Jonathan Chandler - Chapitre Sept

Julie Vautier

Chroniques d'une cuvette assassine

            J'ai réarrangé ma doudoune sans manche rouge. Encore une fois. J'ai relacé mes chaussures. Revérifié chaque bouton de ma chemise et recoiffé mes cheveux sous ma casquette. Puis, je me suis longuement observé dans le miroir. Je me sentais vraiment bête. Je me sentais nerveux à l'idée d'aller au bal avec Heather. Heather était belle. Très belle. Et moi, j'étais banal. Jonathan Banal Chandler. Je n'avais aucune chance avec Heather. Mais j'avais envie d'essayer.

            Elle est venue me chercher à vingt heures pile. Sa voiture était un imposant break noir, sûrement la voiture de son père. Elle a sonné. Mes parents étaient absents ce soir-là. J'étais seul à la maison. Comme bien souvent. Alors, c'est moi qui ai ouvert la porte après avoir pris une longue inspiration et avoir remis de l'ordre dans ma doudoune. Pour la dixième fois de la soirée. J'ai ouvert la porte. Elle était magnifique.

            Elle avait mis beaucoup de volume dans ses cheveux dorés et elle avait visiblement consenti à se maquiller légèrement. Son regard était on ne peut plus hypnotisant avec le peu de mascara qu'elle avait mis. Je suis resté sans rien dire quelques secondes, à l'admirer en silence, comme un idiot. Heather a fini par avoir son petit rictus de bouche avant de lancer :

-          Allô McFly, on va être en retard au bal si tu ne te bouges pas.

J'ai hoché la tête et l'ai suivie jusqu'à sa voiture. Une fois assis, Heather s'est retournée vers la banquette arrière pour saisir un objet et me le tendre.

-          Tu ne seras pas vraiment Marty McFly sans ça.

Son skate était devenu une parfaite réplique du Hoverboard du film. Cette nana était géniale. Pas charmante comme l'avait été Anna Thompson. Pas parfaite comme l'avait été Lane Coulter. Géniale. Heather Jensen était géniale.

-          Ça a dû te prendre un temps fou !

-          Je suis du genre manuel. C'est peut-être pour ça que je n'ai jamais été fichue d'avoir plus de C en cours. Le côté intellectuel, tout ça…

Elle s'est tournée vers moi.

-          Ceinture, tête d'épingle.

Je me suis exécuté, le Hoverboard dans les bras. Elle a allumé la radio. Une chanson des Fall Out Boy a démarré. Elle a commencé à fredonner les paroles, en tapant le rythme du bout des doigts. Je l'ai observé, du coin de l'œil, le cœur au bord des lèvres. J'ai fini par soupirer profondément.

-          Qu'est-ce qu'il t'arrive, McFly ?

J'ai sursauté. Je ne pensais pas qu'elle m'avait entendu soupirer.

-          Oh rien, je… n'aime pas cette chanson.

« Je… crois que je t'aime. »

-          Il fallait le dire plus tôt, idiot !

Elle a changé de station avec un sourire. Don't Stop Me Now a résonné dans le break.

-          Queen, tu aimes ?

J'ai acquiescé. Elle s'est mise à chanter plus fort. J'ai fini par la rejoindre.

-          Qu'est-ce que tu chantes faux ! s'est-elle exclamée dans un éclat de rire.

-          Et encore, je m'échauffe !

J'ai chanté plus fort et, par conséquent, plus faux. Ça a fait rire Heather. Un rire sonore qui explosait contre les parois de la voiture. Mes doigts ont fini par se promener sur le Hoverboard comme s'il s'agissait d'une véritable guitare. Heather m'a vu faire.

-          Toi, tu n'as jamais touché une guitare de ta vie !

-          Parce que toi, oui, peut-être ?

Don't Stop Me Now s'est terminé. Heather a baissé le son de la radio.

-          J'ai commencé à cinq ans. J'en joue beaucoup moins maintenant mais, à une époque, je pouvais passer des heures avec ma guitare, sans sortir de ma chambre !

-          Tu joues de la guitare et tu fabriques des Hoverboards, y a-t-il d'autres talents cachés dont tu voudrais me faire part ?

-          J'ai inventé une recette de gâteau au chocolat et j'ai appris à mon chat à déchirer les photos de mes ex.

-          Il doit avoir du pain sur la planche, ton chat.

-          Pas tant que ça, a-t-elle répondu avec son éternel rictus.

Elle s'est garée devant le lycée. J'aurais aimé savoir me garer comme elle. J'étais une quiche en matière de créneaux. Ce devait être pour cette raison que ma mère ne me prêtait jamais sa voiture.

Nous avons quitté la voiture, elle avec son sac sur l'épaule, moi avec mon Hoverboard sous le bras. D'autres lycéens arrivaient eux aussi du parking. Non loin de nous, deux d'entre eux tentaient de refaire le porté de Dirty Dancing.

-          Amateurs, a soufflé Heather.

J'étais si fier de marcher près d'elle, et pas seulement parce que tous les mâles du coin la dévoraient du regard. J'étais fier de la façon qu'elle avait de me regarder. Comme un ami. Plus elle me regardait de cette manière, plus j'avais chaud. Remarquez, les trois couches de vêtements que je portais sous ma doudoune accentuaient peut-être ce phénomène.

Nous sommes entrés dans le gymnase. On aurait dit le bal de promo de Retour vers le futur. Ça a fait sourire Heather.

-          Tu vois, j'ai eu une bonne idée de costume.

Tom Cruise est passé près de nous en réajustant ses lunettes d'aviateur. Un énième chasseur de fantômes se servait un grand verre de punch sans alcool et Beetlejuice reluquait sans vergogne le postérieur plus qu'avantageux d'une Leia Organa plus vraie que nature. J'adorais cette ambiance. Puis, surtout, j'adorais le fait d'être le seul Marty McFly du bal.

-          Tu veux un verre de quelque chose ? m'a demandé Heather.

J'ai hoché la tête, toujours admiratif des costumes des uns et des autres. Les élèves de St. Johns avaient fait preuve de beaucoup de créativité. Ils avaient mis autant d'énergie dans leur recherche de costumes que dans leur recherche de moyens de me faire chier. C'est dire l'énergie qu'ils avaient déployée.

Heather est revenue avec deux verres de soda frais. Je l'ai remerciée et ai jeté un œil vers la scène. Un Kurt Cobain déchaîné donnait tout ce qu'il avait dans son micro tandis que les musiciens transpiraient sur leurs instruments respectifs. L'ambiance était vraiment agréable et personne ne m'avait encore appelé Cuvette. J'ai jeté un œil vers Heather : elle veillait discrètement à ce que personne ne vienne m'emmerder. Elle tenait à moi. Elle tenait vraiment à moi.

Indiana Jones a pris le micro pour annoncer dix minutes de slow. Les rockeurs dans l'âme ont soupiré et sont sortis prendre l'air. Les Bébé en herbe ont cherché leur Johnny du regard pour danser. Amadeus et Terminator se battaient pour une Jessica Rabbit visiblement peu intéressée. Kurt Cobain a entonné un Love Me Tender très émouvant. Pas très années 80 mais peu importait.

Je me suis tourné vers Heather. Elle m'a regardé à son tour.

-          Tu… ai-je commencé.

J'ai désigné la piste de danse et les couples enlacés qui s'y déhanchaient. Elle les a observés, en souriant. Elle a eu son rictus. Ça voulait dire oui. Nous avons posé nos verres sur la table la plus proche et nous sommes approchés de la piste. Je me sentais gauche. Je n'avais jamais dansé de slow. Heather non plus apparemment. Ça l'a fait rire.

-          On a l'air malin maintenant, a-t-elle dit.

Elle a fini par attraper mes mains pour les poser sur ses hanches. J'ai senti le rouge me monter aux joues. Elle a ri de plus belle.

-          Détends-toi, Jonathan. Tu es aussi rouge que ta doudoune.

Elle a posé ses mains sur mes épaules et m'a souri. Mon Dieu, qu'est-ce qu'elle était belle avec ce brushing improbable. Elle était à peine maquillée et pourtant, elle était radieuse. Même cet horrible legging à motifs lui allait à merveille. Elle était belle, Heather. Vraiment très belle.

J'ai commencé à fredonner les paroles. Heather m'a souri. J'ai ensuite yaourté le couplet suivant. Ça l'a fait rire. Je la faisais rire. J'ai continué à chantonner sans connaître les paroles. Heather s'y est mise aussi. Mais elle connaissait mieux le couplet que moi. Son sourire solaire m'a donné des ailes. Je me suis penché vers elle. Ai tendu mes lèvres vers elle. Ai fermé les yeux. Ai attendu qu'elle réponde.

-          Jonathan, qu'est-ce que tu fais ?

Elle avait ôté ses mains de mes épaules et me regardait, incrédule.

-          Je… Je croyais que… Enfin, je…

J'ai balbutié lamentablement pendant dix secondes. Dix secondes qui m'ont semblé durer dix ans. Elle a baissé les yeux. Albator a profité de ce moment pour renverser son verre de soda sur sa tête. J'ai vu ses potes ricaner un peu plus loin. Je les connaissais. Ça ne m'a fait ni chaud ni froid. Heather, en revanche…

Elle a attrapé le premier verre dans son champ de vision et a jeté le contenu à la figure d'Albator. Il a été surpris. Ses potes aussi.

-          Casse-toi, a froidement lancé Heather.

Albator et sa clique ne se sont pas fait désirer et sont partis emmerder quelqu'un d'autre. Heather s'est tournée vers moi.

-          Suis-moi.

Nous avons quitté le gymnase. Les premiers rodéos de langues se déroulaient contre les poteaux de la cour. Nous nous sommes éloignés des cow-boys de la galoche et sommes allés nous asseoir sur un banc. Je me sentais très mal, mais Heather paraissait encore plus mal que moi.

Nous sommes restés quelques minutes sans rien dire. Finalement, elle a sorti son téléphone de sa poche.

-          Je te présente mon ex.

J'ai saisi le téléphone. Une jolie rouquine posait aux côtés d'Heather.

-          Ton…

-          Elle s'appelle Amanda.

Je lui ai rendu son téléphone. Elle n'avait pas lancé un seul regard depuis que nous nous étions assis. Je ne savais pas quoi dire. Je me sentais bête.

-          Je suis désolé, je…

Elle a eu un petit rire amer.

-          De quoi tu t'excuses, Jonathan ? Ce n'est pas de ta faute. Ce n'est pas de la mienne non plus, d'ailleurs. C'est comme ça, c'est tout.

-          Pourquoi tu ne m'as rien dit ?

Elle m'a enfin regardé dans les yeux.

-          Tu te souviens quand je te disais que personne ne voulait me parler dans mon ancien lycée ? Ce n'était pas à cause de ma franchise. (Elle a observé un silence.) Il y avait un James Lowell dans mon lycée. Je crois qu'il craquait un peu sur moi. Enfin, c'est la seule raison valable que j'ai trouvée pour justifier le fait qu'il m'avait suivie jusque chez Amanda. Il a pris des photos et…

Elle n'a pas terminé sa phrase. La suite, je la connaissais déjà. Je la vivais au quotidien.

-          Je m'en fous d'être gay, a-t-elle ajouté. Amanda, ça a été une des plus belles choses qui me soient arrivée. On se faisait des marathons Harry Potter une fois par mois en mangeant des chips. J'adorais ce que j'avais avec elle mais…

-          Mais les gens sont cons.

-          Mais les gens sont cons, a-t-elle répété.

Elle a regardé au loin, un peu perdue.

-          Ça a d'abord été des insultes. Ça, je m'en fichais. Je leur répondais. Quand ils ont commencé à me donner des coups sans aucune raison, là, je n'ai pas su quoi répondre. Le jour où ils ont lynché Amanda, j'ai su que je devais partir. Que je n'étais pas assez forte pour ce combat, que ça finirait par me tuer.

Elle a croisé les bras. Elle retenait son émotion. Elle ne voulait pas pleurer devant moi.

-          Je n'ai pas envie que ça recommence…

J'ai glissé un bras autour de ses épaules. Elle s'est raidie avant de finalement accepter l'étreinte et se blottir dans mon cou. Nous sommes restés de longues minutes ainsi, sans bouger. Elle a commencé à trembler de froid. Je lui ai prêté ma veste en jean et ma doudoune. J'avais beaucoup trop chaud de toute façon.

-          Je n'ai plus envie d'y aller, a-t-elle murmuré.

-          Moi non plus.

Elle a sorti ses clefs de voiture, s'est levée du banc puis s'est vivement retournée vers moi.

-          Tu as déjà vu Les Goonies ?

-          Non, jamais, ai-je avoué.

-          Primo, tu as raté ton enfance. Deuxio, je l'ai en DVD à la maison et, en plus, c'est une version Blu-Ray remastérisée, limite tu as l'impression d'être au cinéma. Tercio…

-          Tu n'as pas de tercio, ai-je souri.

-          Si ! Tercio, j'ai de quoi faire du pop-corn au caramel.

J'ai levé les mains en signe de reddition. Je suis allé récupérer le skate d'Heather, que j'avais confié à monsieur Ingman, chaperon du soir, et ai retrouvé mon amie devant sa voiture. Non loin de nous, Batman se soûlait à la vodka en galante compagnie. Nous avons ri, Heather a eu son rictus et nous avons quitté le parking de St. Johns.

Des photos de nous avaient été prises ce soir-là. Je le savais, car, dès le lendemain, elles avaient fait le tour du lycée. Les rumeurs d'homosexualité me concernant avaient quelque peu disparu. Celles qui auraient pu concerner Heather n'avaient pas vu le jour. Et même si elle assumait pleinement qui elle était, je savais bien qu'elle aurait vécu un enfer si cela s'était su. Il valait mieux que les élèves croient qu'elle sortait avec moi, plutôt qu'ils apprennent qu'elle préférait les filles. C'est dire l'ouverture d'esprit de ce lycée.

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