Jonathan Chandler - Chapitre Huit

Julie Vautier

Chroniques d'une cuvette assassine

            Durant la semaine de vacances qui avait suivi le bal de Noël, Heather et moi étions beaucoup sortis. Notre démarche n'était pas complètement innocente : nous savions pertinemment que St. Johns continuerait à épier mes moindres faits et gestes. Alors, Heather et moi faisions semblant d'être en couple. Cela permettait à Heather de cacher son homosexualité et cela me permettait d'avoir une vie en dehors du lycée. Et puis, j'adorais sortir avec Heather. Nous faisions exprès de nous prendre par la main, de rire très fort. Il nous était déjà arrivé de partager la même fourchette après avoir aperçu un élève de dernière année derrière nous. Nous nous sentions comme des agents secrets et nous adorions ça. Malheureusement, les vacances ont cessé et nous avons dû retourner au lycée.

Cependant, j'ai été presque déçu par ma rentrée à St. Johns. Les élèves étaient en manque d'idées visiblement. Les habituelles insultes résonnaient dans les couloirs quand je passais, on me faisait toujours autant de croche-pieds, mais les grands plans machiavéliques du début d'année avaient cessé. Je ne m'en faisais pas une joie. Je savais que, un jour ou l'autre, quelqu'un aurait l'idée brillante qui m'enfoncerait un peu plus. Pour l'instant, St. Johns se contentait du harcèlement de niveau un. A la mi-janvier, la malédiction a décidé de frapper à nouveau. Mais cette fois-ci, elle n'avait pas le visage d'un élève lambda.

Quasiment tous les soirs, je retrouvais Heather après les cours. Nous allions chez l'un ou l'autre, faisions nos devoirs ensemble et regardions souvent un film ou un épisode de série. Nous nous séparions ensuite pour mieux nous retrouver le lendemain. Un vrai couple, sans les sentiments amoureux. Les mardis et les vendredis ont, cependant, été des soirs de solitude pendant un temps. J'allais au club de sciences et je rentrais seul chez moi. Heather s'ennuyait ces soirs-là. Alors, elle a décidé un jour de s'inscrire à la chorale, seul club qui prenait place le mardi et le vendredi soir. De ce fait, nous pouvions rentrer ensemble, même les mardis et les vendredis. C'est un vendredi que la malédiction a repris.

Heather était à la chorale ce vendredi-là. J'aurais aimé l'entendre chanter ce soir, plutôt que d'aller au club de sciences. Elle avait une jolie voix. Pas extraordinaire, certes, mais une jolie voix quand même. Du moins, c'était ce que j'avais entendu dire. Elle s'accompagnait souvent au ukulélé et elle chantait du Johnny Cash. Je l'imaginais avec ses chemises à carreaux, ses bottes et ses cheveux dans les yeux, son ukulélé dans les mains et les yeux dans le vague. Ce devait être joli à entendre. Ce soir-là, en tous cas, j'aurais préféré l'entendre chanter.

Austin était absent. Cela faisait plusieurs semaines qu'il était absent. Personne ne voulait se l'avouer mais il était évident qu'Austin ne viendrait plus au club de sciences. Pas tant que je serais inscrit en tous cas. Il avait peur pour sa vie à présent. Graham et Lucas étaient là, en revanche. Ils ont à peine répondu à mon bonsoir et ont continué à travailler sans relâche. Les bourses seraient bientôt accordées ou non. Tous deux en avaient grandement besoin. Sinon, ils ne pourraient pas aller à la fac.

Je me suis installé à mon poste de travail. J'ai voulu reprendre mon travail personnel. Il me restait des détails à peaufiner avant de le proposer au concours. J'ai cherché mes recherches. Sans pouvoir les trouver. J'ai exploré tous les dossiers de l'ordinateur. En vain. Mon dossier avait tout bonnement disparu. Les mois de travail, les nuits sans repos, les soirées consacrées à monter ce dossier, pièce par pièce. Tout avait disparu. J'avais envie de pleurer.

J'ai décidé d'en parler aux deux autres. Peut-être étaient-ils au courant d'une erreur qui aurait supprimé des dossiers, peut-être allaient-ils me dire que l'ordinateur était défectueux et qu'ils avaient déplacé mon dossier sur une clé USB, au cas où. Je voulais qu'ils me disent que mon ticket d'entrée pour l'université n'était pas perdu. Je voulais qu'ils me disent cela, mais je me doutais déjà que ce ne serait pas le cas. En revanche, je ne me doutais pas de l'explication finale.

Lucas s'était absenté pendant mes recherches infructueuses. Un coup de fil important, je crois. Graham était toujours sur son ordinateur. Je me suis approché de lui.

-          Graham ?

Graham a violemment sursauté et a tenté de fermer les onglets qu'il avait ouverts. Ce geste m'a surpris. Il me connaissait suffisamment pour savoir que je ne lui volerais jamais son travail. Je ne comprenais rien à la génétique de toute façon. C'était son domaine.

-          Tout va bien ?

-          Tu m'as fait peur, Jonathan. J'étais si concentré…

Il était devenu pâle. Un mauvais pressentiment s'est emparé de moi. J'ai tenté de l'ignorer, en vain.

-          Désolé, j'avais très envie de voir ton travail, ai-je tenté. Je m'intéresse à la génétique mais je n'y comprends absolument rien. Tu pourrais peut-être m'expliquer les bases ?

Graham était un scientifique brillant, mais il ne serait jamais comédien. Il était incapable de dissimuler ses émotions.

-          Ce serait avec plaisir, mais là, je n'ai vraiment pas le temps et je… Enfin, tu vois, je dois finir mon boulot…

-          Ça parle de quoi, ton boulot ?

-          Oh, tu ne comprendrais pas le titre.

J'ai lentement hoché la tête. Graham n'a rien ajouté mais il paraissait soulagé que je n'insiste pas plus. Je suis retourné à mon poste, perdu. C'est à ce moment-là que ma bonne étoile a décidé de se manifester sous les traits d'Heather.

-          Jonathan ?

Graham et moi avons levé la tête de concert. Heather se tenait sur le pas de la porte. Elle m'a souri, je lui ai fait signe d'avancer. Elle s'est assise à mes côtés.

-          Tu ne devrais pas être à la chorale ?

-          On a terminé un peu plus tôt, le professeur devait partir.

Elle m'a observé plus en détails.

-          Quelque chose ne va pas ?

-          Qu'est-ce qui te fait dire ça ?

-          Tu ressembles à un gamin qui a perdu sa mère dans les rayons du supermarché.

J'ai esquissé un vague sourire. Décidément, cette nana lisait en moi comme un livre ouvert.

-          J'ai perdu tout mon travail pour le concours. J'ai vérifié tous les dossiers que contient mon ordinateur. Impossible de mettre la main dessus.

Je n'ai pas pu m'empêcher de jeter un œil vers Graham. Heather a surpris mon regard.

-          Tu as vérifié les autres ordinateurs de la salle ?

-          J'aurais aimé mais je ne sais pas faire ça.

-          Moi, je sais, a-t-elle soufflé.

Heather a pris ma place et a commencé à pianoter sur le clavier. On aurait dit un de ces films de hacking dans lesquels le héros se retrouve toujours à un moment ou à un autre devant un écran, les doigts s'agitant frénétiquement sur les touches. Je me suis toujours demandé si les acteurs savaient ce qu'ils tapaient. Heather, en revanche, savait tout à fait ce qu'elle faisait. En à peine deux minutes, nous avions accès au poste de travail de Graham.

Nous avons commencé à naviguer parmi les dossiers et avons fini par atteindre tous les fichiers de Graham. Au milieu de la multitude de recherches sur la génétique, un dossier qui n'avait rien à faire là. Le mien.

-          C'est celui-là.

Ma voix avait eu du mal à sortir. J'étais tellement en colère. Je me suis levé de ma chaise et me suis dirigé vers Graham. Heather a tenté de me retenir. En vain. Graham a dû sentir que je m'approchais car il s'est retourné et s'est levé à son tour.

-          Jonathan, je peux tout t'expliquer !

-          Qu'est-ce que mon dossier fait dans tes fichiers ?

Je bouillais. J'étais à deux doigts de lui coller un pain dans la gueule.

-          C'est monsieur Ingman qui me l'a donné !

-          Quoi… ?

Il y a eu un silence après cette annonce. Graham a cherché ses mots quelques secondes avant de reprendre.

-          Mes recherches n'aboutissaient pas, je n'arrivais pas à constituer un dossier suffisamment convaincant pour obtenir une bourse. J'étais trop en retard pour en redémarrer un et le mien n'allait nulle part… Monsieur Ingman m'a proposé un nouveau sujet avec un dossier déjà prêt. Je n'avais plus qu'à le préparer et y ajouter des liens avec la génétique. Ma bourse était assurée avec un dossier pareil. Je ne savais pas que…

-          Que c'était mon travail.

Graham a secoué la tête.

-          Monsieur Ingman ne m'avait rien dit, je pensais que c'était un travail qu'il avait entamé pendant ses études et qu'il n'avait jamais terminé. Quand j'ai compris à qui appartenait le dossier, j'ai voulu tout arrêter et t'en parler. Je te jure, Jonathan, je voulais t'en parler.

-          Qu'est-ce qui t'en a empêché ?

-          Sans ce dossier, je n'aurais jamais pu avoir ma bourse. Je n'aurais pas pu faire les études que je rêvais de faire. J'aurais dû travailler dans le garage de mon père.

J'ai froncé les sourcils.

-          Attends… ai-je repris. Qu'est-ce que tu entends par « je n'aurais jamais pu avoir ma bourse »… ? Tu as envoyé le dossier ?

-          J'ai obtenu ma bourse en début d'après-midi.

J'ai contenu une bouffée de larmes.

-          Depuis combien de temps est-ce que tu as mon dossier ?

-          Un mois environ.

-          Quand as-tu supprimé le dossier de mon ordinateur ?

-          Mardi dernier, après que tu sois parti. C'est monsieur Ingman qui m'a poussé à le faire. Il voulait que tu crois que ton ordinateur avait planté et que le dossier s'était effacé tout seul.

Il a désigné son ordinateur du pouce.

-          J'étais en train d'effacer toutes les modifications que j'avais faites pour pouvoir remettre le dossier sur ton ordinateur, pour que tu puisses t'en servir pour le concours.

-          Tu sais très bien que je ne pourrai pas m'en servir pour le concours maintenant que tu t'en es servi, toi.

Je me suis tourné vers Heather. Elle a compris sans que je ne dise un mot. Elle s'est levée, a pris ses affaires et s'est avancée vers moi. C'est à ce moment que Lucas est revenu dans la salle, un grand sourire aux lèvres.

-          J'ai ma bourse ! a-t-il annoncé.

Un silence glacial a accueilli cette bonne nouvelle.

-          Tout va bien ?

J'ai fixé Graham, en continuant à retenir mes larmes.

-          Tu demanderas à Graham, ai-je lancé.

Sur ces mots, j'ai tourné les talons et me suis dirigé vers la porte. Graham m'a hélé. J'ai hésité à me retourner. Je me suis retourné.

-          Ton dossier, sache qu'il était brillant.

-          J'espère que tu profiteras bien de l'avenir que tu m'as volé.

J'ai quitté la salle, Heather à mes côtés. J'ai voulu quitter l'endroit dignement. Sitôt la porte du club de sciences passée, j'ai détalé comme un lapin et me suis rué dans les toilettes. Là, j'ai éclaté en sanglots. Heather m'a pris dans ses bras et j'ai pleuré comme un gamin contre son épaule. Elle n'a rien dit, elle s'est contentée de me caresser les cheveux et d'attendre que je me calme.

Graham ne m'avait pas seulement volé mon avenir en me volant mon projet. Il m'avait surtout volé mon seul espoir, ce qui faisait que je continuais à venir à St. Johns. Ce qui me poussait à me lever le matin. Graham m'avait volé ma porte de sortie, mon seul moyen de partir loin de ce lycée de tarés, loin de cette ville de merde. Bien sûr, j'avais d'autres moyens de quitter la ville, mais ce projet m'aurait ouvert les portes d'une prestigieuse université et m'aurait donné ce que personne ne m'avait jamais donné : ma chance.

J'étais déçu par le comportement de Graham, mais j'étais surtout écœuré par celui de monsieur Ingman. Lui, l'adulte responsable, le professeur qui m'avait conseillé de passer ce concours, la personne en qui j'avais confiance. St. Johns était un endroit maudit. Tous ceux qui y entraient en ressortaient salis. Toutes les belles choses qui avaient le malheur de s'aventurer par ici perdaient leur nature pure et douce et devenaient de sales petites bestioles, avides de sang et de larmes. Vous n'avez pas idée du nombre de belles choses que ce lycée avait perverties.

St. Johns était un lieu à abattre. 

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