens incapable de me montrer violent. Avec un geste, un mot… Hors le fait que je sois verrouillé.

Car ses yeux fermés que je vois si proches, et les ridules de tendresse perdues dans cette expression intense, éperdue, illuminée par le front gras qui scintille sous les spots neufs de la gare à peine inaugurée, m’émeuvent.  

Je n’ose pas me demander pourquoi ? Je veux seulement reprendre mon souffle. Et j’ose la tapoter dans le dos, après avoir libérer mes mains des sacs qu’elles tenaient. Tant pis si tombent de haut. Tant pis pour la casse. Et miracle, elle me libère. Tombe lourdement sur ses pieds. Elle tombe comme un fruit bien mur, lassé de la branche pliée. Elle pèse bien son poids de sucre et d’épices. Je la devine plus lourde que moi, la découvre plus large. Dans la continuité de l’attachement, elle me presse dans ses bras à ma taille. Et du coup me serre le quiqui. Tout cela m’amuse de moins en moins. Et maintenant, je peux enfin demander, car me sens le droit de savoir.

Mais…

Mais pas le temps, car sa langue extirpée du fond de mon gosier bien léchée, elle m’explique d’une voix stridente qui me fait grincer des dents :

-    Ma copine, pas pu venir. Louise pas pu venir. Oublié autre rendez vous d’amour avec un autre. Connu avant toi. Moi intérim pour toi. Intérim, correct ? Pour pas triste. Pour faire toi plaisir. C’est bien, hein ?

Elle ne semble pas très bien parler ma langue natale. Née ailleurs, et pas de si longtemps Malouine ? Ou parle t’elle seulement le breton ? Je ne me sens pas assez expert pour engager la conversation. Mais du moins, je comprends tout. Ce qui d’aucune façon me rassure. Et puis elle continue en cascade de mots, clairs, limpides, même si hors considération syntaxique et souci grammatical. Des mots en pagaille, sans doute dépourvus orthographe. Elle me détaille, ses yeux tout en bas de moi accrochés fixement aux miens, comment elle a appris des bribes de France dans une école protestante chez un missionnaire féru d’embrigadement autochtone, très loin d’ici. Il faut reculer les aiguilles de ma montre pour mieux l’entendre. Le jour nous précède là-bas. Dans le désert de Gibson, au pied de l’Uluru. Un caillou sacré d’avant les blancs. Elle me récite pour me rassurer. Croit-elle ? Elle me récite une recette de kangourou frituré avec boulettes de pérentie, une espèce de varan m’explique t’elle. Son frère excelle à chasser au boomerang. Ses parents lui ont été volés quand toute petite, pour qu’elle devienne une vraie Chrétienne.

Je vois mieux son nez épaté. Une peau brune luisante. Son cheveu de mouton, noir, roulé dans de la terre rouge, un jour, sûrement... Et bien mieux, elle commence à me raconter le temps des rêves, d’où son oncle savant, revient souvent de voyages étranges. Il utilise un véhicule sous forme de concoction de racines à lui seul connues, et sueur de crapauds locaux. Et comment un jour, il lui rapporte une vision qui correspond au poil près à ce qu’elle vit là, en cet instant… Et puis son voyage dans l’espace et le temps, et puis l’autre voyage hors du temps et de l’espace, comme inversé, pour me retrouver, moi, pas un autre. La gare vide… une mouette égarée. Lumière éteintes.

-    Et Louise ?

J’ose inquiet relancer le sujet principal. Alors elle m’avoue, avec pleurs, comme pour crever un mauvais sang bloqué dans une bulle d’elle.

- Elle pas exister. Seulement moi. Amie traduisait mes mots pour toi. Photo volée, fille du pasteur, là-bas, très loin. Moi être Louise. Ou moi encore plus vraie qu’elle.

Elle pleure pleure pleure des mots qui lui sortent de la bouche et du nez. Elle parle beaucoup avec le nez. Elle ponctue les soubresauts de gros reniflements qui résonnent très bien dans le bâtiment neuf et vide. La mouette prend peur et nous fuit. Notre dernier témoin. J’en profite pour remarquer l’excellente acoustique du lieu. Je pense n’importe comment. Elle me lâche un instant, pas plus. Elle s’essuie d’un revers de bras tout ce qui reste en suspension sur son visage.

-    Pas grave…. Non. Mon tonton dit comme ça, pas autrement, bien. Moi très gentille avec toi, et toi fera bon mari… hein ?

Je fatigue un peu beaucoup terriblement. Je voudrais au moins m’asseoir. Me reposer les jambes de cette longue et éprouvante journée qui semble ne plus vouloir finir. De cette attente, pénible attentive attente d’une semaine, ou tellement plus ? Elle ne dit plus un mot. Elle recule d’un pas. Ses bras lui tombent le long de son petit corps, petit mais salement costaud. Laide ? Pour la plupart des occidentaux limités, peut-être ? Je ne sais pas, les traits m’impressionnent. L’expression donne une sensation de force peu commune. Ses yeux noirs de noir, entre bois calciné et bitume fraîchement déposé, collant aux pattes, à mes yeux. Je fonds. Et je ne m’explique pas. Je n’ose pas dire. Je sens qu’elle attend maintenant. Je pressens qu’elle m’attend. Je soupçonne qu’elle tient ferme dans ses doigts les fils de ce temps suspendu. Je la devine habile, savante, aimante… Sorcière ? Je n’ose pas dire, et je m’y perds entier, assurément. Un zeste de raison me ferait fuir ? Ma Raison engloutie dans son rêve d’un temps sans fond ? Je lui tends ma main droite. Je lui prends sa main gauche. Je la serre. Je la serre tendrement. Je la sais mienne, déjà.

Quelque temps passe, me dépasse, repasse ma vie froissée d’avant le temps du rêve. Et le temps s’écoule. Beaucoup de temps, et si peu… Et me voilà donc presque nu sous le zénith d’un soleil* de plomb austral. Je redessine avec application, le rocher sacré, l’océan protecteur, le crocodile ami, les vents chaud remplis de poussières cristallines. Je dessine à l’envi quand le temps où tout se tenait ensemble, un rêve solide dans lequel la vie se respectait entière. Je dessine à petits points serrés sur des écorces de bois et tissus que tisse Louise. Elle tient la boutique, une galerie de mes peintures. Je l’appelle Louise, pour me souvenir… J’apprends petit à petit l’alyawarra, l’anindilyakwa et l’arunta, pas plus. Nous vendons beaucoup. J’ai acquis une réputation. Tonton m’aide à la cultiver. Il me désigne comme son suiveur. Il me donne son rêve tout entier. Je dois le préserver au cœur de notre homeland. Louise m’explique comment aimer « naturellement », elle, nous, la vie.

Et je la trouve immensément belle.

Et j’apprends leçon après leçon, avec passion.

Il fallait que je trouve ce dernier bout de ma vie, ici, et pas ailleurs. Je n’en doute plus d’un iota de seconde. Il fallait avant, pour que maintenant prenne tant de saveurs. Déjà sept morceaux de nous poussent droit sur le semis de nos rêves… ils gigotent et remuent sable et air autour de nous deux. Un rêve qui ne tient pas dans le temps et ne contient aucun espace… que de la magie !!!

3 : J-1

Ce vendredi, Le jour où je me libère du joug, je sors sur des ressorts, énergie top, et le chauffeur m’attend, car lui et les habitués du bus savent. Ils lisent dans mes rêves ? Un train de banlieue, puis un train grande ligne et je vais direct dans ses yeux, maillot de bain enfilé, je compte bien piquer une tête, saut de l’ange, je sens la planche trembler déjà sous le poids de mes pas.

Le chef du train annonce « Saint-Malo, terminus ». J’aide à descendre une dame âgée, puis une maman et son enfant, puis cette personne les bras encombrés, et encore cet handicapé plâtré, ou cet aveugle, ou cet ivrogne bien bituré, et puis cette mouche qui me semble si perdue… lui montre le chemin d’une jolie crotte… AAAh que la vie brille d’un éclat neuf ! Et alors le train me semble vide, je brosse un peu, jette quelques papiers. Envie de ménage, de propre, de renouveau… Et puis je cours vers elle pour qu’elle ne s’impatiente pas. Pas trop.

Je la vois.

Elle me voit.

On se reconnaît de suite. Pas d’erreur sur photo. Pas de blague. Que du vrai. Tout va. Tout va tip top. Me sens gai et idiot. Sauf que je ne comprends pas. Deux jeunes garçons l’entourent ? Un truc qui m’aura échappé ? Je la rejoins. Énorme sourire, je bave un peu d’émotion. Et je ne sais pas ce qui arrive, ou m’arrive, je blêmis quand je la vois qui…

Elle fait la moue.

Je gomme mon sourire.

Mais alors, La grosse moue boudeuse qui me tape uppercut dur le gant rembourré à la billes d’acier. Du costaud. Je vais pour me pencher vers elle. Un regard ou deux sur les deux jeunes garçons qui ne lâchent pas leur main de maman de chaque côté de Louise. Maman ? Ou tata ? Toucher sa joue. Biser Louise, enfin. Et je tends… non… rien ? Elle me tend la main. Je veux la serrer, tendrement ? Elle touche à peine. S’échappe. Et puis :

- Bon voyage ? Fait beau hein ? Enfin là, forcément, de nuit, on voit beaucoup moins bien qu’il fait beau…

- Je suis désolé ? Pas eu le temps de te phoner. Tu sais les enfants, tout ça… enfin je ne peux pas te loger.

-…

- Un ami de passage. Nous partons ensemble avec les enfants en Espagne. Chouette hein ? Juste au-dessus de Barcelone… Tu connais ?

- T’es pas trop fatigué ? Te voilà en vacances toi aussi ?

 …

- C’est vraiment chouette ! Pas bavard hein ? plus facile avec un clavier.

-…

- Mais sympa de ta part d’être passé par là ? Bon ! On cause, on cause. Faut pas tarder. Les enfants et mon ami attendent dans la voiture. T’inquiète pas ! On va te trouver un hôtel « tip top », comme tu dis… n’est-ce pas ?

- Merci Louise !

Elle sourit un peu. Mais je sens que je lui pèse un peu plus. Elle comprend sans doute, chemin faisant défait, que je sois un chouïa déçu ? Surpris, déconfit, décomposé au dernier stade, au bord du suicide collectif de mes neurones. Elle m’explique donc entre le quai et la voiture. Tandis que les enfants restés silencieux me dévisagent drôlement.

-    Tu comprends. M’étais dit, si ma voiture crève en route. Enfin j’image, tu comprends ? et bien qu’il me faudrait un pneu de rechange… Une image, hein ? Je métaphore. Tu piges Achille?

-    Ah ! Un pneu ?

-    Oui enfin… pour dire que t’étais dans le coffre…En quelque sorte. Tu vois mieux ?

-    Ben… pas trop… en fait.

-    Oui… enfin, l’essentiel. J’ai pas crevé, et maintenant j’ai besoin de la place dans le coffre pour y mettre les bagages.

-    La place…

-    Il s’appelle Gonzague. Tu verras, très sympa. Super classe. Je lui ai dit pour toi. Il a tout de suite compris. Un homme très généreux, très bien… Et j’espère l’homme de ma vie, tu vois ? très bien… 

-    Bien…

-    Achille ? Tu me suis là ? T’es pas con, je crois me rappeler. Sûr que tu me comprends… Tu me comprends ? Merci de ne pas me rendre la chose plus difficile pour moi… serait gentil ? Hein ?

-    Oui  Louise ! Bien sûr…

Il me voit. Lui, il n’a pas gommé son grand sourire. Un tatouage génétique peut-être ? Yeux verts, grand, habillé avec du sur-mesure qui l’anoblit ipso facto. Il me tend sa poigne dans laquelle il écrase longuement mes doigts. Ma main devenue d’un coup très moite souffre le martyre. Cela ne le dégoûte absolument pas. De me broyer les os, ma moiteur. Je ne m’en sors pas totalement indemne avec ma main bleuie, molle, comme dedans mon idée de la vie. Qu’est-ce que je suis mal, là ! Et pas le temps de le penser que je m’éloigne d’un pas, de coté, décalé, et vomis le déjeuner que je n’ai pas pris. Estomac trop noué pour avaler quoique ce soit ce jour J, et J-1 pareil… Les enfants rigolent. Au moins, j’amuse la galerie. Gonzague détourne le regard de la bête, du sans nom. Mécréant sans doute ? Et Louise dit toujours à propos avec ses pincettes, de gros crabe de tourteau local.

-    Ben dit donc… t’as déjà le mal de mer à cette distance ?

Et ils rigolent tous en choeur. C’est bien. Cela détend l’atmosphère. Faut ça. Gonzague s’inquiète quand même un peu, pour sa voiture, je suppute. Il grimace par dessus son sourire super classe. Il me regarde, puis regarde sa très belle voiture qui doit coûter bonbon, des tas, qualité supérieure extra. Je le vois échanger quelques mots avec Louise, en aparté. Elle décide. Il se soumet. Il m’invite à monter dans son coupé blanc, cuir ocre clair. Il rabat le siège. Je dois m’écraser derrière avec les deux garçons, un club de golf et un ordinateur ultra-portable dernier cri. Et à cet instant, une envie de crier me monte… On démarre. On roule. Ça roule joyeux,  ambiance vacances. Je dois avoir un sourire bizarre. Je me force un peu, faut dire. Le naturel ne vient pas. Cela ne vient plus. Il commence par des hôtels, genre qui me pomperaient une semaine de salaire. Que d’ailleurs je ne vais pas avoir, puisque maintenant sans travail.

À Louise, je ne lui en veux pas d’un mot. J’en veux aux mots. J’en veux bien plus à ma vie à la con, pleine de couilles tristes, fripées, vides, de sens. Je sais, ma faute. Faut plus+ vouloir pour avoir ? Et je me contente d’être… Le pire : je ne veux pas changer.

Entre les deux garçons, je peux observer Gonzague, je peux contempler Louise. Leur joie. Je trouve cette vie très belle ici ou là. Ils se lancent de terribles sourires. Quand l’un d’eux ripe, négligence, distraction d’amoureux, et que j’en prends un éclat dans ma tronche. Je le sens, l’éclat, me pénétrer profond là où ça fait le plus mal, définitivement. Souvent, je ne sais pas pourquoi ni comment les choses et bidules me traverse l’esprit.

Finalement le camping de la Cité fera l’affaire. Je vais me faire une tente avec mes caleçons un pantalon chaussettes chemise et la serviette. Ils me déposent. J’ai toujours envie de crier. Je me retiens devant les garçons. Déjà qu’il me regarde drôlement. Huit ans, et dix ans ? Pas pris le temps de demander. Ils me font tous « coucou » avec leurs mains qui gesticulent, bras levés, dans la belle voiture décapotable.

Le type du camping me montre la place. Il me raconte quelques trucs que je n’arrive pas à écouter. Un coin d’herbe où glaner, pâturer, brouter, raturer… Je me rature quelques mots sur le cœur. Saigné à blanc ?

Et puis, enfin seul, je CRIE.  

4 : jour J

 

Ce vendredi, je…

Je sors du bureau, en toute discrétion. Je rentre « chez moi », un treize mètres carrés « habitables » loi machin, et je déballe pinceaux et tubes et fioles et planches et papier et toile et cartons.

J’étale, partout.

Je regarde, vaguement.

Presque perdu là-dedans.

Tout et Rien à l’avenant.

Ma vie qui tendre et qui fleuve.

Pas le courage ? Pas la confiance ?

J’oublie le train.

J’oublie sa destination.

Et je l’imagine partir, sans moi, pour nulle part.

J’imagine.

 

 

 

 

FIN

 

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