Jonathan Chandler - Chapitre Deux
Julie Vautier
Revenons un instant sur ce jour maudit qu'on appelle « la rentrée ». Mes parents et moi venions de déménager pour nous installer dans la ville voisine. Tout était nouveau pour moi. Le lycée aussi était nouveau. Dans l'établissement que je fréquentais avant, j'étais déjà source de moqueries. J'avais fini par penser qu'il était normal de recevoir des insultes en guise de bonjour. L'habitude, vous savez. On finit par ne plus écouter les conneries que les autres balancent. On ne les écoute plus, mais ça ne veut pas dire qu'on ne les entend pas.
Le lycée St. Johns avait tout d'une promesse. C'était la promesse d'une belle et fructueuse scolarité, entourée de camarades soucieux du bien-être de leurs amis. C'était la promesse d'avoir des amis. Sur le papier, tout était parfait. Les salles étaient grandes et spacieuses. Le club de sciences proposait un programme passionnant. Il n'y avait pas de club cinéma. « C'est le seul point noir de ce lycée » avais-je pensé, le cœur gonflé d'espoir. J'ai très vite réalisé qu'en termes de points noirs, St. Johns battait des records.
Cette journée avait tout d'une journée exceptionnelle. Pour vous donner une idée, ma mère avait lâché ses dossiers pour me préparer des pancakes. Elle avait même pensé à acheter du sirop d'érable. Mon père, en voyage d'affaires à Tokyo, m'avait appelé malgré le décalage horaire pour me souhaiter une bonne rentrée. Cette journée elle aussi était une promesse. J'aurais dû me douter que quelque chose finirait par capoter. Tant de beauté et de joie dans ma vie, ça aurait dû me mettre la puce à l'oreille.
Mon arrivée devant le lycée, je me souviens l'avoir vécue comme un numéro musical de High School Musical. Tout le monde avait l'air si gentil et si pressé d'apprendre. Quelques filles portaient déjà l'uniforme réglementaire des pom-pom girls et leurs couettes blondes s'agitaient sous le soleil californien. Des sacs à dos allaient et venaient, les portes du lycée ne restaient jamais plus d'une seconde ouvertes. Vous l'avez, l'image parfaite d'une rentrée parfaite dans un lycée parfait ? Moi, je l'avais. Je l'ai gardée longtemps dans un coin de ma tête. Le jour où je l'ai laissée partir, j'ai pris la décision. Mais ne nous emballons pas. Tout vient à point à qui sait attendre.
Je suis entré dans le lycée, avec l'agréable impression d'avoir été projeté quelque part entre Grease et Glee. Sauf que je ne chante pas et qu'il vaut mieux éviter de me faire chanter. Conseil d'ami. Bref. J'ai remonté le couloir jusqu'à la salle qui accueillait les élèves de ma nouvelle classe. Je me suis assis à une table. A ma gauche, une rouquine à lunettes avec un charmant sourire. Je peux vous assurer qu'il était charmant, car elle m'a souri en me disant bonjour. Cette rouquine, Anna Thompson, a fait partie de ces filles que j'intéressais. Puis, il y a eu le club de sciences. A ma droite, le cliché du lycéen américain, le Zac Efron de la classe. Pas la peine de vous décrire les regards que la gent féminine lui lançait.
J'ai longuement observé les différents visages avant l'arrivée du professeur. Le nez en trompette de la brune au deuxième rang. Les taches de rousseur du garçon non loin de moi. J'ai observé les vêtements. Les pulls rayés, les jupes droites, les hoodies à l'effigie de St. Johns. Ils étaient sympas, les hoodies. Je me suis demandé où je pouvais en acheter un. Je me suis senti bête avec mes fringues. Puis, Anna Thompson m'a lancé un deuxième sourire charmant. Je me suis senti beaucoup mieux.
Le professeur est arrivé, s'est présenté, a distribué des feuilles. Il nous a souhaité la bienvenue pour cette nouvelle année. Il espérait que nous serions la fierté de St. Johns comme nous l'avions été les années précédentes. Enfin, comme les autres élèves l'avaient été l'année précédente. Je n'avais jamais été la fierté de mon lycée. Je me suis demandé ce que ça faisait, d'avoir ce poids sur les épaules.
Le professeur s'est ensuite souvenu de mon existence. Pour être plus précis, il avait sa petite liste de points à aborder et je faisais visiblement partie de ces petits points. Il s'est donc senti obligé de me présenter. Moi, le petit nouveau fraîchement débarqué de la ville voisine. Franchement, j'aurais apprécié qu'il me laisse tranquille.
- Jonathan ? Qui est Jonathan ?
J'ai lentement levé la main.
- Viens te présenter devant la classe !
J'ai hésité à refuser. J'aurais pu. Mais mes parents m'avaient appris la politesse. Ils ne m'avaient pas transmis grand-chose, mise à part la politesse. Alors, je me suis levé de ma chaise et me suis dirigé vers le bureau du professeur. Je me suis senti comme une bête curieuse, un animal de foire. Et ce n'était pas très agréable. Je me suis retrouvé face à une vingtaine de visages attentifs. Anna Thompson souriait toujours. Je suis resté muet, ne sachant que dire.
- Jonathan, présente-toi, a insisté le professeur.
Je ne savais toujours pas quoi dire. C'était la première fois que je m'adressais aux élèves de cette classe. C'était mon moment. Le moment que tout le monde retiendrait. C'était maintenant que se jouait mon année scolaire. De cette simple présentation découlerait mon statut dans ce lycée. Populaire, drôle, intello. Les élèves allaient inconsciemment me décerner un titre en m'entendant m'exprimer. C'est bête à dire mais je crois que tout a commencé avec cette présentation.
- Mon nom est Jonathan Chandler. Chandler comme Chandler dans Friends.
Je me suis mordu l'intérieur des joues. Bordel, qu'est-ce qui m'avait pris de dire une connerie pareille ? Un long silence a suivi cette déclaration. Un silence malaisant. Même Anna Thompson ne souriait plus. C'est dommage, elle avait un sourire charmant. J'aurais pu rattraper cette bourde. J'aurais pu le faire aisément. Malheureusement, je faisais partie de ces gens qui ne prennent jamais les bonnes décisions.
- Je ne sais pas pourquoi je dis ça, je ne regarde même pas Friends.
J'aimerais savoir parler aux gens. Visiblement, ce talent ne m'avait pas été accordé. J'ai observé les visages. Certains souriaient mais ce n'était pas le sourire amical que j'aurais voulu recevoir.
- Après, je ne dis pas que Friends est une mauvaise série. Je n'en sais rien, en fait, puisque je ne regarde pas Friends. Je sais juste que Chandler est un personnage de Friends et je…
Ferme-la, bon sang.
- Ne vous sentez pas offusqués si vous aimez cette série. Il n'y rien de mal à aimer Friends. Moi, j'aime bien…
- Toi, t'as une gueule à aimer Star Trek ! a lancé Zac Efron.
Trois filles ont pouffé. Anna Thompson en faisait partie.
- Je n'ai rien contre Star Trek mais je n'ai jamais regardé.
Imaginez un coquelicot aussi rouge que le plus rouge des coquelicots. Cela vous donnera un aperçu de ma figure à cet instant de ma vie.
- Mais c'est sans doute très bien, Star Trek. Je n'ai jamais regardé alors, je ne peux pas juger mais…
- Merci, Jonathan, m'a coupé le professeur, tu peux retourner t'asseoir.
Dans une présentation normale, on donne son nom, son prénom et l'endroit d'où l'on vient. Parfois, on donne son âge. Il peut même arriver qu'on parle de la raison qui nous a amenés à venir vivre dans cette ville et à venir étudier dans ce lycée. On ne parle pas de Friends. J'ai parlé de Friends. J'avais sans doute tenté d'être drôle. Mais je ne sais pas être drôle. J'aurais dû me contenter de faits. J'aurais dû fermer ma gueule. L'année était foutue pour moi.
Je suis sorti de cours. J'ai espéré qu'un pauvre fou viendrait me parler. Après tout, ce n'était pas si grave. Une blague ratée, un bide de dix secondes, une conversation stupide. Ce n'était pas si grave. Personne n'était mort. Ma réputation était morte mais, moi, j'étais toujours en vie. Tandis que je me dirigeais vers la cafétéria, j'ai tout fait pour dédramatiser la situation. Je me sentais mieux une fois arrivé au self. J'avais la sensation qu'il n'était pas trop tard pour tout rattraper. Pauvre fou.
Anna Thompson faisait la queue à la cafétéria. Elle m'avait souri à plusieurs reprises. Peut-être y avait-il moyen que l'on devienne amis, elle et moi. Je me suis emparé d'un plateau. J'ai voulu prendre des couverts. Mon coude a cogné le plateau d'Anna, envoyant ainsi voler fourchette, couteau et bout de pain. Quant à son verre, je l'ai attrapé avant qu'il n'aille s'exploser contre le carrelage du self. Je l'ai tendu à Anna avec un sourire. Elle l'a pris, sans un sourire, avant de détourner le regard.
- J'ai senti que j'avais jeté un froid, tout à l'heure, ai-je lancé.
Elle s'est tournée vers moi.
- Jonathan, avant que tu n'ouvres la bouche, je te trouvais intéressant. Ton pull porte une référence évidente à Alfred Hitchcock et tu as épinglé un pin's avec le visage de Sinatra sur ton sac. J'avais hâte d'en savoir plus sur toi. Malheureusement, tu as décidé de tenter une vanne et, visiblement, tu en sais autant sur Friends que sur l'humour. Ta vanne a raté mais ça, ce n'est pas le plus grave. C'est même excusable. Ce qui est plus grave, c'est que, plutôt que d'aller te rasseoir tant que tu avais encore de la dignité, tu as préféré te vautrer dans cette vanne ratée en t'enfonçant toujours un peu plus.
Elle a attrapé un deuxième bout de pain.
- J'apprécierais que tu ne viennes plus me parler. Ton avenir dans cette école est foutu, pas le mien.
Elle a tourné les talons et a rejoint une table déjà occupée par deux autres filles. J'ai pris le premier élément comestible qui se trouvait dans mon champ de vision et me suis dépêché de trouver une table où je pourrais m'asseoir. Sur le chemin, l'un des deux copines d'Anna a tenté de me faire trébucher. Je l'avais vue venir. Je l'ai esquivée. J'ai été à bonne école, connasse.
Je me suis assis à une table encore vide, non loin de la sortie. Ma joue était cuisante, comme si j'avais reçu la plus belle gifle de ma vie. Certains appelleront cela la honte. Moi, je préfère parler de désillusion. J'ai longuement soupiré en continuant à penser que, non, mon année n'était pas foutue à cause d'une pauvre blague foirée. Je ne pouvais pas accepter cela. Je l'avais trop longtemps accepté dans mon précédent lycée. Je ne l'accepterais pas ici.
Je sentais les regards dans mon dos. J'entendais les murmures me concernant. Enfin, je ne les entendais pas vraiment parler de moi, mais je devinais le contenu des conversations. Tous les élèves de ma classe allaient se faire le malin plaisir de raconter à tous la présentation catastrophique de Jonathan Chandler. J'aurais sûrement fait de même. Comment les blâmer ? C'était un réflexe humain.
Zac Efron, qui, au passage, portait le doux nom de James Lowell, est apparu dans mon champ de vision. Il était accompagné de deux autres clichés de lycéens américains parfaits, parfaits fantasmes des jeunes filles de St. Johns. Les trois posters se sont plantés devant moi. Je les ai regardés, sans comprendre. Ils attendaient une réaction de ma part apparemment. Mais je ne savais pas laquelle. Alors, j'ai attendu qu'ils éclairent ma lanterne.
- On aimerait déjeuner ici, a fini par dire James.
J'ai observé la table et les cinq places libres qu'elle proposait.
- Vous pouvez vous asseoir, il reste de la place.
James a ri et ses deux copains l'ont rapidement suivi. Je n'y connaissais peut-être pas grand-chose en termes d'humour, mais j'en connaissais suffisamment pour savoir que ce que je venais de dire n'avait rien d'une blague. James a cessé de rire et a planté son regard dans le mien.
- Casse-toi, ducon, c'est notre table.
- Il y a suffisamment de place pour vous et moi à cette table.
- C'est notre table.
Un de ses copains s'est rapproché de lui.
- Allez, James, laisse-le. En plus, on ne mange jamais à cette table.
- J'ai envie de changement aujourd'hui, a repris James, son regard toujours vissé au mien.
- J'aurais terminé dans pas longtemps, ai-je dit.
- Casse-toi.
Le ton de James était menaçant. J'ai étudié les deux solutions qui s'offraient à moi.
- Non.
Le visage de James a changé d'expression.
- Non ?
- Non.
- Est-ce que tu sais à qui tu t'adresses, ducon ?
Je l'ai détaillé de la tête aux pieds.
- A un poster de comédie romantique adolescente sur pattes.
James m'a saisi au col. Un de ses potes a voulu le retenir. Le troisième l'en a empêché.
- Répète ce que tu viens de dire.
Toute la cafétéria s'était tue et observait le combat avec délectation. Du coin de l'œil, j'ai surpris le regard d'Anna Thompson.
- Répète ce que tu viens de dire !
Je n'ai pas répété ce que j'avais dit, même si j'en mourais d'envie. Je mourais d'envie de lui dire qu'il était un sous-Robert Pattinson déambulant dans un château d'argile qu'il devrait quitter dans deux ans pour se retrouver dans un monde où sa jolie petite gueule d'ange ne lui serait plus d'aucune utilité. J'ai préféré me taire.
Agacé par mon silence, James m'a violemment lâché et m'a regardé tomber. Il en a ensuite profité pour me jeter mon plateau à la figure et s'installer avec ses deux copains à la table que je n'avais pas prévu de quitter si vite. Je me suis lentement relevé, ai récupéré mon sac et suis sorti de la cafétéria. Je n'essayais même plus d'être digne. Comment aurais-je pu ? J'avais de la sauce tomate sur mon jean et une pâte se baladait dans mes cheveux.
Je me suis réfugié dans les toilettes, au bord des larmes. Cette journée avait tout d'une promesse. J'ai contemplé mon reflet dans le miroir. Un spaghetti sauvage pendouillait sur mon front. Je l'ai retiré et l'ai jeté dans le lavabo. J'ai contenu une violente envie de pleurer. Tout ça à cause d'une présentation ratée.
La présentation, c'est ce que les gens retiennent. Ils se basent sur ta présentation pour déterminer la personne que tu seras dans le lycée. Il y a ceux qui feront partie de l'équipe de football locale. Celles qui seront en compétition pour décrocher la couronne de reine du bal. Et puis, il y avait moi. J'étais passé du statut de « petit nouveau » à celui de « victime ». Tout ça à cause d'une présentation.
J'ai tenté de laver les taches de sauce tomate qui rougissaient mon jean. En vain. Je me suis ensuite passé plusieurs fois de l'eau sur le visage. Cinq fois pour être exact. J'avais besoin d'oublier un peu. Me passer de l'eau sur la tronche ne m'aiderait pas à oublier, mais ça me faisait beaucoup de bien. C'était en relevant la tête que je les ai vus. J'ai soupiré. Pas de peur ou de colère. Juste de lassitude. La journée n'était visiblement pas terminée pour moi.
Je me suis tourné vers les cinq gaillards qui me faisaient face. Perfectos, piercings. On aurait dit les T-Birds. L'un d'entre eux, le Danny Zucko de la bande sans doute, s'est avancé d'un pas.
- T'es le nouveau, c'est ça ?
J'ai haussé les épaules. Le gars a croisé les bras, l'air satisfait. Je ne me souvenais pas vraiment de la suite des événements. Mon cerveau avait très certainement fait un blocage sur cet épisode de ma rentrée. Je ne me souvenais pas de la manière dont les choses s'étaient enchaînées. En revanche, je me souvenais très bien avoir terminé la tête dans les toilettes, la main de Danny Zucko dans les cheveux qui m'empêchait de reprendre de l'air.
J'ignorais combien de temps j'étais resté ainsi. Suffisamment longtemps pour finir groggy, avachi contre un mur. Pendant ce temps, les cinq lascars avaient filé. Malgré mon état, je pouvais entendre leurs rires gras se répercuter contre les murs des toilettes. Ils riaient encore dans le couloir. Je les entendais.
Vous vous souvenez sans nul doute du doux surnom que tout St. John avait décidé de m'accorder après cet épisode douloureux. Je n'ai pas écopé de ce surnom le jour même. J'avais eu droit à quelques jours de répit. Enfin, « répit » est un bien grand mot. James Lowell et ses copains m'avaient de nouveau dégagé de la table où j'étais installé et avait renversé l'intégralité de leurs trois sodas dans mon sac de cours. Mais, le reste du temps, les gens m'ignoraient. C'est triste à dire, mais cette indifférence totale était reposante.
Cuvette est né une semaine pile après l'épisode des toilettes. D'énormes photos étaient apparues sur les casiers, les murs, les portes. Quand je suis rentré au lycée ce matin-là, je ne les ai pas vues tout-de-suite. Par contre, j'ai vu le regard des autres élèves sur moi et j'ai entendu leurs rires. Puis, j'ai vu une photo collée sur mon casier. C'était moi. Moi, la tête dans les toilettes. Moi, les cheveux trempés par l'eau des sanitaires. Moi, les genoux esquintés par le carrelage. Cette personne sur la photo, c'était moi. Et tout le lycée le savait.
Sans surprise, c'était James qui avait trouvé ce surnom. Il avait commencé au déjeuner, après m'avoir encore une fois poussé hors de ma table. J'avais récupéré mes affaires, mon sac encore collant de soda et ma veste tachée de gras de la veille. J'allais pour sortir quand Lowell avait sorti cette phrase :
- Tu diras bonjour aux toilettes, Cuvette !
Le réfectoire avait explosé de rire. « Cuvette » avaient commencé à scander les élèves présents. J'étais resté immobile un instant, ne sachant que faire. Puis j'avais croisé le regard d'Anna, qui criait elle aussi « Cuvette ». J'étais sorti en courant de la cafétéria et étais parti me cacher là où personne ne viendrait m'emmerder : entre deux poubelles. C'est triste à dire, vraiment, mais personne n'est jamais venu me chercher entre mes deux poubelles.