Jonathan Chandler - Chapitre Neuf

Julie Vautier

Chroniques d'une cuvette assassine

Vous connaissez la théorie du petit caillou ? Non ? C'est normal, je viens de l'inventer. Ce n'est pas bien compliqué : tout est dans le nom. Parfois, un simple petit caillou peut faire s'effondrer un bâtiment tout entier. Il suffit de trouver le bon petit caillou, celui qui tient les fondations. Celui sur qui tout repose. St. Johns était un lycée de décaillouteurs en puissance. Des décaillouteurs. Des gens qui ont la faculté de trouver le petit caillou qui fera tout s'écrouler. Mon petit caillou à moi, il avait tout vécu dans ce putain de lycée.

Les semaines se suivaient. J'allais de plus en plus mal. J'essayais de rester fort parce qu'Heather était forte et qu'elle aussi commençait à se faire emmerder. Elle avait du répondant, Heather, mais je voyais bien qu'elle souffrait de toute cette attention. J'en souffrais parce qu'elle souffrait et j'en souffrais parce que je savais pertinemment que c'était ma faute. C'était parce qu'elle était mon amie que les élèves de St. Johns s'amusaient à tâcher ses partitions et à couper les cordes de son ukulélé dès qu'elle avait le dos tourné.

On lui avait encore abîmé le manche quand je l'ai retrouvée pour le déjeuner. Elle était déjà assise et cherchait un nouveau moyen de réparer son instrument. J'ai posé mon plateau devant elle, elle a levé les yeux et m'a souri.

-          Si je tombe sur le connard… a-t-elle commencé.

Elle a reposé son ukulélé.

-          Est-ce que ces abrutis ont la moindre idée du prix d'un bon ukulélé ?

Je n'ai rien répondu. Bien sûr que non, ils n'en avaient aucune idée. Heather m'a observé plus en détails.

-          Ça va ?

J'ai haussé les épaules.

-          Jonathan, a-t-elle insisté.

Je l'ai regardée. Son éternel rictus m'a convaincu.

-          Le concours de sciences, c'est la semaine prochaine.

-          Il n'est pas trop tard pour trouver un nouveau projet.

-          Le trouver, non. Par contre, faire des recherches, trouver d'éventuelles subventions, des soutiens de professeurs et de professionnels…

Heather m'a lancé un regard désolé.

-          Graham m'a dit que le dossier était brillant, ai-je ajouté. Je ne sais pas comment je vais réagir s'il remporte la bourse. (J'ai esquissé un sourire.) On ira boire un coup ce soir-là, ça fera passer la pilule.

Un nouveau regard désolé a assombri les yeux verts d'Heather.

-          Tu boiras un jus de fruits, tu n'es pas forcée de boire de l'alcool.

-          Je ne suis pas là la semaine prochaine.

Devant ma tête de hibou perdu, elle s'est sentie obligée de se justifier.

-          Une de mes tantes du Michigan vient de mourir et l'enterrement aura lieu la semaine prochaine.

-          Mais tu dois rester toute la semaine ?

-          La famille de ma mère est du genre à garder les gens en otage.

Elle n'a pas pu s'empêcher de rire.

-          Je suis vraiment désolée, Jonathan, j'aurais voulu être avec toi.

-          Ta famille passe avant, ai-je concédé.

-          Ça va aller ? Pour les résultats du concours ?

J'ai haussé les épaules. Je ne voulais pas inquiéter Heather mais il était évident que ça n'irait pas très fort pour moi ce soir-là. Heather a soupiré, désespérée.

-          Je devrais rester…

-          Sûrement pas. Va rejoindre ta famille, tu ne les vois déjà pas très souvent.

-          Tu m'appelleras ce soir-là ?

-          Heather, il y a trois heures de décalage et les résultats sont annoncés à vingt heures.

Elle a saisi son couteau et l'a pointé vers moi.

-          Jonathan Chandler, si tu ne m'appelles pas le soir des résultats du concours, je te jure que je prends le premier avion pour la Californie et que je viens t'étriper. C'est clair ?

-          Oui, m'dame.

Elle a reposé son couteau avec un sourire éclatant et s'est repenchée sur le manche de son ukulélé. Je l'ai regardée faire, la tête posée dans ma main. Sans Heather, la semaine allait être difficile.

Vous voyez les films Disney avec les princes charmants qui sauvent leurs princesses ? Heather était mon prince charmant, sans l'histoire d'amour qui va avec. C'était elle qui me défendait et me protégeait. Elle était forte, Heather, plus que moi.

Le dimanche soir, elle a pris son avion. Je l'ai accompagnée à l'aéroport, je l'ai aidée à enregistrer sa valise, je l'ai regardée embarquer. Je n'ai jamais cessé de sourire mais Heather n'était pas dupe. Je le voyais à ses yeux. Elle lisait en moi comme un livre ouvert. Elle savait que j'avais peur de passer cette semaine sans elle. Mais ni elle ni moi n'avons rien dit là-dessus. Je l'ai serrée dans mes bras avant qu'elle rejoigne son avion et j'ai attendu qu'il décolle.

Ça a démarré dès le lundi matin. Sitôt que les élèves ont réalisé qu'Heather n'était pas là, ils sont arrivés en masse pour me faire chier. J'ai commencé la journée avec une table couverte de crachats. J'ai enchaîné avec un plateau-repas renversé dans mon sac de cours. C'était spaghettis bolognaise au menu ce jour-là. L'après-midi, j'ai retrouvé la porte de mon casier défoncée et l'intégralité de mes affaires avait été répandue dans tout le lycée. Je cherche encore mon livre de mathématiques. Enfin, j'ai fait honneur à mon surnom en terminant la journée la tête dans les toilettes. Une minute trente d'apnée. J'ai cru mourir.

J'étais dans un état second quand je suis arrivé chez moi. Ma mère n'était pas encore rentrée et mon père était en voyage d'affaires à Vancouver. Ni l'un ni l'autre ne m'avaient envoyé de message de la journée. Seule Heather avait pensé à moi aujourd'hui, comme en attestait le petit texto qu'elle venait de m'envoyer.

   Ma famille me gave, j'ai déjà hâte de rentrer… J'ai un oncle bourré au vin de messe et mes tantes n'arrêtent pas de me présenter des « prétendants ». J'aurais aimé que tu sois là, on se serait bien marrés, au moins. Comment ça va, toi ? Ça a été, le lycée aujourd'hui ?

J'ai souri en l'imaginant au milieu de sa famille.

   Ça a été, ai-je répondu.

Heather a mis à peine deux minutes à me répondre. Elle devait vraiment se faire chier.

   Et en vrai ?

J'ai pris une photo de mon sac et des dernières pâtes que j'avais extraites. Je lui ai envoyé.

   Ils ont été sympas, ils ont nourri mon sac.

   Appelle-moi si tu as besoin.

   Ne t'inquiète pas, ça va.

   Je déconne pas : appelle-moi si ça ne va pas.

   Oui, m'dame.

            La porte a claqué. Ma mère venait de rentrer à la maison. Même pas un « bonjour » ou un « il y a quelqu'un ? ». Je ne me suis pas offusqué. Ça avait toujours été comme ça chez nous. Chez les Chandler, on n'était pas doué pour communiquer entre nous. Ma mère a vérifié que j'existais au moment de dîner. J'ai quitté ma tanière et je l'ai rejoint dans la salle à manger. J'ai soupiré en voyant le plat de spaghettis sur la table.

            Nous avons commencé à manger dans le silence. Ma mère et moi n'avons jamais eu grand-chose à nous dire. C'était plus simple quand mon père était là. Il parlait de ses voyages d'affaires, des gens qu'ils avaient rencontrés. Des contrats qu'il avait signés et auxquels on ne comprenait jamais rien. Ni ma mère ni moi n'étions intéressés mais nous le laissions parler. Ça faisait un bruit de fond. Comme une télévision ou une radio. Ça meublait le silence.

-          Comment s'est passé ta journée ?

J'ai levé la tête vers ma mère.

-          Bien.

-          Pas de nouvelles notes ?

J'ai secoué la tête.

-          J'ai eu ton père au téléphone. Il ne rentrera pas jeudi comme prévu, ils veulent le garder une semaine de plus.

-          Tant mieux pour lui.

Je voyais bien que ma mère essayait de faire la conversation mais elle ne savait pas comment faire et je ne le savais pas tellement plus. Cependant, j'ai voulu l'aider.

-          Le boulot ? Ça a été ?

-          Oui, oui. Sarah part en congé maternité dans deux semaines. Ça va être compliqué sans elle.

-          J'imagine.

J'ai terminé mon plat de pâtes et me suis levé pour poser mon assiette dans l'évier. Je me suis dirigé vers ma chambre.

-          Tu ne manges rien d'autre ?

-          Je n'ai pas très faim.

-          D'accord, ne te couche pas trop tard.

J'ai opiné du chef et ai quitté la salle.

La semaine a passé, les résultats du concours sont arrivés. Sans surprise, c'était Graham qui avait remporté la bourse. Le jury lui avait même accordé un supplément tant le dossier présenté était brillant. J'ai appelé Heather ce soir-là, comme prévu. Nous avons un peu discuté du concours, un peu de sa famille mais surtout de notre impatience mutuelle de nous revoir. Nous avons raccroché une heure plus tard, dans un éclat de rire.

Le lendemain, la journée s'est déroulée comme d'habitude. Dans la douleur. J'ai déjeuné entre mes deux poubelles, pour être un peu tranquille, et j'ai été au club de sciences le soir. Lucas était malade et Austin avait complètement cessé de venir au club. Il n'y avait que Graham et moi. Et une tension palpable.

J'ai lancé un petit bonjour à Graham avant de diriger vers mon poste de travail. J'ai essayé de me focaliser sur les micro-organismes qui s'agitaient dans mon microscope, mais c'était impossible. Je n'arrivais pas à oublier la présence de Graham. Vingt minutes avant la fin du club, Graham est venu vers moi. Je n'ai pas quitté mon microscope. Il l'a éteint.

-          Tu voulais me dire quelque chose ?

-          C'est compliqué pour moi aussi, tu sais. Hier, j'ai dû accepter une bourse mirobolante pour un travail exceptionnel que je n'ai pas fait.

Pauvre petit. C'est vrai que ça devait être compliqué.

-          Je me sens comme un usurpateur, a-t-il repris.

-          Parce que tu en es un.

J'ai rallumé mon microscope.

-          Je voulais aussi te donner ça.

J'ai levé le nez de mes micro-organismes. Graham me tendait un chèque d'une valeur de cinq mille dollars.

-          C'est le supplément qui m'a été accordé. Je veux que tu l'ais.

J'ai pris le chèque, sans regarder Graham.

-          Tu es quelqu'un de brillant, Jonathan.

Sur ces mots, il a tourné les talons et est retourné sur son ordinateur. Je l'ai interpellé.

-          Tu n'es pas un usurpateur, ai-je commencé.

Un léger sourire s'est dessiné sur les lèvres de Graham.

-          Tu es un voleur, voilà ce que tu es.

-          Jonathan…

-          Tu m'as volé mon travail et ma seule chance d'aller à l'université, mais tu m'as surtout volé mon unique moyen de me tirer de cette ville de merde. Tu m'as volé mon unique chance de m'en sortir.

-          J'avais besoin de cette bourse, a-t-il tenté de se justifier. Je n'aurais jamais pu faire des études sinon…

-          Parce que, moi, tu crois que je peux, sans cette bourse ? Qu'est-ce que tu t'imagines ? Que je suis un gosse de riches ?

Je me suis levé. Je me suis allé jusqu'à lui et ai tendu mon bras pour lui rendre son chèque.

-          Je ne veux pas de cet argent. J'aurais dû avoir cette bourse, pas les miettes de bourse qui me permettront au mieux de survivre pendant un an.

-          Prends le chèque, s'il te plaît…

Dans un geste lent, j'ai déchiré le chèque en deux et ai posé les deux bouts dans la main de Graham.

-          Je n'en veux pas.

J'ai attrapé mon manteau et mon sac et me suis dirigé vers la porte.

-          Tu diras à Lucas que j'ai quitté le club de sciences.

J'ai été récupéré mon vélo, qui avait été recouvert de tags obscènes, et suis rentré. Je crois que des larmes coulaient sur mon visage pendant que je pédalais mais je n'en suis pas sûr. Il pleuvait ce soir-là. Une fois devant ma maison, j'ai jeté mon vélo sur la pelouse. Dans le salon, ma mère lisait en m'attendant.

-          Il reste du poulet et des pommes de terre, a-t-elle lancé.

Je me suis rué dans l'escalier et ai claqué la porte de ma chambre. J'ai entendu ma mère m'appeler avant de monter à l'étage. Elle a toqué à ma porte.

-          Jonathan ?

Je me suis jeté dans mon lit et me suis enroulé dans la couverture.

-          Est-ce que tout va bien, chéri ?

Elle a réitéré sa question. Elle voulait une réponse. Que je ne voulais pas donner. Bien sûr que non, ça n'allait pas. Rien n'allait dans ma vie.

-          FOUS-MOI LA PAIX ! ai-je hurlé de mon lit.

-          Je ne te permets pas de me parler comme ça !

Elle a voulu ouvrir ma porte, que j'avais fermée à clé.

-          Ouvre-moi, Jonathan !

Je n'ai rien répondu. Elle s'est énervée sur la poignée puis a fini par toquer à nouveau, gentiment cette fois.

-          Jonathan, s'il te plaît…

Elle a soupiré.

-          On en parlera demain.

Elle a quitté l'étage. Elle a descendu les escaliers. Elle est sûrement retournée lire dans le salon. Je me suis demandé si elle pleurait. Je n'avais jamais vu ma mère pleurer.

Je me suis entortillé dans ma couette, en fœtus. J'ai refusé de faire un bilan de ma journée même si mon cerveau en crevait d'envie. Une ou deux larmes ont été mouiller mon oreiller. Ma mère et moi devions parler. Il était temps que nous ayons une vraie conversation, même si nous n'avions jamais su comment communiquer l'un avec l'autre. Il était temps.

Je crois que j'avais besoin de lui parler.

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