Jonathan Chandler - Chapitre Cinq

Julie Vautier

Chroniques d'une cuvette assassine

            J'avais passé la nuit sur ce site, à regarder chaque photo et à lire chaque commentaire qui y avait été posté. Austin et moi avions été suivis et photographiés partout où nous allions. Il y avait le moment où nous nous étions pris dans les bras. Nos sessions de travail chez l'un et chez l'autre. Il y avait même des photos de nous au club de sciences. Toutes ces photos convergeaient vers une seule rumeur, une autre rumeur de merde : Austin et moi avions apparemment une liaison.

            Le lendemain au lycée, j'ai cherché Austin. Je devais lui en parler. J'ignorais quelle était la meilleure solution. Y en avait-il une, d'ailleurs ? Je devais simplement le trouver, en parler avec lui et nous devions décider ensemble de la suite des événements. Nous devions décider ensemble si nous devions continuer à être amis ou si nous devions nous éloigner. Néanmoins, étant donné le comportement d'Austin la veille, j'ai compris qu'il avait déjà fait son choix.

            La matinée s'est déroulée sans que je puisse trouver Austin. Nous n'avions aucun cours en commun ce jour-là, je devais le chercher entre chaque cours. L'après-midi, j'ai décidé de sécher les cours qu'il me restait pour le trouver. J'ai fouillé chaque recoin du lycée sans relâche. Il était forcément quelque part. J'ai poursuivi mes recherches et ai fini par obtenir une réponse aux alentours de quinze heures.

            Des cris s'échappaient des toilettes des professeurs. Des voix couvraient ces cris par des insultes. Parmi ces voix, Jay Inkers. Le Danny Zucko à qui je devais le délicieux souvenir de ma tête dans les toilettes. Je me suis rapproché de la porte. Les insultes étaient de plus en plus violentes. Le mot « pédale » a résonné, rapidement suivi par d'autres joyeusetés du genre. Mon sang s'est glacé. Les cris venaient d'Austin.

            Je me suis rué dans les toilettes. Jay et sa petite bande étaient penché sur le corps désormais inerte d'Austin. L'un des gars s'est retourné vers moi. Les autres ont suivi. Un sourire narquois a étiré les lèvres de Jay. Un de ses copains a voulu se jeter sur moi. Jay l'en a empêché.

-          Pas aujourd'hui, les gars, pas aujourd'hui.

Il leur a ensuite fait signe de sortir. Les quatre brutes sont sorties des toilettes, me laissant seul avec Jay et le corps immobile d'Austin. J'ai soutenu le regard de Jay. Je ne flancherais pas cette fois. J'ai attendu qu'il baisse les yeux. Il ne l'a pas fait. Il a continué de sourire et s'est lentement approché de moi. Le prédateur évaluant sa proie. Nous nous sommes retrouvés nez à nez. J'ai fini par détourner les yeux.

-          T'es le prochain.

Il a posé sa main sur ma joue et m'a donné une petite tapette, presque amicale, avant de finalement quitter à son tour les toilettes. J'ai attendu que la porte se ferme pour réagir mais, même une fois la porte fermée, j'étais encore sous le choc. Mes muscles ont mis quelques secondes avant de répondre à nouveau et mes mains tremblaient sous l'effet de l'adrénaline. Cependant, j'ai rapidement mis toutes ces sensations de côté pour me précipiter vers Austin.

Du sang s'écoulait encore de ses narines et glissait le long des croûtes de sang séché qui maculaient son visage. J'ai cherché son pouls mais il était très faible et je le sentais à peine respirer. Il était dans un sale état. J'ai appelé les urgences et ai attendu auprès de lui. J'ai pris sa main dans la mienne.

-          Serre-moi la main si tu m'entends.

-          Austin, joue pas au con. Si tu m'entends, serre-moi la main.

Toujours rien. J'ai continué à l'appeler.

-          Serre-moi la main, je t'en prie…

J'ai senti une très légère pression. Austin semblait peiner à rester conscient.

-          Les secours ne vont pas tarder à arriver. Tiens le coup.

Un mouvement au niveau de ma main. Austin tentait de dégager sa main. Je l'en ai empêché.

-          Arrête, Austin, c'est pour t'aider que je fais ça.

Un murmure incompréhensible s'est échappé de ses lèvres.

-          Je ne suis pas gay, Austin, et, même si je l'étais, je ne suis pas amoureux de toi. Si je te tiens la main, c'est uniquement pour te garder éveillé.

Austin a cessé d'agiter sa main.

-          Je suis désolé. Je suis tellement désolé, tu n'as même pas idée… Qu'ils me fassent du mal, c'est une chose, je suis habitué, mais qu'ils s'en prennent à toi parce que tu es mon ami, c'est dégueulasse.

Austin a été pris d'une violente quinte de toux. Des gouttelettes rouges ont moucheté le sol. Du sang lui avait coulé dans la gorge. Je l'ai aidé à se redresser et l'ai maintenu droit. J'ai attrapé du papier toilette et ai tenté de lui nettoyer le visage mais le sang avait déjà séché.

-          Je suis désolé qu'ils t'aient lynché à cause de moi. C'est juste une rumeur stupide mais les gens s'en servent pour justifier toutes les saloperies qu'ils me font subir. On devrait… Je ne sais même pas ce qu'on devrait faire face à tant de connerie.

-          On devrait arrêter d'être amis.

J'ai tourné la tête vers Austin. Ça me faisait mal de le reconnaître, mais il avait raison. C'était sans doute la meilleure solution. Pour lui, en tous cas, c'était la meilleure solution. Quant à moi… C'était sans doute la meilleure solution pour tous.

Les secours sont arrivés quelques minutes plus tard. Ils ont embarqué Austin et m'ont laissé seul dans les toilettes. J'aurais voulu accompagner mon ami mais ce n'était plus mon ami. Du moins, la connerie humaine avait décidé que je n'aurais pas d'ami. Je suis sorti des toilettes, du sang séché sur mon tee-shirt et le dos douloureux d'avoir soutenu Austin. J'ai regardé la civière s'éloigner, le bide tordu de tristesse.

Austin a dû rester hospitalisé trois semaines. Jay Inkers et sa petite bande lui avaient fêlé deux côtes et provoqué un traumatisme crânien. Son nez était cassé et son œil gauche avait été touché par une boucle de chaussure. Il avait perdu deux dixièmes à cet œil. Trois de ses doigts avaient été écrasés et je ne parle même pas des ecchymoses qui lui recouvraient le corps et lui tuméfiaient le visage. Tout ça à cause de moi.

J'avais longuement hésité à aller voir Austin. J'avais peur que ces abrutis qui avaient créé le site ne me suivent jusqu'à l'hôpital. J'avais peur d'envenimer les choses. Je me suis finalement décidé un matin avant d'aller en cours. Mon vélo et moi avons tourné à gauche plutôt qu'à droite et avons pris le chemin de l'hôpital. Sur la route, j'ai rabattu ma capuche pour dissimuler mon visage et n'être reconnu de personne. Arrivé à l'hôpital, j'ai encore vérifié que personne ne m'avait suivi.

Une infirmière m'a conduit jusqu'à la chambre d'Austin. Selon ses dires, ses parents étaient partis une dizaine de minutes plus tôt. Elle m'a laissé devant la porte et est retournée vaquer à ses occupations. Je suis resté devant la porte. J'étais très certainement la dernière personne qu'Austin avait envie de voir. Tant pis. Nous devions parler.

J'ai toqué. Aucune réponse ne m'est parvenu. Alors, je suis entré. Austin était étendu sur son lit, le visage encore un peu gonflé. Il a voulu protester quand il m'a vu entrer, avant d'abandonner l'idée. Il était trop fatigué pour lutter maintenant. D'un geste de la main, il m'a indiqué une chaise. Il acceptait la discussion.

-          Je suis d'accord, ai-je commencé. Pour qu'on cesse d'être amis. Je suis d'accord, c'est le seul moyen de te préserver de toute cette folie. Même si ça me… Enfin, bref, je suis d'accord.

-          J'en ai aussi peu envie que toi, Jonathan, mais tu l'as dit toi-même : c'est la seule solution pour moi. J'aimerais te soutenir contre tous ces connards mais, si c'est un risque pour ma vie, alors, je préfère m'abstenir.

-          Ils ne t'ont pas raté, hein ?

Un léger sourire est apparu sur son visage.

-          Ce n'est pas la première fois.

-          Comment ça ?

-          Ce n'est pas la première fois qu'Inkers et ses potes se défoulent sur moi. Les homos, c'est plus fort qu'eux, il faut qu'ils leur pètent la gueule. A croire qu'ils ont peur que ce soit contagieux.

-          Tu es… ?

Austin a haussé les épaules avant de grimacer de douleur.

-          Ce n'est un secret pour personne à St. Johns, a-t-il fini par dire.

-          Ils sont déjà venus te frapper à cause de ça ?

Il a hoché la tête.

-          Une ou deux fois. Puis, tu es arrivé. Je pensais que j'étais tranquille mais il faut croire que ça les démangeait de ne plus me cogner. Ils ont quand même fait fort, ce coup-ci.

-          Je suis désolé pour le site.

-          Le site, je m'en fous. Le problème n'est pas là. Si tu n'avais pas été Cuvette, ça n'aurait été qu'une rumeur comme une autre. On aurait alimenté les soirées un mois, peut-être deux, et ça se serait fini comme ça avait commencé.

Il y a eu un silence. Austin avait raison. Si je n'avais pas eu toutes ces casseroles à traîner, notre prétendue liaison n'aurait pas suscité tant d'intérêt.

-          Qu'est-ce qu'on fait ? ai-je demandé. On arrête de se parler ? J'arrête de venir au club ?

Austin a secoué la tête.

-          Ton projet est quasiment fini, ce serait idiot.

-          Notre projet. On l'a conçu ensemble.

-          Ton projet. C'est ton projet, maintenant. Mène-le à bien et gagne le concours. Tu le mérites.

J'ai commencé à me lever de ma chaise. J'avais la gorge nouée.

-          Au fait, a repris Austin, dans les toilettes, quand j'ai voulu récupérer ma main… Ce n'était pas parce que j'avais peur que tu sois gay ou une connerie du genre, c'est juste que tu la serrais trop fort. Je ne sentais plus mes doigts.

Je n'ai pas pu m'empêcher de rire. Austin aussi a ri. Nos deux rires étaient amers. Je me suis dirigé vers la porte. Je l'ai ouverte.

-          Je suis désolé, Jonathan, pour tout.

Je n'ai pas répondu. Qu'aurais-je pu répondre ? Il n'avait pas à être désolé. Ma réputation lui avait valu deux côtes fêlées. Il n'avait pas à être désolé.

J'ai récupéré mon vélo. J'ai jeté un coup d'œil à l'heure. Je pouvais assister au cours suivant mais je n'en avais pas envie. J'ai roulé sans savoir où j'allais, ma capuche de nouveau sur la tête. J'ai fait le tour de la ville, ai tourné au hasard dans les rues et ai fini par me retrouver dans un quartier pavillonnaire.

Les maisons étaient immenses. Les palissades étaient blanches, fraîchement repeintes. Les fleurs étaient belles et les enfants étaient heureux. J'ai roulé quelques minutes dans ce quartier avant de tomber sur un petit parc. Cinq bancs, une balançoire et un bac à sable. Je suis descendu de mon vélo, je l'ai posé dans l'herbe. Je me suis assis sur l'un des bancs. J'ai fondu en larmes.

Il m'était impossible d'en vouloir à Austin. J'aurais sans doute réagi de même. Mais, quelque part au fond de moi, je ne pouvais pas m'empêcher de penser qu'il aurait dû rester à mes côtés pour me soutenir contre les enflures qui me faisaient vivre un enfer. Quelque part au fond de moi, je lui en voulais de m'abandonner maintenant. De me laisser affronter la vie à St. Johns seul. De ne plus être mon ami parce qu'il avait peur pour sa vie. Et ma vie, à moi ? Qui pouvait me prouver que ma vie n'était pas en danger à St. Johns ?

Je comprenais la décision d'Austin, je savais que je n'avais pas le droit de lui en vouloir. Pourtant, le matin où j'ai pris la décision, je ne pouvais m'empêcher de repenser à ce qu'il m'avait dit dans les toilettes.

« On devrait arrêter d'être amis. »

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